Politique

La démocratie instable (1/2)

Haut fonctionnaire

Pour qualifier l’évolution de certains pays européens, on convoque de plus en plus souvent le concept de « démocratie illibérale ». Mais pour bien comprendre l’apparente nouveauté de ce qui se joue en Italie, en Hongrie ou en Pologne, sans doute faut-il prendre la mesure du caractère fondamentalement instable de la démocratie.

On dit souvent que l’Italie est le laboratoire politique de l’Europe. Les résultats des dernières élections n’ont pas démenti cette appréciation. Une coalition hétéroclite arrive au pouvoir composée de partis ouvertement populistes, dont les deux principaux sont le Mouvement 5 Étoiles et la Ligue du Nord. Comme l’a démontré ailleurs Lorenzo Castellani, la technocratie et le populisme, loin de s’exclure mutuellement comme les pôles magnétiques de l’aimant, font bon ménage, et c’est la démocratie libérale qui en fait les frais. La démocratie libérale entendue à la fois comme concept, mais aussi comme société politique. Les partis politiques et les élus truculents dont l’Italie a le secret, bref toute une « société politique », sont envoyés à la casse. Place à un personnel politique composé de quidams, de stars vues à la télé, et de technocrates ayant travaillé aussi bien dans des organisations publiques que privées.

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Cet intéressant quoique inquiétant épisode historique n’est en réalité que le point d’arrivée des lentes transformations de la démocratie à l’œuvre depuis la chute du Mur de Berlin. Elles se sont déroulées en plusieurs actes. Si l’on considère que la démocratie libérale est quelque chose de désirable, il faut aussi reconnaître que ces mutations récentes ont conduit à sa dénaturation et désormais à sa défiguration. Dénaturation et pour finir défiguration, car c’est bien d’un monstre hybride que la paisible démocratie libérale, que l’on croyait indéracinable en Europe, semble avoir accouché. Et si l’Europe est bien le berceau de la démocratie, c’est peut-être ici que s’y joue sa transformation terminale.

Mais pour comprendre ce qui se joue actuellement en Europe, il faut d’abord revenir aux origines de la démocratie libérale, afin de saisir l’équilibre fécond quoique structurellement instable sur lequel elle repose, celui d’une souveraineté du peuple tendanciellement unanimiste et de l’épanouissement de libertés individuelles « disséminantes ».

Aux origines de la démocratie moderne : souveraineté du peuple et État de droit

Il est difficile de donner une définition d’une réalité aussi diffuse et en même temps aussi insaisissable que la démocratie. La démocratie repose en réalité sur la circularité dynamique des droits humains et de la souveraineté du peuple. Sans individus libres et égaux en droit, pas de souveraineté du peuple. Sans souveraineté du peuple, pas d’individus libres et égaux en droit. La souveraineté du peuple et l’égale liberté des citoyens se coproduisent. La différence entre la démocratie antique et la démocratie moderne tient d’ailleurs à la place qu’occupent les préférences individuelles dans la seconde.

La démocratie antique est bien un régime de délibération collective fondé sur la parole de tous, mais sa finalité exclusive est le bien public, le bien de la Cité. Tout à sa conception exclusivement civique de la condition humaine, Périclès oublie, dans l’oraison funèbre rapportée par Thucydide de consoler les pères et les frères éplorés par la mort de leurs proches durant la première année de la guerre du Péloponnèse. Il se montre sans considération pour les vies humaines broyées, et le chagrin que ces morts occasionnent dans les familles. Le foyer antique, l’oïkos, qui rassemble femme, enfants, esclaves et serviteurs, est un domaine sur lequel le chef de famille règne sans partage et sur lequel on ne lui demande pas de comptes. L’espace privé est ainsi séparé du contrat civique.

Dans la Modernité au contraire, les préférences individuelles, le bonheur privé, et en définitive la vie humaine retrouvent une place au cœur du contrat social. Non seulement, la sphère publique et la sphère privée cessent d’être des entités discrètes, mais la sphère publique s’organise à la façon de la sphère privée. Ce n’est pas un hasard si la déclaration d’indépendance américaine mentionne, parmi les droits inaliénables de l’individu descendus du Ciel, « la vie, la liberté et la recherche du bonheur ». Vie, Bonheur, Liberté : la modernité politique consiste dans la réintroduction des dimensions les plus élémentaires de l’existence humaine (risquons-nous même à parler de condition humaine) au cœur du pacte politique.

En d’autres termes, la démocratie libérale est un régime dans lequel la politique entendue comme art de gouverner est et peut beaucoup, mais dans lequel elle n’est pas tout puisqu’elle procède d’une certaine vision de la condition humaine qui est inséparablement naturelle et politique. La vie civique moderne se trouve ainsi ravalée, réintégrée dans l’élément plus vaste de la condition humaine et sociale. La séparation de l’espace privé et de l’espace public qui existait durant l’Antiquité s’est érodée au profit d’un continuum social. L’économie politique, comme le rappelle Jean-Jacques Rousseau dans son article de L’Encyclopédie, n’est pas autre chose que l’extension à l’ensemble de la société, c’est-à-dire l’ensemble des foyers qui cohabitent dans les limites de la nation du régime des besoins.

De ce point de vue, les droits humains, inscrits au cœur du pacte politique de la modernité, sont une injonction à se rappeler que la politique, entendue comme art de gouverner, est au service de la condition humaine et sociale, et non l’inverse. Il en va là d’un renversement de perspective.

L’équilibre structurellement instable de ces deux composantes de la démocratie

Tant que l’épanouissement de la vie humaine garanti par l’État de droit, et la souveraineté populaire garantie par le suffrage se coproduisent, la démocratie libérale fonctionne. La tension entre souveraineté du peuple et État de droit cesse d’être féconde pour devenir stérile quand l’une des deux composantes prend définitivement le dessus sur l’autre au point de la dévorer. Pour des esprits comme Tocqueville, l’État de droit est la composante la plus fragile de l’attelage dans la mesure où l’exercice du gouvernement par une majorité élue peut conduire à l’érosion des libertés individuelles qu’elle est pourtant censée garantir, faute de garde-fous et de contre-pouvoirs suffisants, dans la constitution comme dans la société.

Le paradoxe est que la constitution de la démocratie libérale suppose d’abattre toutes les anciennes libertés féodales, qui reposaient précisément sur l’inégalité d’influences au sein de la société, et de leur substituer une égalité de conditions parfaite et arithmétique : « l’égalité place les hommes à côté les uns des autres, sans lien commun qui les retienne. (…) Elle les dispose à ne point songer à leurs semblables et il leur fait une sorte de vertu publique de l’indifférence » (De la démocratie en Amérique). Ce n’est qu’une fois ce contrat social établi que les libertés peuvent être patiemment reconstruites, au moyen de la forme associative que Tocqueville voit fleurir aux États-Unis. Cependant, cette reconstruction se fait a posteriori et place cette nouvelle civilisation de la liberté dans une situation de subordination et même de dépendance vis-à-vis du gouvernement qui est l’émanation de la souveraineté du peuple. Il suffit qu’un tel gouvernement soit « mal réglé », ou que l’humeur de la majorité soit mal disposée à l’égard de l’état de droit pour que celui-ci soit mis en danger.

Certaines expériences politiques ont hélas donné de la réalité aux craintes d’une dérive du pouvoir majoritaire. En régime totalitaire, la vie humaine se trouve tout entière subordonnée et dépendante de la politique de la majorité. Pire, la politique parle le langage de la vie humaine, et prétend se substituer à la totalité de ses dimensions, même celles qui lui étaient a priori irréductibles. Ainsi la politique remplace-t-elle la vie éthique : il n’y a d’autre vertu que celle d’être un bon militant ; la vie économique : les moyens de production sont entièrement socialisés ; la vie spirituelle : la seule religion autorisée est le « culte du parti » ; la vie culturelle : l’art est dévolu à la construction du régime nouveau… L’expérience politique totalitaire n’est pas une négation du projet politique de la modernité, mais plutôt une défiguration de celui-ci, en raison de l’oblitération de la vie humaine qu’il produit systématiquement.

La démocratie sous « surveillance »

Les expériences totalitaires, mais aussi l’épuisement du modèle de l’État-Providence redistributif ont provoqué un mouvement de balancier dans le sens inverse à partir de la fin des années 1970. Le raisonnement formulé par les penseurs « néolibéraux » au premier rang desquels se trouve Hayek est le suivant : il faut protéger la démocratie libérale d’elle-même, et en premier lieu de la menace tendancielle que fait peser sur les libertés individuelles l’excès de gouvernement décrit plus haut. C’est pourquoi il importe de modifier la « formule chimique » de la démocratie pour s’assurer que la civilisation de la liberté patiemment construite par les essais et erreurs des générations précédentes persévère dans son être, en dépit des changements de majorité et des zèles gouvernementaux qui pourraient vouloir s’en prendre aux libertés.

C’est la nature de l’action politique dans une démocratie qui est en jeu dans la pensée de Hayek. Dans la démocratie ordinaire, il est question du kratos c’est-à-dire de la contrainte exercée par les gouvernants sur le peuple. Théoriquement, cette contrainte n’en est pas une puisque, en démocratie, gouvernants et gouvernés ne font qu’un. Mais cette identité des gouvernants et des gouvernés est une fiction, car le régime démocratique peut devenir une tyrannie de la majorité. La tyrannie de la majorité prétend porter les intérêts du peuple, or elle ne porte que les intérêts d’une majorité voire d’une nomenklatura. Pire, il peut arriver que l’humeur changeante et aléatoire de la « majorité » aille à l’encontre la civilisation de la liberté. Or, la civilisation de la liberté est un bien à la fois plus précieux et plus important que les caprices versatiles de la majorité. C’est pourquoi Hayek préconise de substituer au gouvernement discrétionnaire reposant sur la contrainte (kratos) un gouvernement reposant sur des règles, des archaï.

L’instrument privilégié des politiques publiques devient donc le corpus des règles plutôt que la décision du souverain. Au « décisionnisme démocratique » se substitue le réglage formel de la démocratie. Car ce qui s’oppose le plus radicalement à la décision souveraine particulière, c’est la règle de droit générale, bien que toutes les deux soient des modalités de l’action publique. La première part d’une expérience particulière, celle du souverain, qu’il soit un individu ou une assemblée, et plaque sur la totalité du jeu social une décision inspirée par cette expérience particulière. Elle manifeste l’hybris d’une raison particulière qui pense disposer d’assez d’informations pour intervenir concrètement dans le jeu social dont le propre est précisément d’être trop complexe et trop décentralisé pour être embrassé concrètement par un seul esprit humain. La seconde, au contraire, assume la complexité du jeu social ; elle fait appel à des règles du jeu universellement valables, qui s’appliquent à toutes les situations particulières. L’enjeu du gouvernement « formel » n’est pas tant d’intervenir comme un acteur parmi d’autres dans le jeu social, mais de lui assurer un réglage optimal, qui permette à chaque agent de jouer dans les meilleures conditions.

Réversibilité vs. Irréversibilité

Ce que démontrent le raisonnement d’un Tocqueville ou d’un Hayek, c’est que l’équilibre entre souveraineté populaire et État de droit dans la démocratie moderne est donc structurellement instable. Tocqueville l’avait déjà repéré à propos du conflit qui opposa le Président Jackson et la Banque des États-Unis en 1832 et 1836 : d’un côté, le Président élu, émanation de la souveraineté populaire, symbole du gouvernement discrétionnaire et de la réversibilité de l’action politique ; de l’autre, une instance non élue, que Tocqueville lui-même qualifie de « point immobile », symbole du pouvoir de la règle, et de l’irréversibilité de la vie humaine.

Les errances politiques du XXe siècle nous l’ont enseigné : la souveraineté populaire menace toujours de « déborder de son lit », comme le fleuve en crue, et d’emporter sur son passage les fragiles libertés humaines. C’est la préoccupation des libéraux, de Tocqueville à Hayek qui ont cherché à imaginer des constitutions ou des utopies politiques dans lesquelles les libertés humaines sont sanctuarisées. Le problème, c’est que cette sanctuarisation des libertés provoque souvent, en sens inverse, un recul de la souveraineté populaire. En démocratie, la souveraineté populaire et l’État de droit jouent un jeu à somme nulle.

Quoique structurellement instable, la démocratie fonctionne néanmoins lorsque la souveraineté populaire et l’État de droit se coproduisent en continu sous la forme d’une circularité dynamique. De puissantes logiques à l’œuvre depuis la chute du Mur du Berlin ont, totalement ou partiellement, brisé cette dynamique. D’instable, la démocratie est devenue introuvable.


David Djaïz

Haut fonctionnaire, Enseignant à Sciences Po et auteur

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