Architecture - Arts Contemporain

Matta-Clark, anarchitecte pour toujours

Critique

Loin d’être l’artiste désormais révéré comme tel dans les toutes les écoles d’architectures au monde, Gordon Matta-Clark était lui aussi d’abord et pour toujours un architecte, mu par le désir de transformer profondément la réalité. Une exposition au Jeu de Paume offre l’occasion de réactiver une œuvre qui se prête mal aux cimaises.

 « Ce que je fais avec les bâtiments équivaut à ce que certains font avec le langage, et d’autres avec les gens : je les organise afin d’expliquer et de défendre ce besoin de changement. »
Gordon Matta-Clark, in catalogue du Jeu de Paume

 

L’exposition Gordon Matta-Clark au Jeu de Paume offre l’occasion d’analyser les raisons d’un succès jamais démenti depuis sa disparition prématurée en 1978. Succès mais surtout influence indéniable pour les « jeunes » artistes d’aujourd’hui – Pierre Huyghe, Rirkrit Tiravanija, Rathin Barman, Nicolas Combarro… – comme auprès des architectes – Frank Gehry, Peter Eiseinman, etc. Contemporain de plusieurs mouvements artistiques – Land Art, Performance Art, Arte Povera, Fluxus, Happenings, Process Art – l’artiste new-yorkais utilise les nouveaux moyens de son époque, comme la performance hors, dans et sous les murs, la cuisson de photographies et l’accumulation en tout genre. Sans être membre d’aucun des grands courants historiques, Matta-Clark aura su initier plusieurs collectifs autour de ses préoccupations. Food (1971), Anarchitecture (1974) en furent deux exemples fondateurs d’une œuvre vouée à la destruction / reconstruction des corps sociaux, politiques et économiques, par le corps physique de l’artiste et ses actes.

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Gordon Matta-Clark est le fils de la styliste américaine Anne Alpert Clarke et du peintre chilien surréaliste Roberto Matta. Un père, architecte de formation, qui fut embauché par Le Corbusier pour ses qualités de dessinateur. Il détesta Corbu et partit vite. Dans un fameux article publié en 1938, dans la revue d’Albert Skira Minotaure #11, Matta publie le dessin d’un projet au nom surréaliste Mathématiques sensibles – Architecture du temps. Le texte qui l’accompagne décrit cette architecture comme un lieu occupé d’objets libérés des contraintes temporelles et physiques de l’espace euclidien. « Ce serait un mobilier qui déchargerait le corps de tout son passé à angle droit de fauteuil, qui délaissant l’origine du style de ses prédécesseurs, s’ouvrirait au coude, à la nuque, épousant des mouvements infinis selon l’organe à rendre conscient et l’intensité de vie. » Tout en formes courbes, cet extrait s’inscrit en opposition radicale avec l’orthogonalité et le fonctionnalisme de l’architecte de La Villa Radieuse (projet emblématique de la pensée urbanistique de Le Corbusier sur lequel Matta avait travaillé).

Ce père architecte devenu peintre pour échapper au purisme moderne, aura réussi à convaincre son fils de suivre des études d’architecture. Est-ce grâce à une lettre envoyée pour le nouvel an 1962, dans laquelle le père lui donne comme argument la formule suivante : « rappelle que ‘no where’ peut se transformer en ‘now here’ » ?  Pour la petite histoire, ce père célèbre eu d’énormes difficultés avec la paternité et laissa à leur mère le soin d’élever Gordon et son frère jumeau Sébastian. Ce détour par la sphère privée peut sembler incongru mais révèle au contraire un des fondements de l’œuvre de Gordon Matta-Clark. A savoir, d’un côté, l’art bien sûr mais aussi un goût commun entre le fils et le père pour combattre toutes les formes d’oppression, en particulier celle du conditionnement lié à la standardisation architecturale ; et de l’autre, une vision diamétralement opposée quant aux moyens utilisés pour combattre ces aliénations. Si le père épousa la figure du peintre romantique élitiste, le plus souvent dans son atelier à produire des toiles pour les vendre en galeries ; le fils choisit une autre forme de romantisme à multiples facettes, celui de l’alchimiste, du restaurateur, du clochard, de la création d’œuvres éphémères, de membre d’un groupe d’actions et du tronçonneur des ruines du capitalisme moderne.

Le feu, la nourriture, les déchets

Dans ses premières œuvres, le plasticien de SoHo joue l’apprenti alchimiste. Dans son loft de Chrystie Street, il bricole une espèce de réchaud amélioré dans lequel il fait cuire à la poêle tout un tas de choses. La série Photo-Fry (1969), comme son nom l’indique, est à base de photographies argentiques. L’artiste les fait frire avec d’autres substances et les pose délicatement dans une boîte. Après avoir isolé et fermé le tout, il appose une étiquette et l’envoie par colis à l’un(e) de ses ami(e)s. Avec ses codes, il réinterprète le Mail Art. S’amorce avec cette proposition l’esquisse d’une longue aventure artistique basée sur la récupération, la transformation, l’adresse à l’autre, la destruction, et où le processus de fabrication tient lieu de médium, au même niveau que la peinture, la sculpture, etc.

Logiquement Gordon se dirige vers l’échange avec autrui comme forme d’art, et ce, bien avant sa théorisation par le critique-curateur français Nicolas Bourriaud dans L’esthétique relationnelle (1998). Toutes les occasions sont bonnes pour organiser des repas où les discussions autour de l’art, son système, ses amateurs et le processus de fabrication des œuvres, ne s’épuisent jamais. En 1971, avec Tina Girouard, Carol Goodden, Suzanne Harris, Rachel Lew et Gordon Matta-Clark (désormais GMC)  ouvrent un lieu au nom aussi basique qu’efficace : Food. Non seulement, le restaurant devient une cantine pour la majorité des artistes de SoHo, mais un lieu de réflexion sur les problématiques de l’art. Pendant plus de deux ans, les responsables mettent en place une sculpture sociale quotidiennement renouvelée. GMC tentera de vendre Food au grand marchand Léo Castelli, sans succès. Trop tôt. Dans un registre plus forain et pour clôturer les interventions in situ de Brooklyn Bridge Event (1971), il distribua plus de cinq cents sandwichs au jambon aux participant(e)s, aux clochards et aux bandes du secteur. La nourriture comme antidote aux tensions sociales. Pig Roast (1971), un film permet de s’en rendre compte.

Sur place, GMC observe. Fort de son statut d’architecte, il décide d’élever un mur rempli de déchets trouvés in situ et entouré d’un grillage. Pendant la création de cette variation de Garbage Wall (1970), un enfant l’aide, il enregistre ce moment et cela devient le film Fire Boy (1971). L’enfant comme œuvre d’art ! Pas besoin d’en appeler à la psychologie pour y voir un message envoyé au père Matta. Au détour d’une de ces nombreuses et longues discussions, autour d’un repas chez Food, avec ses ami(e)s Laurie Anderson, Tina Girouard, Carol Goodden, Suzanne Harris, Jene Highstein, Bernard Kirschenbaum, Dickie Landry, Jeffrey Lew, Richard Nonas, GMC monte un groupe informel nommé Anarchitecture. Ce groupe va s’attaquer à l’urbanisme et aux constructions standardisées. GMC y verra la quintessence de son œuvre.

L’ « Anarchitecture » comme modèle mal digéré du déconstructivisme architectural

Les travaux les plus connus de Gordon Matta-Clark restent évidemment les découpes sur bâtiments. Splitting (1974), Day’s End (1975) et Conical Intersect (1975) en constituent le sommet, les œuvres les plus documentées et les plus déclinées sur les différents supports de prédilection de l’artiste : films, vidéos, photographies, photo-collages et schémas. D’ailleurs cet ensemble orne les cimaises bien sages du Jeu de Paume. La scénographie n’est pas vraiment à la hauteur du contenu de l’exposition parisienne. Le blanc des cimaises aseptise les explosions visuelles et physiques de l’artiste. Comme si l’institution voulait lisser un travail dont l’essence même fut de s’opposer à elle.

Cette pratique de dépeçage prit son origine dans la chimérique exposition de 1974, éponyme du fugitif groupe « Anarchitecture ». Lors d’un entretien avec Liza Béar dans Avalanche (#10, 1974) – cultissime revue de l’avant-garde newyorkaise des années 1970 – l’artiste résume la démarche d’« Anarchitecture » : « Le but architectural du groupe était plus évasif que de faire des pièces pour démontrer une attitude alternative aux constructions… On pensait plus aux espaces métaphoriques aux terrains vagues, aux lieux non développés… Par exemple, les endroits où vous vous arrêtez pour nouer vos lacets, des endroits qui sont juste des interruptions dans vos mouvements quotidiens. »

Impossible de ne pas évoquer la pensée de l’infra-mince chère à Marcel Duchamp. Au-delà du fait que ce dernier fut son parrain, GMC ne pu ignorer ce concept ayant pour logique ces petits moments imperceptibles entre deux espaces/temps, phénomènes rattachés à l’idée même de quatrième dimension. Parmi les exemples donnés par Duchamp, celui du bruit que fait un pantalon de velours côtelé, quand on bouge, fait écho aux lacets. Aussi légendaire que nombre des attitudes et dires de Marcel Duchamp, « Anarchitecture » reste un mystère pour nombre d’observateurs. Seuls subsistent quelques documents (une publication dans la revue Flash Art en juin 1974, et des reproductions du carton d’invitation).

L’actualité relance le débat. Le théoricien néozélandais Mark Wigley – professeur à la Columbia School of Architecture (GSAPP) de New York – publie un ouvrage au titre explicite Cutting Matta-Clark : The Anarchitecture Investigation (Lars Müller, 2018). L’air de rien, tout en admirant l’œuvre, sans le dire vraiment, il émet des réserves sur la réelle existence de l’exposition, sur les ambitions de GMC qui ne seraient pas tant la critique de l’architecture qu’un travail sur le langage. Ce n’est pas faux, mais il est passionnant de voir « Le » critique du Déconstructivisme, co-organisateur avec Philip Johnson, au MOMA, en 1988, de la marquante exposition « Deconstrutivism Architecture / Frank O. Gehry, Rem Koolhaas, Peter Eisenman, Daniel Libeskind , Zaha M. Hadid, Coop Himmelblau, Bernard Tschumi », tenter d’amoindrir la portée architecturale de l’œuvre de Matta-Clark. Sans vouloir polémiquer, une pièce comme Window Blow-Out (1976) pourrait expliquer la fascination/répulsion de la scène architecturale d’avant-garde des années 1970 vis-à-vis de GMC.

Invité à l’Institute of Architecture and Urban Studies de New York par le commissaire Andrew MacNair, dans le cadre de l’exposition « Ideas as Model », GMC devait démembrer une salle de réunion aveugle. Selon MacNair (1), il changea d’avis rapidement, trouvant cette proposition trop Minimal Art. Il décida d’emprunter la carabine à air comprimé de son ami Dennis Oppenheim et détruisit toutes les fenêtres de l’Institut, pour ensuite venir masquer les ouvertures avec huit photographies en noir et blanc : des images de grands ensembles du Bronx dont toutes les baies furent brisées par les habitants. Le directeur des lieux se mit dans une colère noire et fit remplacer dans la nuit toutes les vitres. Il ne faut pas toucher à l’institution ! Même quand celle-ci se veut ouverte. Cet homme n’était autre que Peter Eisenman, l’une des figures du déconstructivisme. Stupéfiant de la part du théoricien-praticien le plus déconstructiviste de toute la bande. Pourtant, Eisenman partageait la même philosophie que GMC sur la fragmentation nécessaire de l’espace moderne, trop carcéral. Sa série « Houses » en vaut preuve. Nous ne sommes pas loin du travail de GMC transformé en espace domestique. Mais la grande différence et le grand divorce entre les praticiens, même les plus déconstructivites, et GMC se joue dans sa dimension sociale. Là où GMC critique les donneurs d’ordre et leur négligence envers le logement pour déshérités, les architectes ne cherchent qu’à dessiner leurs villas.

La fracture est définitivement consommée lorsque GMC réalise Splitting (1974). Grâce à Holly et Horace Solomon, ses mécènes, GMC montre à toute la scène architecturale ce qu’une coupe veut dire. Elle ne représente pas seulement un dessin. Comme le faisait si bien remarquer l’architecte italien Carlo Scarpa : « La coupe c’est l’architecture ». Les photocollages et autres photographies de la série insistent sur cet outil de représentation, au sens figuré et au sens propre. Dans une discussion avec Lisa Béar (2) le jour de la visite du site par quelques amateurs, GMC raconte comment il essaie de montrer aux promoteurs et aux architectes leurs responsabilités dans le conditionnement des populations à consommer pour consommer et s’enfermer dans un confort bien fade. Par la mise en place de découpes, donc de vides physiques, GMC révèle les abus des constructions génériques pour mieux les emmener dans des vides métaphoriques.

De Mon Oncle au Centre Pompidou

Dans l’exposition du Jeu de Paume se trouve, logiquement en bonne place, l’œuvre d’art total Conical Intersect (1975). Considérée comme le chef d’œuvre par un grand nombre d’historiens de l’art, cette performance urbaine, très physique, directement sur du bâti et à grande échelle, doit sa classification à l’existence même du chantier qui l’a vu naître, celui du Centre Georges Pompidou. Commise à l’intérieur de deux immeubles pendant la Biennale de Paris, en septembre 1975, cette intervention est digne de figurer dans Mon Oncle (1958). Impossible de ne pas penser au long métrage de Jacques Tati, et à ses incessants allers retours entre la Villa Arpel, ultra moderne, et le logement biscornu de M. Hulot, véritable patchwork d’immeubles archétypaux du vieux Paris. Ici, le chantier du Centre Pompidou remplace la Villa des Arpel. Est-ce que GMC avait vu le film de Tati ? Restent de troublantes correspondances. Véritable feu d’artifice de maladresses de la part de M. Hulot dès qu’il se trouve dans de l’architecture ultra fonctionnelle, GMC définit son incision conique comme « un son et lumière pour les passants ou un nouveau standard extravagant de soleil et d’air pour les locataires » (3). Résolument critique et plein d’humour comme son homologue cinéaste, GMC permit à des centaines de passant(e)s de se faire leur propre idée sur le scandale du plateau Beaubourg. A l’époque, tout le monde se déchirait sur cette question. Les uns étaient pour, car cela inscrivait Paris dans la modernité, les autres considéraient que cela défigurait le cœur de la capitale. Les architectes estimaient son travail comme un acte artistique.

Comme l’écrit l’architecte parisien Xavier Wrona dans le catalogue de l’exposition du Jeu de Paume (P. 109) : « Il en est ainsi dans les écoles d’architectures, où Matta-Clark est présenté comme un ‘artiste’. Ses actions sont lues à travers le prisme et l’aura spécifique du monde de l’art. La totalité de son désir radical de transformation de la réalité est dissoute dans le discours dit ‘esthétique’. Mais, au bord de l’abîme qui aurait pu rendre Matta-Clark inaccessible, ses écrits restent et laissent à penser que la dimension artistique de ses transformations architecturales n’est en quelque sorte qu’accidentelle au regard de leur ancrage déterminé dans une forme d’activisme politique par le fait. »

De nos jours, seuls persistent de l’œuvre de Gordon Matta-Clark tous les supports faciles à accrocher sur des cimaises de galeries ou de musées. Logique puisque l’intéressé n’étant plus il est impossible de réactiver toutes ses actions. Cependant, la diffusion dans les lieux de monstration des nombreux films à disposition mériteraient à l’avenir d’être repensée : chaque projection devrait générer une micro-architecture à l’échelle de chaque espace/temps des vidéos. Et si plusieurs sont diffusées en même temps, dans une même institution, alors l’ensemble de ces « hétérotopies », chères à Foucault, formeront une entité digne de transmettre physiquement les actions de l’architecte-artiste new yorkais.

Gordon Matta-Clark, Anarchitecte, Musée du Jeu de Paume, jusqu’au 23 septembre 2018.


(1) Gordon Matta-Clark, sous la direction de Corinne Diserens, Musées de Marseille, Marseille, 1993, 408 pages, français et anglais, p. 52.

(2) Ibid, p.-p. 203 à 209.

(3) Ibid, p. 245

Christophe Le Gac

Critique, Enseignant en art, architecture et cinéma - à l’ESAD Angers, option Art et BAD Design, architecte DPLG.

Notes

(1) Gordon Matta-Clark, sous la direction de Corinne Diserens, Musées de Marseille, Marseille, 1993, 408 pages, français et anglais, p. 52.

(2) Ibid, p.-p. 203 à 209.

(3) Ibid, p. 245