International

A quoi jouent les Bavarois ?

Politiste

Angela Merkel aborde le sommet européen dans une position de faiblesse inédite. Alors que les 28 se réunissent à Bruxelles pour discuter notamment de l’épineuse question migratoire, la chancelière allemande est sévèrement remise en cause sur ce même sujet au sein de sa majorité. Pour la première fois, la CSU bavaroise menace de ne plus s’allier à la CDU, et son leader, Horst Seehofer, sait très bien ce qu’il fait.

Devant la gravité de la situation politique outre-Rhin où la chancelière est chahutée depuis la « crise migratoire » de 2015, et a fortiori depuis les dernières élections législatives il y a près de 9 mois, ne convient-il pas d’observer la vie politique intérieure allemande sans recourir à la formule bien connue d’Astérix et Obélix : « Ils sont fous ces Bavarois » ?

Il est vrai que le conflit est totalement ouvert entre la chancelière et son ministre fédéral de l’Intérieur et de la « Heimat » – terme intraduisible en français si l’on veut rendre toute sa subtilité, et qui signifie peu ou prou la « patrie » – qui vise non au retour à un socle de valeurs « germano-allemandes » rappelant les démons des années d’entre-deux-guerres comme on peut parfois le lire à tort, mais en réalité à assurer la diversité des ancrages régionaux et locaux. En effet, une nouvelle cohésion territoriale et sociétale est à trouver dans le sens du contrat de coalition gouvernementale adopté début avril 2018, résolument pro-européen, garant d’une « nouvelle dynamique pour l’Allemagne » et d’une « nouvelle cohésion pour notre pays ».

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C’était déjà le périmètre d’action – défini en 2013 avec la bénédiction du ministre-président de Bavière d’alors, et président de la CSU, Horst Seehofer – du ministre des Finances et de la « Heimat » Markus Söder avant que celui-ci ne prenne les rênes du gouvernement bavarois en mars dernier. Le climat de tension entre Merkel et Seehofer jette sans conteste le doute sur la stabilité du gouvernement outre-Rhin. Le parti bavarois, et au premier plan son président en exercice, serait-il de facto devenu plus « fou » parce qu’il nage à contre-courant du gouvernement de Grande coalition et des partenaires européens, la France en tête ? Se place-t-il de facto du côté des pays du groupe de Visegrad (Pologne, Hongrie, République tchèque, Slovaquie) qui ont boycotté la réunion de Bruxelles du dimanche 24 juin, et dont l’objectif était précisément d’avancer sur le dossier migratoire avant le Conseil européen des 28 et 29 juin ? Anti-européen parce qu’il remet en cause les fondements de l’espace Schengen pour faire appliquer l’accord de Dublin afin de contrer les potentiels flux migratoires et « éviter que la situation de 2015 ne se reproduise », conformément à la promesse qu’ils ont faite à leurs électeurs dans la perspective des élections législatives ?

L’influence croissante de la CSU au sein du gouvernement fédéral

Angela Merkel est donc aux commandes d’un gouvernement dont l’un des objectifs premiers est de contrer la vague d’euroscepticisme et de mal-être sociétal qui conduit aux scrutins en faveur de l’AfD, le parti d’extrême droite. L’actuelle coalition gouvernementale à laquelle les chrétiens-sociaux bavarois sont partie prenante aux côtés de leurs alliés traditionnels, les chrétiens-démocrates, et des sociaux-démocrates, est née aux forceps fin mars dernier. Et la CSU n’est pas étrangère aux négociations houleuses qui ont suivi les élections législatives du 24 septembre, que ce soit dans le cadre des pourparlers autour de la coalition « Jamaïque » qui a avorté fin novembre 2017 ou des longues discussions entre CDU, CSU et SPD à la faveur d’une nouvelle « GroKo » (große Koalition).

Deux points essentiels ont occupé le centre des dissensions : les questions économiques et financières, en particulier en matière de politique européenne, d’une part, et la politique migratoire, d’autre part. Ce qui n’a rien de très surprenant, en particulier dans le second domaine, puisque la CSU en a fait son cheval de bataille majeur depuis l’été 2015. D’ailleurs, de nombreux observateurs se sont étonnés que chrétiens-sociaux et sociaux-démocrates puissent être réunis autour d’une même table pour rédiger le sacro-saint « contrat de coalition », engagement mutuel préalable à toute action gouvernementale pour la législature en cours.

Les chrétiens-sociaux sont représentés à Berlin par trois ministres CSU au sein de la « Groko ». L’Union chrétienne-sociale sera sans doute plus influente qu’on ne l’aurait pensé il y a quelques mois, lorsque le parti bavarois perdait 10 sièges au Bundestag par rapport à la législature précédente (46 en 2017 contre 56 en 2013). Horst Seehofer a obtenu un portefeuille important avec le ministère de l’Intérieur et de la Heimat. En conservant la présidence de la CSU, il reste en première ligne et joue un rôle d’impulsion aux thématiques qui seront les thématiques de campagne des chrétiens-sociaux dans une campagne régionale qui s’annonce « puncheuse » à l’automne prochain, et où les thèmes dominants seront sans surprise ceux du changement démographique, de la révolution numérique, mais aussi de la protection des frontières extérieures de la Bavière comme de l’équilibre entre la préservation de l’identité, les questions liées à l’immigration et à l’intégration. Le nouveau ministre-président, Markus Söder, l’a annoncé clairement lors de son élection par le Landtag bavarois en mars : « Les dix années avec Horst Seehofer ont été de bonnes années pour la Bavière ! Nous pouvons maintenant faire de beaux une-deux entre Berlin et la Bavière » [1].

La politique migratoire, sempiternelle pomme de discorde entre Merkel et Seehofer

Les questions de l’immigration et de l’intégration sont le sujet politique qui a permis à la CSU et à son président – jusqu’en mars dernier également ministre-président de l’Etat libre de Bavière – d’occuper l’espace public depuis bientôt trois ans. Ainsi, bien que les deux « lois sur l’Intégration » de 2016 aient largement donné satisfaction aux revendications des chrétiens-sociaux, c’est sur ce sujet que Seehofer a compté pour faire entendre sa différence avec le parti allié et donner à la CSU une certaine visibilité. Lors des négociations avec la CDU et le SPD, la CSU a obtenu que la reprise du regroupement familial, sujet hautement délicat, soit repoussée du 31 mars au 31 juillet et ne reprenne qu’au 1er août 2018 alors que le SPD souhaitait une reprise immédiate.

Le « Programme pour la Bavière » (Bayernplan) de 2017 a lui aussi bien insisté sur ce point, et le ministre-président bavarois a arraché à la chancelière sortante la fixation d’un seuil d’accueil maximum (la fameuse « Obergrenze ») à 200 000 réfugiés par an dès les premiers pourparlers consécutifs aux élections législatives. Cela montre d’ailleurs bien à quel point l’« Union », terme qui désigne outre-Rhin le groupe parlementaire CDU-CSU au Bundestag, était fragile. En dépit des inimitiés personnelles entre les chefs de partis, les deux formations politiques du centre-droit allemand sont « amis, alliés mais non alignés » pour reprendre une formule bien connue. La non-participation récente de Seehofer au sommet gouvernemental biannuel sur l’Intégration n’a vraisemblablement eu d’autre objectif que de marquer une nouvelle fois ses distances avec la chancelière.

Le ministre de l’Intérieur avait déjà soulevé la polémique en affirmant dès sa prise de fonction que « l’Islam n’avait pas sa place en Allemagne » (Islam gehört nicht zu Deutschland) et avait rapidement été cloué au pilori par une partie de l’opinion éclairée, notamment par la journaliste Ferda Ataman, qui n’a pas hésité à comparer le patron de la CSU à un national-socialiste. A l’inverse, les déclarations du ministre de l’Intérieur ont été accueillies favorablement par 76% des Allemands selon une enquête du quotidien Die Welt : 61% des citoyens allemands se déclaraient « tout à fait », 15% « plutôt » favorables aux propos du président de la CSU. Manifestement, le soutien à cette affirmation serait à trouver majoritairement parmi les sympathisants du FDP et de l’AfD sur le plan partisan, et serait particulièrement caractérisé en milieu rural et dans les nouveaux Länder où le soutien s’élève en moyenne à 79%. Même s’il a nuancé son propos en précisant que « les musulmans résidant en Allemagne faisaient bien évidemment partie de l’Allemagne », la phrase choc est restée et l’essentiel était dit : la politique migratoire allait se muscler sous l’ère Seehofer.

Ces dernières semaines, le ministre de l’Intérieur a présenté un « Masterplan » en 63 points – auquel le parlement régional bavarois a donné son aval – sur la politique migratoire qui, contrairement à ce que l’on peut lire quotidiennement, fait l’objet d’une large concordance de vues entre la chancelière et son ministre. Un seul point de dissension, pour autant majeur, celui qui propose la reconduction unilatérale des réfugiés déjà enregistrés dans un autre pays de l’UE en cas de désaccord entre les 27 lors du Conseil européen qui se tient les 28 et 29 juin. Si 3 Allemands sur 4 privilégient une solution européenne à un hypothétique cavalier seul du gouvernement fédéral, force est de constater que la ligne du ministre fédéral de l’Intérieur sur la question migratoire séduit près de trois Bavarois sur quatre (71%), toutes tendances politiques confondues, et que ce large soutien ne peut que renforcer sa détermination à quelques mois des élections régionales en Bavière.

Invité de l’émission politique de Sandra Maischberger le mercredi 27 juin, Seehofer n’a pas fait mystère de sa priorité : « montrer à la population que la situation est sous contrôle » et que « l’État de droit fonctionne ». Comment ne pas comprendre qu’il cible alors la frange de la population qui s’est détournée en septembre 2017 des partis actuellement au pouvoir ? L’attitude du ministre de l’Intérieur ressemble bien sûr à un défi lancé à la chancelière et aux partenaires européens pour que soit trouvée à Bruxelles une solution commune qui reflète les aspirations du ministre de l’Intérieur. On évoque à Berlin plusieurs scénarios en fonction de l’issue du Conseil européen : un « cavalier seul » du ministre de l’Intérieur, la fin de la coalition ou encore de possibles nouvelles élections. Dans ce cas précis, on peut spéculer à souhait sur une éventuelle mise à exécution de la menace brandie en amont des élections par Seehofer de présenter des candidats CSU sur l’ensemble du territoire pour contrer l’ascension de l’AfD. Mais est-ce vraiment l’objectif ? Seehofer nourrit-il en secret des ambitions nationales ? Son tropisme bavarois semble beaucoup trop fort pour que l’on puisse accorder à cette hypothèse un quelconque crédit.

Les électeurs de l’AfD en ligne de mire

En septembre 2017, l’adversaire ouvertement déclaré de la CSU était l’Alternative für Deutschland, et il le demeure à l’aube des régionales puisque ce parti risque de devenir la deuxième force politique en Bavière, selon les sondages récents, la CSU recueillerait 41%, les Verts (Die Grünen) et le SPD respectivement chacun 14 et 13% des intentions de vote, les « Electeurs libres » (Freie Wähler) 6% et les Libéraux du FDP 5%. Avec six partis au Landtag, la CSU doit obtenir 49% des voix aux élections d’octobre pour pouvoir conserver la majorité absolue. Au 25 juin dernier, elle était créditée de 41% des intentions de vote, elle ne pourra vraisemblablement pas gouverner seule et devra pour cela aller chercher des voix dans le vivier des eurosceptiques populistes d’extrême droite et électeurs de l’AfD – dont le score pourrait atteindre 14% – tout en maintenant son potentiel électoral actuel.

Rappelons ici le score en Bavière aux élections fédérales en septembre dernier : si la CSU a perdu 9,8% de voix par rapport à 2013, l’AfD en a gagné 8,3 sur la même période tandis que l’évolution des autres partis, positive ou négative, est relativement faible (-2%). Conscients de cela, l’adversaire de la CSU ne peut être que l’AfD. Dans sa position de président du parti et de ministre fédéral de l’Intérieur en exercice, Seehofer a toutes les cartes en main pour servir son parti durant la campagne. Cette offensive est comparable à celle que le candidat Nicolas Sarkozy a déployée en France entre 2005 et 2007 face à un adversaire caractérisé : le Front national, à savoir une tonalité populiste, un discours clivant, un positionnement qui transgresse les bienséances, mais qui au fond vise à faire bouger les lignes et à répondre à une inquiétude majeure de l’électorat de Bavière, le Freistaat ayant été beaucoup plus secoué par la crise migratoire de 2015 que n’importe quel autre Bundesland.

Un article paru dans Le Point titrait le 21 juin dernier : « CSU : ils sont fous ces Bavarois ! ». Si le contenu du papier est relativement bien pesé, le titre reprenant la célèbre formule d’Astérix et Obélix verse, une fois n’est pas coutume, dans la caricature ! Non, ils ne sont pas fous ces Bavarois ! La CSU fait preuve de réalisme électoral et cherche, sinon à renforcer son assise, du moins à limiter en Bavière l’influence de l’AfD qui pourrait réellement devenir la deuxième force politique à l’automne prochain.

 


[1] « Söder zum bayerischen Ministerpräsidenten gewählt! », CSU-Newsletter, 16.03.2018.

 

Julien Thorel

Politiste, Directeur du Centre de politique européenne

Notes

[1] « Söder zum bayerischen Ministerpräsidenten gewählt! », CSU-Newsletter, 16.03.2018.