Logement

Nouvel élan vers le détricotage du logement social ?

Urbaniste

Alors que les HLM cherchent à suppléer un désengagement de l’État à hauteur de 1,5 milliard €, une étape de plus de ce désengagement a-t-elle été franchie avec les amendements au projet de la loi ELAN votés début juin ? Un investisseur privé acquérant une partie de parc social pourrait en concéder l’usufruit à l’organisme HLM pendant une durée déterminée – au terme de laquelle le logement perdrait son caractère social. La discussion entre en commission des Affaires économiques du Sénat le 3 juillet.

Le 11 juin dernier, Patrice Lanco, ancien directeur adjoint de l’habitat et de la construction au ministère du Logement, alertait dans Libération à propos d’un amendement passé à bas bruit et qui ouvrirait, s’il était confirmé par le Sénat, un vaste « monopoly » du logement social. Le projet de loi pour l’évolution du logement, de l’aménagement et du numérique, plus connue sous le nom de projet de loi ELAN, porte en effet de profondes modifications à l’ensemble du modèle économique du logement social.

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L’article 28 du projet de loi ELAN est le premier article d’un chapitre dédié à l’adaptation des conditions d’activité des organismes HLM et traite plus particulièrement des mesures de simplification applicables au secteur du logement social. Derrière ces mesures, il y a une volonté du législateur, conformément aux attentes du secteur, d’étendre les compétences des organismes de logement social afin qu’ils puissent fournir des services innovants à caractère social d’intérêt direct pour les habitants ou encore de réaliser pour le compte des collectivités territoriales des études d’ingénierie urbaine…

Au cœur de cet article foisonnant, le gouvernement proposait de faciliter la vente en bloc de logements sociaux financés en Prêt locatif social (qui disposent des niveaux de loyer et des plafonds de ressources les plus élevés) de plus de 15 ans en vue de leur déconventionnement. Quatre amendements très techniques, défendus en séance le 2 juin dernier, sont venus modifier structurellement le sens et la portée de cette mesure.

Ces amendements visent d’une part à étendre la possibilité de vente en bloc à l’ensemble des logements sociaux et d’autre part à la mettre en œuvre à travers un système de démembrement foncier étendant ainsi une expérimentation ouverte par la loi ALUR. L’investisseur acquiert dans un premier temps la nue-propriété, laissant à l’organisme de logement social l’usufruit locatif pendant une période à définir, au terme de laquelle les logements seront déconventionnés et perdront leur caractère social. Cette mesure vise essentiellement les zones dites tendues qui sont à la fois les plus attractives pour des investisseurs privés mais également les plus déficitaires en terme d’offre accessible aux ménages à bas et moyens revenus.

Quel avenir à terme pour les HLM ?

Pourquoi cette évolution du projet de loi émeut-elle autant les observateurs avisés ? Pour le comprendre, il faut s’arrêter quelque temps sur ce qu’est le logement social en France. Il y a en France plus de 4 millions de logements sociaux, c’est-à-dire des logements qui ont été construits avec le concours de l’argent public (subventions de l’État et des collectivités territoriales), de financements du 1 % patronal et de prêts à taux bas distribués par la Caisse des dépôts qui centralise à cette fin l’essentiel des livrets A. Le logement social est un patrimoine produit à travers l’effort de la nation, ce qui amène Jean-Louis Dumont, président de l’Union sociale pour l’habitat (USH), à le qualifier de « patrimoine de ceux qui n’en ont pas ».

Il est construit et géré par des organismes agréés qui assurent un service d’intérêt général. Ceux-ci assurent une gestion de leur patrimoine permettant l’entretien du parc existant, le développement d’une offre nouvelle, l’accompagnement de politiques publiques structurantes : rénovation urbaine des quartiers de la politique de la ville, mise en œuvre du droit au logement opposable (DALO) et l’accompagnement au quotidien des 12 millions de locataires.

Malgré ces efforts, il reste en France une crise importante de l’accès au logement dans les zones tendues qui se nourrit d’une offre déficitaire et de prix du logement trop élevés. Les ménages du parc privé et du parc public restent ainsi fortement dépendants des aides personnalisées au logement (APL) pour assumer la charge de leur loyer.

Il y a un an, en juillet 2017, le gouvernement a souhaité raboter les APL, décrétant une baisse de 5€ pour tous les allocataires logés dans le parc privé et dans le parc social. Cette mesure a fait lourdement réagir tant les associations de consommateurs que les élus — souvenons-nous de Jean-Luc Mélenchon apportant à l’Assemblée nationale l’équivalent de 5€ en denrées alimentaires.

À la sortie de l’été, le projet de loi de finances 2018 complétait cette mesure par une autre bien plus redoutable : la réduction de loyer de solidarité (RLS) pour les organismes HLM. Cette baisse obligatoire des loyers pour les ménages aux revenus les plus faibles permet à l’État d’économiser chaque année 1,5 milliard d’euros dans son budget en ajustant à la baisse les APL des ménages concernés. Cette mesure vient en complément d’une forte baisse des fonds versés par l’État pour la construction de logement social et de ponctions financières complémentaires.

Concrètement, l’État demande aux organismes HLM de suppléer sa mission de redistribution des ressources. Ainsi la solidarité se joue entre les locataires du parc locatif social qui financent par leurs loyers le développement de l’offre et aident les plus pauvres d’entre eux à faire face à la charge du loyer.

Ce détour par la question des APL n’est pas neutre. La RLS engage un déséquilibre économique majeur pour les organismes de logement social et la faillite d’un certain nombre d’entre eux à un horizon de 5 à 10 ans. Compliqué à assumer quand en parallèle on prétend générer un choc de l’offre suffisant pour en finir avec la crise du logement.

Obligés de repenser leur avenir à travers un prisme économique bien différent, les organismes de logement social étaient dans une attente sans illusion du projet de loi ELAN, censé leur permettre de rétablir leurs équilibres financiers. Sans surprise, les trois leviers principaux proposés par le texte correspondent à la logique libérale du moment : inciter au regroupement des organismes de logement social pour faciliter la circulation des capitaux et permettre des économies d’échelle (ce qu’aucune étude ne démontre), élargir leur champ de compétences pour ouvrir de nouvelles ressources et enfin faciliter la vente HLM pour améliorer leur capacité d’autofinancement.

Sur cette dernière orientation, le gouvernement incite à vendre 40 000 logements sociaux par an. Pour l’heure, la vente de logements sociaux se fait majoritairement aux locataires du parc HLM dans une logique de parcours résidentiel et s’élèvent à 8 000 logements par an, loin de l’objectif assigné.

Ces résultats sont en partie liés à la faiblesse de l’offre mise en vente, faiblesse notamment motivée par l’inquiétude des maires à voir se constituer des copropriétés qui pourraient rapidement devenir fragiles, mais aussi à la faiblesse de la demande et des capacités économiques des locataires du parc social. Pour accroître substantiellement la vente HLM, il conviendrait donc, selon le projet de loi, d’élargir les cibles, de faciliter la vente en bloc à des investisseurs privés, et permettre ainsi un afflux immédiat et massif de fonds propres.

C’est ainsi que les amendements du 2 juin prennent un reflet particulier. Si les organismes doivent vendre plus et plus vite, les investisseurs seront leurs clients privilégiés. Ils identifieront ainsi au sein de leur patrimoine des immeubles localisés dans des territoires attractifs sur lesquels les investisseurs pourront prévoir des plus-values substantielles lors de la revente ou en menant des opérations de valorisation foncière.

Les patrimoines éloignés des dessertes en transport en commun, inscrits dans des contextes urbains dégradés, dans des territoires peu dotés en équipements publics de qualité seront a priori exclus de ces ventes. Se dessine donc la possibilité de voir progressivement les organismes de logement social se concentrer sur la gestion d’un parc moins attractif, aux peuplements précarisés, loin des aménités auxquelles veulent prétendre les habitants des zones tendues, des métropoles, des grandes villes…

Un risque de polarisation de la pauvreté

Quelles seraient les conséquences dans les territoires d’une politique de valorisation du patrimoine locatif social et de vente en bloc à des investisseurs ? Le parc de logement social n’est pas réparti de manière homogène sur le territoire national. L’histoire politique des communes et des départements, les politiques nationales de construction et d’aménagement du territoire (Zones d’urbanisation prioritaire, Villes nouvelles…) ont engagé une polarisation de l’offre locative sociale quelle que soit l’échelle d’observation (concentré dans un quartier à l’échelle d’une ville, concentré dans quelques communes à l’échelle intercommunale ou départementale).

L’Ile-de-France a poussé à l’extrême cette polarisation, 5 % des communes y concentrant 50 % du parc de logement social (au regard des 1,2 million de logements sociaux, la production annuelle de 30 000 logements n’engage pas de redressement rapide de la situation).

La valeur de ce patrimoine s’assied en partie sur les qualités intrinsèques des bâtiments. Mais ce qui fait sa valeur patrimoniale est aussi sûrement sa localisation, l’attractivité de la commune d’accueil, l’accès aux réseaux de transport structurants et aux pôles d’emploi, les équipements de rayonnement régional, national ou international à proximité. Le risque est grand de voir les organismes se départir de patrimoines remarquables, de logements sociaux dans des territoires dont l’offre locative libre ou l’accès à la propriété sont hors de portée des ménages fragiles ou alors dans un parc dégradé, dans des copropriétés en déclin, chez les marchands de sommeil toujours prompts à proposer une offre accessible mais indigne.

Par effet de vases communicants, si l’offre accessible aux ménages à bas revenus se raréfie dans les territoires attractifs, ces ménages seront naturellement orientés vers les communes qui conserveront un parc à bas loyers. Rien ne laisse penser que la situation économique des ménages s’améliorera dans les années à venir sous l’effet des lois de libéralisation du droit du travail et du « pognon » que le gouvernement souhaite économiser sur les aides sociales. La polarisation des précarités et de la richesse pourrait donc s’en trouver accentuée rapidement

D’aucuns rappelleront que les maires gardent un droit de véto sur la vente de logements sociaux sur leur communes et qu’ils pourront ainsi défendre leur territoire. Le projet de loi ELAN vient donner un premier coup de canif à cette prééminence du maire en permettant aux organismes de définir en concertation avec l’Etat la liste des patrimoines à vendre dans le cadre de leur convention d’utilité sociale. Valable 6 ans, ces conventions seront signées quelques mois avant les élections municipales et seront effectives pour la durée du prochain mandat ; les nouveaux maires n’auront donc pas voix au chapitre. Par ailleurs, la convention d’usufruit dont nous parlions plus haut durera probablement 10 à 15 ans, soit plus de mandats électoraux que ne sauraient encore réaliser certains élus locaux, qui n’auront donc pas à assumer politiquement les effets induits par ces cessions (et notamment le recul sous le seuil de 25 % de logement social rendu obligatoire par la loi SRU).

L’investissement public au secours de la construction d’un capital privé

La deuxième question que soulève l’accélération de la vente HLM aux investisseurs est également très politique. Est-il légitime d’encourager la constitution d’un capital foncier et immobilier exceptionnel par des investisseurs privés en dilapidant un patrimoine construit à grand renfort d’argent public ?

La vente de logement social est avant tout un levier de reconstitution des fonds propres pour l’organisme HLM, comme nous l’avons dit. S’il poursuit sa politique de vente aux locataires, en se rappelant que celle-ci est naturellement limitée par les capacités économiques de ces ménages, l’organisme devra modérer ses prix de vente et s’engagera dans la gestion durable de copropriétés, le temps de céder l’ensemble des lots (20 ans en moyenne selon les observations de l’USH).

Si en revanche il vend son patrimoine à une personne morale, le prix devra être au minimum égal au prix fixé par France Domaine, l’apport de capital sera immédiat et sans création de copropriété. L’avantage concurrentiel de la vente en bloc est très net pour un organisme en recherche de liquidités en vue de poursuivre sa politique de développement et d’investissements.

Les organismes de logements sociaux sont aujourd’hui encore reconnus services d’intérêt économique général par Bruxelles. Ils ne distribuent pas de dividendes à leurs actionnaires. Ils accompagnent les locataires dans leur parcours résidentiels et continueront de le faire durablement. Mais quelques organismes envisagent déjà l’entrée de fonds privés à leur capital et leur mutation progressive vers le modèle de la société foncière, renonçant par là au statut de HLM. Ces demandes n’ont pas encore trouvé d’écho favorable mais cette évolution semble en marche et viendrait parachever le glissement du modèle du logement social « à la française » tant jalousé par nos voisins européens.

Finalement, cette mesure adoptée rapidement et sans débat contradictoire par les députés est une brique de plus dans un changement de modèle rampant, engagé depuis le début des années 2000. Le désengagement progressif de l’État des aides à la pierre (financement de l’offre nouvelle), la « résidualisation » du parc social qui est de plus en plus consacré à l’accueil des ménages avec peu ou pas de revenus, le désengagement de nombreux élus locaux qui font du « non au logement social » un slogan de campagne, aujourd’hui le désengagement de l’État des aides à la personnes et la cession aux investisseurs d’un patrimoine historique constitué depuis plus d’un siècle semblent n’être qu’une succession d’étapes.

Les conséquences ne seront pas seulement économiques et financières, elles seront sociales et territoriales. Lors de ses vœux à la presse en 2015, Manuel Valls avait parlé de « relégation péri-urbaine », de « ghettos » et d’« apartheid territorial, social et ethnique ». Il est encore temps de ne pas en faire une prophétie. Cela suppose que le gouvernement considère que la lutte contre les inégalités est un investissement et non pas un coût, que le logement n’est pas un bien de consommation comme les autres et qu’il mérite une intervention forte de l’État pour maintenir un segment de l’offre en dehors du champ de la spéculation.


Cécile Hagmann

Urbaniste, Spécialiste des politiques territoriales et du logement