Cinéma

Plaire, Aimer, et courir vite – à la vie comme au cinéma

Critique

Avec Plaire, aimer, et courir vite, Christophe Honoré livre l’un de ses films les plus accomplis. Cette histoire d’amour distanciée qui portraiture aussi le début des années 1990, brille par sa mise en scène et ses acteurs principaux, formidables dans leurs rôles à contre-emploi.

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1993. Paris : Jacques (Pierre Deladonchamps) est un écrivain de 35 ans qui peine à écrire le roman sur lequel il travaille. Il vit dans le même immeuble que Mathieu (Denis Podalydès), son ex-amant devenu son ami. Il est atteint du sida, et sa mort approche à grand pas.

Rennes : Arthur (Vincent Lacoste) est un jeune étudiant de 22 ans qui ne va plus en cours depuis longtemps, rêve de monter à Paris pour réussir dans le milieu littéraire ou cinématographique, et cache à sa copine comme à ses parents son homosexualité, qu’il vit souterrainement en fréquentant des lieux de drague gay.

Les deux hommes vont se rencontrer, par hasard, dans un cinéma rennais qui projette La Leçon de piano de Jane Campion. S’ensuivra une relation amoureuse d’abord manquée par la distance que prend Jacques, avant de s’épanouir progressivement, jusqu’à la visite d’Arthur à Paris. Cette histoire d’amour est souvent à distance : Honoré montre les deux personnages de façon disjointe, chacun dans leurs histoires et leurs déboires. Aussi prend-t-elle un tour épistolaire, parfois, comme dans cette très belle lettre de Jacques à Arthur que l’on découvre défilant en caractères blancs sur l’écran.

Il faut déjà saluer la prestation des acteurs. Vincent Lacoste porte ici un rôle à contre-emploi, lui qui a une image assez marquée du côté hétérosexuel, depuis ses débuts dans Les Beaux Gosses où seules les filles l’obsédaient, en passant par Jackie au royaume des filles, Lolo, jusqu’à Victoria. Dans le cinéma d’auteur auquel il reste fidèle, la persona de Lacoste a connu une ascension dans sa séduction auprès de la gente féminine, mais restait largement associée à son hétérosexualité. Avec son personnage d’Arthur, Lacoste prend le risque de rompre avec cette image dominante, et Honoré semble s’être amusé, malicieusement, à insister sur l’absence de désir du personnage pour les femmes, notamment dans cette scène au début qui, usant du plan long, insiste beaucoup sur les jambes et les fesses seulement habillées de collants de sa copine, pour mieux révéler le quasi-dégoût que semble éprouver le jeune homme pour le corps de celle-ci, à laquelle il ne peut donner, et elle en souffre, davantage que des baisers. Arthur est un homosexuel qui ne s’assume pas.

Dans une moindre mesure, Pierre Deladonchamps contrevient aussi à son image. S’il joue une fois encore un gay, c’est un personnage moins sympathique que d’habitude. On se souvient par exemple de son rôle d’amoureux passionné comme d’ami fidèle dans L’Inconnu du lac d’Alain Guiraudie. Ici, si ses failles suscitent notre empathie, c’est seulement sporadique. Comme dans ce beau moment où il se met à pleurer en écoutant Les gens qui doutent d’Anne Sylvestre, qui semble le conduire à faire demi-tour et à ne pas rejoindre Arthur, l’homme qu’il aime alors.

Domine chez lui un certain orgueil, comme lorsqu’il se plaint, auprès de la pourtant aimable assistante d’un festival, que la chambre d’hôtel qu’on lui a donné ne convient pas, trop exiguë et empestée d’une odeur de javelle persistante, ce qu’il trouve injuste en regard du traitement sans doute accordé à des dramaturges plus célèbres comme Yasmina Reza. On remarque que la femme est noire, ce qui, dans un film où seuls deux personnages noirs apparaissent et prennent la parole (l’autre est un gigolo au corps musclé que s’offre Mathieu), n’est pas sans renforcer notre empathie pour elle, étant donné sa position de dominée (doublement, du coup). Honoré n’est évidemment pas raciste, il parle juste du milieu qu’il a côtoyé, et, au contraire, s’il choisit une femme noire dans ce rôle, c’est peut-être pour appuyer l’antipathie qu’on peut légitimement nourrir pour le personnage.

Lequel est également assez opportuniste, pressant par exemple dans les demandes professionnelles qu’il adresse à Mathieu. Impitoyable avec ses ex-amants, comme lorsqu’il apprend que Marco fréquente quelqu’un d’autre et qu’il décide alors, sans hésiter, de l’exclure de son appartement. S’ajoute à cela, même si c’est souvent mis à distance, une certaine outrecuidance, narcissique lorsqu’il s’étonne de ce qu’Arthur ne l’ait pas reconnu, grand écrivain qu’il est, ou paternaliste lorsqu’il propose une théorie typologique sur les différentes catégories d’hommes blonds qu’on peut rencontrer, théorie indexée sur des personnages d’œuvres littéraires qu’il reproche à Arthur de méconnaître. Il n’est pas sans rappeler Louis, sorte d’alter ego de Jean-Luc Lagarce duquel Honoré s’est inspiré ; dans son rapport aux autres notamment, même s’il est bien plus volubile. Il aime les bons mots, et en est assez prodigue. Il affirme par exemple, lorsqu’Arthur lui demande ce qu’il fait dans la vie, « je cours à ma perte » avec un sourire où la complaisance le dispute à l’amère ironie.

Honoré dévoile ainsi une espèce de credo esthétique dont on ne peut que constater la présence et l’efficience dans son film.

Qui cache tout de même ses failles, comme le personnage d’Alexandre (Jean-Pierre Léaud) dans La Maman et la Putain dont la loquacité cultivée – et la séduction un peu misogyne – dissimulait tant bien que mal la souffrance existentielle. À la fin du film, il exhorte Mathieu : « Promettez-moi d’apprendre à salir la beauté », comme un mot d’adieu, qui, pour reconduire sa langue ciselée et « aphorisante », n’en vaut pas moins comme message réflexif, méta-filmique, Honoré dévoilant ainsi une espèce de credo esthétique dont on ne peut que constater la présence et l’efficience dans son film, dont la belle photographie de Rémy Chevrin (avec qui il collabore pour la quatrième fois) est trouée d’imperfections. Comme disait Baudelaire, « le beau est toujours bizarre ».

Arthur gagne plus aisément notre sympathie, ingénu et sentimental qu’il est, fantasque et facétieux. Le premier soir de leur rencontre, il propose à Jacques une balade romantique en voiture vers le mont Saint-Michel, où il promet qu’ils finiront enlacés au petit matin. Alors que Jacques n’a pas répondu à ses nombreuses missives envoyées des semaines durant, il n’en prend pas vraiment ombrage, lui accorde du temps au téléphone alors même qu’il est avec son amant, et va jusqu’à prendre des notes – prenant au mot l’injonction mi-ironique de Jacques – de la typologie littéraire alambiquée de l’homme qu’il aime déjà. Arthur semble à l’opposé de l’ego surdimensionné de Jacques. Il ne se fâche pas longtemps alors que celui-ci lui a menti pour ne pas le voir à Paris. À plusieurs reprises, il révèle qu’il n’est pas sûr de lui (confiant, oui, dans une certaine mesure, ce qui n’est pas la même chose), il dévoile les blessures de son parcours, et ne craint pas d’être ridicule, comme lorsqu’il se lance dans un strip-tease improvisé pour redonner de la joie à un Jacques alors alité dans une chambre d’hôpital.

Vincent Lacoste, évidemment, n’est pas étranger à la fantaisie de son personnage, cette voix grave au rire si particulier que moque un peu Mathieu mais qui est généreux et communicatif, son enjouement sans béatitude, son hédonisme cultivé. C’est sans doute un acteur important qui a émergé ces dernières années, et il faudra donc bien qualifier ce corps et ce jeu, absolument singuliers dans l’économie actorale du cinéma français.

Denis Podalydès, quant à lui, est parfait, comme à son habitude.

Mais la plus grande force du film tient sans doute à sa forme. Plaire, aimer et courir vite, qui concourait en compétition officielle au dernier festival de Cannes, méritait un prix. Honoré n’a jamais reçu de récompenses majeures pendant sa carrière pourtant déjà riche d’une douzaine de long-métrages, sans compter les romans et les pièces de théâtre : ce talent protéiforme n’est pas sans rappeler celui d’un Fassbinder – bien que celui-ci reste inégalé en la matière, avec sa prolixité de trois films par an. Outre les prix d’interprétation qui auraient parfaitement convenu à l’un comme à l’autre des acteurs du duo, on aurait aimé qu’il soit récompensé justement pour sa mise en scène, peut-être la plus forte de sa filmographie, d’une inventivité remarquable, qui n’enclôt jamais pour autant le film – contrairement à certains qui, surjouant parfois l’Auteur en érigeant des mastodontes formels, deviennent formatés à force de calquer leurs modèles, qui surplombent leur récit, qui nivellent un certain cinéma plus qu’ils ne le renouvellent. Honoré, du moins ici, ne s’enlise pas dans la pose formaliste. On lui a souvent fait le procès de vouloir reconduire ou de s’amarrer à la Nouvelle Vague, mais il n’est jamais dans la copie de ses figures tutélaires (Truffaut et Demy en tête). Son geste s’ourdit de références et d’hommages mais il n’en crée pas moins son propre cinéma, irréductible aux modèles qu’il convoque.

La musique du film fourmille de morceaux indie pop, comme chez un Assayas, avec autant de goût et de pertinence dans l’usage. Elle est aussi, très largement, celle d’une époque, celle qu’écoutait une certaine jeunesse, et Honoré est ici très précis et rigoureux dans le choix quasi documentaire des morceaux.

Outre la musique, les choix plastiques d’Honoré sont judicieux. Forcent même souvent l’admiration.

Son usage du plan long instruit toujours ce qui se joue dans le récit.

Son usage du plan long, par exemple (qui n’est jamais plan-séquence), qui tranche avec le montage assez véloce des Malheurs de Sophie, son film précédent, instruit toujours ce qui se joue dans le récit.

Ainsi, lorsque Jacques parle dans sa baignoire avec Marco, un plan long qui doit bien faire deux minutes et cadre en plongée les personnages, permet de traduire une unicité thématique : le caractère un peu duplice, peu clair, pas toujours franc, de Jacques, qui aime prendre des chemins de traverse parfois fallacieux. Marco : « T’étais fort pour embrouiller non ? C’est pas que t’es pas gentil, t’es un “compliquateur”, c’est tout. »

Suit alors un autre plan, moins long, pour aborder un autre aspect de la vie de Jacques, lié au sida et à ses conséquences, pour lui et ses proches. Un autre plan long marquant est celui qui montre Arthur se dévoiler à Jacques, dans les esquisses de leur relation : il y évoque les épreuves auxquelles il a dû faire face dans la vie, notamment la mort de son père à 15 ans – l’autobiographie, encore.

Ainsi, le plan long peut, dans ce film, contribuer à thématiser ou à unifier un élément des dialogues ou du récit. Comme une volonté de clarifier certains aspects, et/ou de rendre des évocations à leur entièreté, de les détacher un peu du flux narratif, comme s’il s’agissait presque d’une entité suffisante à elle-même.

Mais la forme du film brille par bien d’autres points. Les mouvements de caméra par exemple. Témoin ce plan long, mais non-fixe cette fois : la caméra s’approche très lentement d’Arthur et Jacques qui se disent au revoir le soir de leur rencontre. Par son mouvement, elle soustrait l’arbre qui figurait à droite du plan, ce qui n’est pas un hasard puisque le travelling s’arrête alors.
Un arbre en moins, comme pour préfigurer la fin : la vie (et la longévité) auquel renvoie ici l’arbre est, dans les prémisses même de leur relation, annihilé, rendant ainsi le film à sa tragédie au sens plein du terme, qui dicte l’inéluctable, la mort annoncée dans/dès la vie.

On goûte aussi la façon dont le film s’octroie des licences peu solubles dans les manuels normatifs de l’écriture scénaristique, et qui ne vont jamais sans les élans de la mise en scène.

Reprenons l’exemple de la dispute entre Jacques et Marco. Loulou (le fils de Jacques) et ces derniers partagent le cadre, dans un plan assez large, mais un travelling avant décadre et exclut peu à peu l’ancien couple pour se resserrer sur le jeune garçon, qui devant les tensions qui s’exacerbent décide de changer de pièce et d’écouter plutôt la rumeur de la rue. Or, la caméra suit l’enfant plutôt que les anciens amants, et le son ambiant qui s’ébruite de la fenêtre prend le pas sur les engueulades des adultes. Une manière de préférer les rêveries solitaires de l’enfant aux conflits violents et puérils des grands, ou simplement de faire un pas de côté dans le récit et de poursuivre ainsi le tropisme pour l’enfance des Malheurs de Sophie.

La fin de la séquence n’est pas moins audacieuse, hardie : un moment, la grammaire classique du champ/contrechamp est un peu bousculée, déplacée par un cadrage à hauteur d’enfant, qui retranche toute une partie du corps de Jacques, notamment son visage, comme pour se désolidariser, une fois de plus, des agissements de ce dernier, dont la colère amère et la jalousie s’actualisent en décision injuste, abandonnant le pauvre Marco. La mort de celui-ci en sera d’autant plus cruelle, mais participera somme toute d’une certaine humanisation de Jacques, qui tombe alors presque en dépression et se noie dans les larmes.

L’impression est donnée qu’Honoré a cherché la fusion et l’effusion sentimentale de son couple par des moyens détournés, déplaçant l’impudeur des mots vers l’impureté de la forme.

L’audace formelle peut également loger dans des déconnexions/reconnexions subtiles, relevant d’un montage assez bressonien, lorsqu’Honoré use d’inserts de parties du corps pour mieux construire des liaisons profondes et pérennes entre les êtres. C’est ce qu’il semble faire lorsqu’il instille un plan de coupe sur les pieds de Mathieu avant, quelques minutes plus tard, d’insérer un plan sur la main de Jacques qui fume dans la voiture puis, bien après, de réitérer ce plan un peu disruptif alors que Jacques déclare à demi-mots son amour à Arthur. Le trio est ainsi resserré par ces trois plans-fragments qui semblent, à distance, se répondre.

Ce montage par échos semble également s’opérer à travers deux travellings latéraux, vers la fin du film. Vers la droite jusqu’à Jacques, alors qu’il est en pleine déambulation nocturne, tour à tour licencieuse, mélancolique puis lacrymale. Vers la gauche jusqu’à Arthur, une séquence plus tard, alors que Jacques s’apprête à s’excuser pour ses mensonges et à esquisser une déclaration d’amour. Des mouvements de caméra en sens inverse : comme s’ils se complétaient, à l’instar d’Arthur et Jacques. L’impression est donnée qu’Honoré a cherché la fusion et l’effusion sentimentale de son couple par des moyens détournés, déplaçant l’impudeur des mots vers l’impureté de la forme.

Cette scène de déclaration est d’ailleurs remarquable d’un point de vue plastique. Les valeurs de plan et les angles de prise de vue ne cessent de varier. Successivement : contre-plongée sur le couple, gros plan de dos, de face, en plan moyen décentré à droite, en plongée… Tout se passe comme si la myriade de leurs facettes devait ainsi apparaître, notamment pour Jacques, envers qui on finit par être empathique. Arrive ensuite la main à la cigarette qu’on a évoquée, la caméra ne filmant alors plus que Jacques. Sa parole se poursuit, mais pas l’image, qui est déconnectée, où la main de Jacques finit par caresser le visage d’Arthur. Ce hiatus entre ce qu’on entend et ce qu’on voit reconduit la pudeur des sentiments, mais semble également instruire une dimension moins évidente du film.

En effet, ces formes de connexions/déconnexions sont trop légion pour n’être que fortuites. Le questionnement que pose en fait le film, assez subrepticement, et le commande, semble être : comment naître au monde, éclore, lorsque son miroir fantasmé s’approche de la mort ? Comment atteindre la vie alors que pointe la mort ? Comment réconcilier le réel et le rêve, la vie telle qu’elle va et la vie qu’on désire ? Comment subsumer l’amour et le sexe ? Le film semble travaillé par ces dialectiques et lorsqu’il s’achève, on continue de se demander si la (ré)conciliation a eu lieu, ou si le réel et son double ont continué à faire bande à part. Si la vie, autant que l’amour, demeure impossible. À ce titre, le générique d’ouverture semble programmatique : y défilent dans un montage saccadé des plans disparates et épars, de tout et de rien, de Jacques et d’Arthur, où le brouillage diffus est renforcé par la grosseur des caractères blancs des noms égrenés. Comment rassembler ce tableau éclaté, à la contingence désordonnée ? Comment réunir les pièces du puzzle, et (re)trouver la nécessité ?

Au début du film, alors que les deux protagonistes ne se connaissent pas encore, Honoré filme en plongée l’escalier en colimaçons de l’immeuble de Jacques qu’il monte alors. L’image est édifiante : comme un condensé à la fois de ce maelstrom vertigineux dont on ne sait comment se dépêtrer, et des circonvolutions autour desquelles le film tourne pour aborder sa réflexion dialectique.

Le caractère autobiographique du film semble également y répondre. On notera à ce titre, dernièrement, un retour au début des années 90 dans le cinéma français, notamment chez Kechiche dans Mektoub my love : canto uno (en 1994), à l’instar duquel Honoré opte pour la contemporanéité de la musique de l’époque. La comparaison est intéressante, tant les deux semblent être des autobiographies plus ou moins déguisées, fictionnalisées, ou diffractées.

Ne cherche-t-on toujours pas un idéal de soi, à embrasser, à aimer, qui toujours s’échappe ?

Arthur comme une sorte de double d’Honoré : Rennais monté à Paris à 22 ans pour « conquérir » les milieux du cinéma et de la littérature, lecteur fidèle des Cahiers (dont on voit les piles chez lui), homosexuel longtemps inassumé… tout comme l’Amin de Mektoub évoquait Kechiche par son caractère que l’on devine réservé, son goût pour la contemplation des forces de vie, son tropisme pour les arts, Renoir et le muet, son désir de devenir cinéaste… Mais dans les deux cas, le statut de l’alter ego fictionnel est comme brouillé par la présence d’un autre. Le doute point alors : se pourrait-il que la figure trop ouvertement autobiographique soit fallacieuse, et qu’il faille voir un éclatement du sujet en deux personnages ? Toni serait l’autre moi de Kechiche – et on peut souligner la quasi-homonymie du nom de l’acteur, Salim Kechiouche, avec celui du réalisateur –, inénarrable séducteur, livreur trentenaire au train de vie modeste comme l’a peut-être été le réalisateur, qui était un acteur somme toute assez peu reconnu et dont les scénarios étaient systématiquement refusés par les producteurs ; Jacques serait également la face plus « sombre » d’Honoré ou en tout cas moins sympathique de prime abord, comme on l’a dit assez arrogant et sans pitié, et qui comme le cinéaste est un père gay avec tout ce que ce fait peut charrier. Chez Kechiche, le geste scénaristique par lequel Toni est passé de l’ami au cousin d’Amin révèle peut-être, par la proximité de sang, cette bicéphalie de l’alter ego filmique, figure duale sans être manichéenne.

Chez Honoré, le geste est encore plus retors. Arthur et Jacques, comme moitiés constitutives du réalisateur, et couple dans la diégèse : curieuse configuration, qui fait s’unir deux faces de la vie et de l’être d’un artiste. L’image est éloquente : complaisance en Narcisse ? L’affaire est sans doute autrement complexe, et rejoint la profondeur souterraine du film. Ne cherche-t-on toujours pas un idéal de soi, à embrasser, à aimer, qui toujours s’échappe (la mort annoncée de Jacques) ? Notre moi réel achoppe, n’atteint peut-être jamais le moi fantasmé.

Le réel est-il donc toujours condamné à ne jamais rejoindre le rêve ?

Alors que Jacques décline à Arthur, au téléphone, les différentes catégories d’hommes blonds, le soleil vient tout à coup baigner l’image de sa lumière, et alors s’esquisse un travelling circulaire autour de Jacques qui nous conduit à découvrir Arthur à ses côtés. On peut alors penser à une continuité ou une reprise de cette discussion plus tard dans la diégèse, mais finalement la mise en scène dévoile qu’il s’agissait seulement d’une image mentale. Éclairage et mouvements de cadre préfigureraient ainsi le surgissement de celle-ci.

Mais l’autre image mentale marquante du film tranche avec cette cohérence. Elle montre Jacques et Marco, alors décédé, dans la baignoire de Jacques. Mais aucun effet de mise en scène ne vient marquer cette image subjective de l’esprit de celui-ci. Surtout, la séquence qui s’achève sur cette image mentale est filmée et montée comme une sorte de rêve. La musique opératique d’Haendel dure tout au long de la scène, qui ne s’accompagne pas d’une esthétique « clipesque » mais comme embrumée, avec ce long travelling vers Jacques et la mise au point très léchée qui bascule sur lui, la marche nocturne et cet homme qui dort, comme un signe –  possible réminiscence aussi pour Jacques de L’homme qui dort de Perec, qu’il lisait dans cette même baignoire. C’est la logique du rêve qui préside au montage : on bascule d’un moment ou d’un registre à l’autre sans ménagement.

On songe également à cette magnifique scène qui ellipse les premiers ébats du couple mais n’éclipse pas l’éclosion des sentiments. La musique, surtout, y participe : un beau mouvement d’appareil qui nous mène de la fenêtre, du dehors, jusqu’à l’intérieur, se poursuit par le morceau Shoegaze de Cocteau Twins, « I wear your ring », dont l’incandescence ouatée infuse la scène, et dont le refrain est une façon de sceller une union qui ne saurait se réduire à la volupté. Quelque chose d’envapé, qui lorgne vers un certain cinéma asiatique, imprègne et amène le plan vers les cimes et les songes. Il faut d’ailleurs noter la dominance du bleu dans l’économie chromatique de la direction artistique, qui est ici le bleu romantique et, partant, onirique. Ainsi, la discontinuité entre le réel et le rêve est mise en doute, en tout cas dialectisée.

L’ironie qui court pendant tout le film participe également de cette dialectique. Rares sont les scènes qui en sont dénuées. Qu’un personnage s’élance vers le lyrisme, aussitôt sera-t-il moqué ou mis à distance. Alors qu’un ami d’Arthur, lors de la séquence d’adieu, s’apprête à citer un passage de Koltès, l’ex-petite amie du protagoniste ferme les yeux comme pour mimer le sommeil, et une fois terminé, s’empresse d’enjoindre la danse, le « boum boum » comme elle dit, « pump up the volume » que tous chantent alors avant de bouger dessus. Exactement du même genre que lorsque Mathieu n’en peut plus du discours d’Arthur, qu’il juge trop ronflant dans une soirée de fête. Quel discours au juste ? Une critique de celui des gays en général, qui après avoir couché se mettent à pleurnicher en évoquant leur enfance, avec les difficultés liées à leur condition. Mais aussi sur le sexe, qu’il trouve aussi noble que les sentiments, « baiser, c’est toujours gagner », propos qu’il file jusqu’à rapprocher le fait de « baiser dans les chiottes » avec la littérature : ce sont les mêmes qui les pratiquent. Honoré s’interroge donc : l’art et la vie sont-ils solubles l’un dans l’autre ?

L’ironie, c’est aussi lorsque la mère de Loulou questionne Jacques sur les avancées de son dernier livre, et que celui-ci s’amuse de ce que ce ne soit pas de l’autofiction. Or on sait qu’Honoré en a fait, en livres, et qu’il le fait ici d’une certaine façon, en film. Il ironise ainsi sur le geste qu’il est en train de faire. Peut-on faire un film de sa vie ?

Honoré, ainsi, semble s’interroger sur la dialectique entre le réel et le rêve, la vie et le cinéma, le sexe et l’amour. Peuvent-ils se rencontrer, se rejoindre, ou l’écart est-il immarcescible ? Nulle réponse définitive semble émerger, mais le film est dense de ce questionnement réflexif. Peut-être Honoré est-il assez mélancolique, considérant que l’amour et le cinéma resteront toujours du côté du rêve, de l’inaccessible, en regard duquel le réel ne nous laissera qu’une vie fatalement décevante, avec pour seule consolation la sexualité en fait de sentiments.

Peut-être est-ce un film qu’on admire plus qu’on chérit, plus près du chef d’œuvre que des chevets.

Cette impureté est aussi celle du cinéma, et Honoré ne semble donc pas trancher. Et la cinéphilie, dont est empreint le cinéaste, qui appert dans tous ses films, toutes ses scènes, voire tous ses plans, n’est en tout cas sans doute pas sans prix. On sait que Truffaut, qui est une sorte de modèle pour Honoré, disait préférer le cinéma à la vie. Dans son dernier roman Tiens ferme ta couronne, paru l’an dernier, Yannick Haenel évoquait cette passion pour le cinéma, pour la culture, dont les louanges qu’il faisait n’allaient pas forcément sans leurs envers. « Guy “le Cobra” vivait lui aussi dans un monde composé de noms ; dès qu’il citait un réalisateur, c’était pour le comparer à un autre, dont les films appelaient à leur tour une série de comparaisons ; de nouveaux noms germaient alors passionnément dans son esprit, le plus souvent à toute allure, si bien qu’en quelques minutes cet univers de références avait pris la place de ce qu’on nomme la réalité (il y avait sans doute bien longtemps que celle-ci n’existait plus à ses yeux). Guy “le Cobra” avait-il l’intérieur de la tête mystiquement alvéolé ? Pas sûr : derrière la vie des noms, il y a parfois celui de Dieu, mais la plupart du temps il n’y a rien.[1] » Haenel narre le chemin par lequel un solitaire obsédé par le cinéma et certains films en particulier va progressivement revenir vers la vie : « La solitude la plus étoilée procure une joie lente : dans ces cas-là, je fais durer la nuit ; mais il n’est pas facile de savoir si votre vie s’en va en morceaux ou si vous allez vers ce qu’il y a de plus vivant : ce soir-là, ni les films, ni Melville, ni mon trône de papyrus ne suffisaient ; il existe un moment où l’angoisse vous mord le ventre – alors, plus rien ne suffit[2]» Haenel résonne ici avec Honoré : l’art ne prend-t-il pas trop à la vie ? Sa vampirisation, qu’on soit artiste ou juste passionné, n’est-elle pas trop lourde pour toujours surseoir à l’appel de la vie (en tant qu’elle est disjointe de l’art) ? Haenel parle de ces trios de noms ou de références artistiques qui peuvent poursuivre un esprit. Honoré, à sa manière, n’en fait pas moins : on peut interpréter ainsi ces trois tombes sur le nom desquelles la caméra s’arrête : Jean-Marie Koltès, Dominique Laffin et François Truffaut. Qui plaît, qui aime, qui court vite parmi les trois ? Ou serait-ce le trio de personnages Arthur, Jacques et Mathieu ? Si le film est hanté d’une triade nominale, c’est sans doute celle formée par Truffaut, effectivement, à qui on ajouterait Lagarce et Fassbinder – dont on voit l’affiche du film Querelle.

Le film est une myriade de questions, il nous stimule continûment. Encore peut-on y voir quelques défauts. Le film n’atteint sans doute pas la puissance émotionnelle des Chansons d’amour et des chansons d’Alex Beaupain. Mais c’est son film le plus impressionnant, à défaut d’être celui qu’on aime le plus. Peut-être est-ce un film qu’on admire plus qu’on chérit, plus près du chef d’œuvre que des chevets.

Son lyrisme ne s’ébranle jamais vraiment, voilé qu’il est d’ironie. Peut-être parce que la réflexion qui creuse le film finit par obérer l’émotion. On assistait récemment à une conférence de Jean Douchet qui affirmait porter l’ironie au pinacle, signe distinctif du sceau duquel seraient marqués tous les plus grands génies de la littérature, du théâtre et du cinéma. Mais on peut se demander, en repensant au tropisme d’Honoré pour Douglas Sirk, s’il n’aurait pas gagné à s’en inspirer un peu plus, surtout dans la manière de dialectique entre le lyrisme échevelé et l’écheveau distancié. À la fin d’Imitation of life, on défie le plus insensible des hommes de ne pas s’effondrer, alors que tout le monde ne versera pas de larmes à la vue de Plaire, aimer et courir vite. Peut-être la distance ménagée est-elle trop verbalisée, voire réitérée, là où un Sirk instillait l’ironie dans l’excès même des personnages (sans les moquer) et subrepticement la glissait dans la mise en scène. Reste qu’Honoré est en droit de poursuivre ses variations sur le romanesque truffaldien, moins sentimental ici. Peut-être, enfin, que le film d’Honoré est de ceux qui se bonifient sans cesse aux revoyures, parce qu’ils sont trop retors et ne sécrètent que difficilement leurs secrets.

Plaire, aimer et courir vite, de Christophe Honoré, 2018.


[1] Yannick Haenel, Tiens ferme ta couronne, Paris, Gallimard, collection « L’infini », p. 87.

[2] Ibid., p. 74.

Aurélien Gras

Critique, Doctorant en études cinématographiques

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Notes

[1] Yannick Haenel, Tiens ferme ta couronne, Paris, Gallimard, collection « L’infini », p. 87.

[2] Ibid., p. 74.