Politique

Les promesses électorales n’engagent-elles que ceux qui les écoutent ?

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Parmi les facteurs d’affaiblissement de la démocratie représentative, la question du non-respect supposé des promesses électorales arrive certainement au premier plan. À tel point que la science politique a pu considérer l’analyse des programmes comme secondaire. Le projet de recherche Partipol fait le pari inverse, et livre des résultats intéressants.

La légitimité des démocraties représentatives repose sur la définition d’alternatives politiques par les candidats lors des campagnes électorales et leur réalisation, par ceux qui remportent les élections. Les représentants reçoivent un « mandat » des électeurs, auxquels ils doivent répondre de l’application de leurs engagements. Les programmes électoraux se présentent aux citoyens comme le moyen d’orienter les politiques ; ils suscitent, à ce titre, des espoirs qui sont à la hauteur des déceptions qui sanctionnent les promesses non tenues. Dans les faits, ces engagements sont-ils respectés ? Force est de constater que les électeurs semblent peu convaincus. Ainsi, selon la dernière vague du baromètre de la confiance politique du CEVIPOF, moins d’un quart des personnes interrogées considèrent que « la plupart des hommes politiques essaient de tenir leurs promesses électorales ».

Cette image négative des représentants politiques est relayée par de nombreux commentateurs du débat public. Emmanuel Macron lui-même estimait, lors d’un entretien diffusé le 12 avril dernier par TF1, « qu’on n’était peut-être plus habitué à ce que le président fasse ce qu’il dit ». Les chercheurs en science politique confirment souvent cette impression générale : les élections sont ainsi les grandes absentes de la sociologie de l’action publique : les programmes et les promesses seraient marginales face à d’autres paramètres tels que l’inertie des choix antérieurs, le poids des groupes d’intérêt et les contraintes économiques liées à la mondialisation et à l’intégration européenne.

Les programmes électoraux contiennent aujourd’hui mois de déclarations de principes et de discours généraux sur l’état de la société.

Nous avons décidé d’étudier cette question de plus près et de soumettre au test empirique systématique l’idée selon laquelle, pour reprendre le bon mot d’Henri Queuille repris par Charles Pasqua, les promesses électorales n’engagent que ceux qui les écoutent. Dans le cadre du projet Partipol, financé par l’ANR, notre équipe de dix chercheurs s’est efforcée de mesurer la connexion entre promesses électorales et politiques publiques dans le contexte français. Cette équipe s’est d’abord attachée à recenser et à caractériser l’ensemble des engagements inscrits au programme du président (ou du parti du premier ministre, en période de cohabitation) depuis 1995. Comme le montre le Graphique 1, les candidats ont tendance à promettre toujours plus au fil du temps – une tendance observée aussi dans d’autres pays par le Comparative Political Pledge Group. Au fil des décennies, les programmes électoraux deviennent plus opérationnels : ils contiennent aujourd’hui moins de déclarations de principe et de discours généraux sur l’état de la société, et plus d’annonces précises couvrant l’ensemble des politiques sectorielles.

 

Graphique 1  Évolution du nombre de promesses inscrites au programme du parti ou du candidat vainqueur, du nombre de lois et du nombre de promesses partiellement ou entièrement réalisées.

Les candidats investissent toujours plus de ressources dans la préparation de leur programme. Par exemple, les partis sociaux-démocrates, comme le PS en France, négocient leur programme en interne pour accommoder leurs différents courants, puis le soumettent au vote de leurs militants. Dans un tout autre genre, Nicolas Sarkozy avait chargé Émanuelle Mignon dès 2005 de préparer son programme pour l’élection présidentielle de 2007, en mettant à sa disposition une équipe à temps plein et un budget conséquent lui permettant de se rendre à l’étranger pour faire du benchmarking et d’organiser 18 conventions thématiques associant plusieurs centaines d’experts. De même, Émannuel Macron avait regroupé, pour rédiger son programme de 2017, près de 400 experts autour de l’économiste Jean Pisanni-Ferry. Cet investissement n’est pas sans conséquence. Nous observons que les promesses électorales gagnent en précision : il s’agit de formuler des promesses opérationnelles. Par ailleurs, ces promesses portent plus volontiers sur des moyens (plus de 80%) que sur des fins (par exemple, la baisse du chômage), qui échappent à l’action directe des autorités publiques et sont plus sensibles au contexte économique.

Une fois caractérisés les différents engagements contenus dans les programmes, nous avons évalué la mesure dans laquelle chacun de ces engagements a été tenu. Les résultats sont congruents avec ceux du Comparative Political Pledge Group qui a suivi une démarche similaire dans d’autres pays (cf. Graphique 2) : les engagements électoraux sont mieux tenus qu’on ne le pense, avec un taux supérieur à 50% dans tous les pays, sauf l’Irlande et l’Italie (45 et 46% respectivement), allant jusqu’à 86% au Royaume-Uni. En France, plus de 60% de promesses sont tenues en moyenne. Ce résultat contre-intuitif soulève plusieurs nouvelles questions : pourquoi certaines dispositions programmatiques sont-elles mieux respectées que d’autres ? Comment expliquer le décalage important entre réalisation effective et réalisation perçue par les citoyens ?

Graphique 2 : Taux de promesses réalisées par le parti ou le candidat vainqueur (période couvrant les années 1990 et les années 2000). Source : projet Partipol (France) ; Comparative Political Pledge Group (autres pays)

Loin de l’image de « l’UMPS » propagée par le Front national, les grands partis de gouvernement ont tendance à mieux respecter les promesses associées à leurs camps idéologiques respectifs.

Afin de répondre à la première question, nous avons travaillé à partir de l’hypothèse générale selon laquelle le sort d’un engagement électoral dépend à la fois de la capacité (technique, institutionnelle, politique) des dirigeants à s’y conformer, et de leurs motivations (idéologiques, électorales et politiques) à utiliser leurs ressources pour le faire. Cette hypothèse nous permet de conceptualiser les « contraintes » de l’exécutif, mais aussi de rendre compte des arbitrages qui ont lieu dans le cadre des marges de manœuvre disponibles. Notre corpus de promesses a été codé de manière à pouvoir explorer cette hypothèse : nos résultats statistiques confirment qu’une annonce a d’autant plus de chances d’être appliquée qu’elle est peu coûteuse, techniquement opérationnelle, acceptée par la majorité, très visible et stratégique sur le plan électoral. Par exemple, dans un article publié en 2017 dans la revue Gouvernement et action publique, nous montrons que si Nicolas Sarkozy a formulé plus d’engagements en matière de protection de l’environnement que de sécurité et d’immigration, il a nettement mieux tenu parole sur ces deux derniers dossiers, cruciaux pour sa crédibilité personnelle.

De manière plus générales, nos données révèlent que les exécutifs français se montrent partisans. Loin de l’image de « l’UMPS » propagée par le Front national, les grands partis de gouvernement ont tendance à mieux respecter les promesses associées à leurs camps idéologiques respectifs. Un exemple idéal-typique de promesse tenue est la promesse de Nicolas Sarkozy d’instaurer des peines plancher pour les multirécidivistes : emblématique, cette mesure n’avait pas de dimension budgétaire ou technique, ne divisait pas la majorité de droite, et relevait d’un enjeu très médiatisé.

Des études de cas qualitatives appuyées sur l’analyse de corpus de presse, de la littérature grise et sur des entretiens semi-directifs avec les acteurs de la production et de la mise en œuvre des programmes électoraux, ont permis d’affiner ce modèle à partir de l’analyse de cas « déviants » de promesses électorales. En nous concentrant, dans le dernier numéro de la Revue française de science politique, sur ce que notre modèle n’expliquait pas, nous avons cherché à identifier des conditions complémentaires favorisant le lien entre offre électorale et action publique. Deux études de cas examinent des cas déviants de désengagement électoral, c’est-à-dire de promesses non mises en œuvre alors que toutes les conditions semblaient réunies : le « coup d’arrêt » aux privatisations, inscrit au projet législatif du Parti socialiste pour les élections 1997 dont le principe fut abandonné dès le début du mandat du gouvernement Jospin ; et la fermeture, inscrite au projet présidentiel de François Hollande, de la centrale nucléaire de Fessenheim, toujours en activité à ce jour.

Un autre article porte, au contraire, sur des cas déviants de promesses tenues dont la réalisation pouvait sembler surprenante dans la mesure où elles ne présentaient aucune des caractéristiques identifiées dans la littérature comme favorables : la hausse de 25% sur cinq ans du minimum vieillesse validée par Nicolas Sarkozy en 2008. Nous avons enfin analysé deux promesses tenues qui, tout en présentant un certain nombre de caractéristiques favorables comme l’absence de dimension budgétaire lourde ou une couverture considérable dans les médias, ne pouvaient pas être qualifiées de cas « idéal-typiques ». La loi LRU, adoptée dès le début du mandat de N. Sarkozy, ne relevait pas des thématiques-phares de l’UMP ou du président, et était susceptible de se heurter à de fortes contre-mobilisations. L’ouverture du mariage aux couples de même sexe, promise et réalisée en 2013 par François Hollande, cumulait toutes les conditions favorables – puisqu’il s’agissait d’une mesure qui ne relevait que du changement d’un texte législatif, relativement consensuelle à gauche et ancrée depuis plusieurs années dans les domaines d’action du PS –, mais son application s’est révélée beaucoup plus laborieuse et compliquée que prévu.

Parmi les milliers de décisions prises par l’exécutif, seule une infime partie est citée dans le programme électoral.

Ces études de cas permettent de mettre en évidence plusieurs conditions et mécanismes invisibles à un niveau agrégé et statistique. D’abord, il n’est pas rare que les formes de désengagement résultent d’obstacles qui n’avaient pas été anticipés (ou sciemment ignorés) lors de la formulation du programme. Nos résultats conduisent néanmoins à nuancer le rôle de la capacité, en tout cas en tant que facteur déterministe. Le président élu peut notamment convertir les ressources tirées de son « mandat démocratique » ou d’une forte popularité en marges de manœuvre politiques ou budgétaires. Ces marges de manœuvre plus souples qu’il n’y paraît à première vue pour mettre en œuvre le programme électoral posent la question des motivations de l’exécutif à tenir parole, puisque c’est lui qui, in fine, joue un rôle essentiel dans l’identification des priorités d’action pour lesquelles les ressources disponibles seront utilisées à plein. Ces motivations sont, elles aussi, susceptibles d’évoluer une fois l’élection passée. Prises de manière transversale, les contributions à ce dossier font émerger un facteur central, mais ignoré dans la littérature consacrée aux pledges (promesses, engagements) : les caractéristiques des groupes ciblés, en positif ou en négatif, par les promesses électorales.

Notre bilan de l’application des programmes électoraux montre, en somme, que ces textes ont une portée non négligeable et valent la peine d’être lus, mais en ayant à l’esprit les facteurs qui rendent une promesse plus ou moins crédibles. Le taux de réalisation relativement élevé ne doit pas faire oublier que, parmi les milliers de décisions prises par l’exécutif, seule une infime partie est citée dans le programme électoral. Entre les flux européens et internationaux de politiques publiques et les imprévus liés à l’actualité internationale, aux développements de la vie économique ou aux faits divers, la mise en œuvre du programme ne constitue que la partie émergée de l’iceberg. En outre, il arrive régulièrement que des décisions importantes, comme la loi travail adoptée pendant le quinquennat de F. Hollande, ne soient pas annoncées dans le programme. Cela fournit une première piste explicative du décalage entre application effective et perçue.

Deux autres explications peuvent être évoquées : la première a trait à l’absence de communication des exécutifs sur l’application de leur programme, les campagnes électorales étant plutôt tournées vers l’avenir ; la seconde est liée aux signaux disproportionnés émis par les discours de campagne qui ont tendance à surenchérir par rapport à ce qui inscrit dans le programme, voire à formuler des engagements supplémentaires (comme celui de François Hollande de créer la fameuse taxe à 75%) qui resteront les plus présents dans la mémoire des électeurs. À lire en détail les projets présidentiels des dernières décennies, on ne peut d’ailleurs qu’être frappé, au-delà des politiques publiques qui sont promises, par leur tonalité générale et leur enrobage rhétorique. Elles renvoient en effet à une présentation du réel où le politique aurait prise sur énormément de choses. Cette tonalité alimente peut-être l’écart que l’électeur peut percevoir ensuite entre un programme, pris globalement, et sa réalisation prise en détail. Enfin, une seule promesse non réalisée, pour ne citer ici que celle de Nicolas Sarkozy d’atteindre le plein-emploi à la fin de son mandat, peut déterminer une très large part de la perception de l’action des gouvernants. Le respect des promesses contenues dans le programme électoral peut, de ce fait, parfaitement coexister avec une forte déception de l’électorat.


Isabelle Guinaudeau

Politiste, chargée de recherches au Centre Emile Durkheim

Simon Persico

Politiste, professeur de sciences politiques à l’IEP de Grenoble