Economie

L’économie sociale et solidaire : protéger le travail pour protéger l’économie ?

Historien

La contribution de l’économie sociale et solidaire (ESS) à la croissance n’est pas simple à mesurer. Pourtant, certains mécanismes plébiscités par l’ESS font que la protection du travail dynamise la production et favorise la croissance. Protéger le travail pour protéger l’économie : serait-ce enfin un exemple valable de « ruissellement » ?

Croissance et économie sociale et solidaire (ESS) sont presque devenues deux termes antinomiques d’un point de vue théorique. Quand les économistes dits « classiques » s’attachent à comprendre les déterminants de la croissance, les théoriciens liés à l’ESS ne semblent pas directement se préoccuper de l’évolution macroéconomique de la production. Les évaluateurs du PIB n’arrangent rien à cette mésentente, puisqu’ils ne prennent pas encore tout à fait en considération le poids de l’ESS dans l’évaluation de la croissance. Pourtant, depuis quelques années, l’INSEE produit bien des chiffres qui permettraient d’estimer, avec toutes les précautions nécessaires à ce sujet, la part de l’ESS dans le PIB. De tels indicateurs de mesure gagneraient à être connus sur le long terme.

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Les études sur la croissance mettent souvent en avant les mécanismes productifs de valeur marchande en négligeant la dimension humaine. Sans remettre en cause ces approches toujours utiles et pertinentes, il serait temps de valoriser la participation des travailleurs à la mise en place des nouveaux modes de production, notamment par le biais des pratiques liées à l’ESS. Montrer la participation des travailleurs à l’organisation de la production s’inscrit dans la lignée des penseurs de l’économie sociale qui voulaient faire en sorte de valoriser les travailleurs en améliorant leurs conditions : qui protège le travail protège l’économie.

Protéger le travail pour stimuler la croissance économique

En 1848, la question de l’organisation du travail fut portée par un grand nombre de personnalités et de courants considérés comme utopistes (saint-simoniens et fouriéristes). Dans leurs pensées, les travailleurs étaient le plus souvent au cœur du système économique. Plusieurs de ces premiers partisans d’une économie sociale jouèrent un rôle dans la vie économique des deux décennies de croissance suivantes (années 1850-1860). Le rôle des saint-simoniens, en particulier de Michel Chevalier, est significatif. En Grande-Bretagne, la figure de Robert Owen devient une référence en même temps que les christian socialists et les associations de travailleurs contribuent au développement de centaines d’associations ouvrières et magasins coopératifs. Plus tard, la Belle Époque provoque l’émergence d’un grand nombre de coopératives et d’associations mutuelles [1],  particulièrement dans le secteur agricole, qui connaît par la suite une forte croissance.

La réflexion sur le rôle des organisations de travailleurs dans la croissance et le développement peut être élargie dans le temps, en s’intéressant par exemple à la croissance libérée par le travail libre à la suite des abolitions du servage ou de l’esclavage aux XVIIIe et XIXe, ou en soulignant l’importance du rôle des syndicats et des organisations paritaires dans les « États-providence » qui ont permis les Trente Glorieuses. Aujourd’hui encore, des réponses aux crises récentes passent par la promotion de l’ESS et des économies collaboratives, des modèles économiques organisées par les travailleurs eux-mêmes.

L’effet inverse est également notable : les crises induisent des innovations dans l’organisation du travail. En devant s’adapter, les travailleurs et ceux qui gèrent leur activité (employée ou non) contribuent aux innovations dans les systèmes d’organisation du travail. Ainsi, la crise des années 1820-1840, marquée par l’apparition du chômage et une baisse des salaires, entraîne le développement de solidarités ouvrières associatives, valorisées notamment par les premiers socialistes, et qui sont adoptées et préconisées par les entreprises des années 1850-1860 (les caisses de secours mutuels notamment). Dans les années 1870-1880, la grande dépression conduit au développement des bourses du travail et au développement de la mutualité ou de la coopération qui connaissent un relatif apogée à la Belle Époque. Puis durant les crises de l’entre-deux-guerres se développe le syndicalisme qui devient, durant les Trente Glorieuses, le partenaire social du management tayloro-fordiste, le tout dans le cadre d’un développement de l’État-providence sur les bases mutualistes structurées depuis plus d’un siècle. Après la crise des années 1970-1980, l’économie sociale a connu un nouvel engouement qui inspire le management contemporain, qui revendique la participation des travailleurs à la finance éthique comme la volonté de promouvoir des nouvelles formes de gouvernance plus démocratiques au sein des entreprises.

L’économie sociale et solidaire, parce qu’elle prolonge l’histoire des protections du travail doit donc nécessairement avoir un impact sur la croissance économique. Indirect, cet impact n’est pas simple à mesurer.

Comment intégrer l’ESS dans la croissance ?

Depuis près d’une décennie, la part de l’ESS dans le PIB est souvent estimée à 10% par ses militants ou les ministères et secrétariat d’État qui en ont la charge. En constatant que l’ESS emploie plus de 12 % des salariés du secteur privé et contribue à près de 8 % de la masse salariale nationale, la tentation d’estimer sa part dans le PIB à 10 % est forte. Dès 2009, Philippe Kaminski remet néanmoins en cause cette estimation en soulignant la part importante de temps partiels et d’emplois aidés dans le secteur associatif, réduisant la part des associations dans le PIB aux alentours de 3 %. En incluant ensuite les SCOP et les mutuelles dans son estimation, Kaminski parvient à la fourchette suivante : l’ESS contribue à environ 6-7 % [2] du PIB. Cette estimation est confirmée récemment par une étude de l’INSEE de 2013 qui évalue la part de l’économie sociale et solidaire dans la valeur ajoutée à 6 % du PIB national, soit plus de 100 milliards d’euros [3].

Néanmoins, le rapport de mission sur l’évaluation de l’apport de l’ESS remis en septembre 2013 par Philippe Frémeaux à Benoît Hamon souligne combien il est difficile, mais aussi risqué, d’évaluer l’utilité sociale de l’ESS. Sans rejeter la légitimité d’évaluer les organisations de l’ESS, il constate que « l’utilisation de certaines techniques d’évaluation risque de réduire l’autonomie créative des organisations de l’ESS et les conduire à se centrer sur la seule satisfaction d’indicateurs et de mesures » qui pourraient être réducteurs, voire trompeurs. Le rapport plaide d’ailleurs pour de nouveaux outils et indicateurs de richesse croisant les données quantitatives macro-économiques à des évaluations de l’utilité sociale associant différents acteurs, dont les citoyens et les salariés.

Autre problème : la plupart de ces estimations sont annuelles, alors que le secteur mène des projets de long terme. Ici, l’histoire économique et sociale et l’histoire des idées ont un rôle à jouer, notamment en raison de leur intérêt pour le long terme et le croisement des outils et études entre les sciences humaines et sociales. Après plusieurs décennies de critiques des modèles sur le temps long comme ceux des Annales et des travaux de Braudel et de Labrousse, des économistes se penchent à nouveau sur le long terme. Les travaux de Thomas Piketty en témoignent. Du point de vue de l’ESS, la volonté de voir à long terme, volonté presque utopique en ces temps où l’impératif économique à court terme semble s’être imposé, invite à revenir sur les théories appréhendant l’économie sur le temps long.

Préciser la contribution de l’ESS à la croissance ?

En effet, l’ESS inspire l’économie et propose des solutions pour endiguer la crise. Depuis deux décennies, les modèles solidaires suscitent un nouvel engouement, tant chez les universitaires qu’au sein des décideurs politiques. Dans un contexte de croissance exsangue et de hausse du chômage, les bons chiffres du secteur de l’ESS, étudiés depuis plus d’une décennie par l’INSEE, ont de quoi séduire.

En 2013, 221 325 structures de l’ESS emploient 2 370 301 salariés pour 2 323 363 employeurs et 22 652 818 salariés à l’échelle nationale. L’ESS (coopératives, mutuelles, fondations et surtout associations) représente donc près de 10 % des employeurs et des salariés en France. Notons qu’en 2005, l’effectif salarié de l’ESS, tous secteurs confondus, s’élevait à 2 081 929 pour 21 643 523 salariés en France. Cela constitue une croissance de 13,8 % de l’emploi de l’ESS contre 4,6 % pour l’emploi global de 2005 à 2013. Dans un contexte de hausse du chômage sur la période, l’ESS s’impose comme un secteur résistant à la crise. Avec le crépuscule du capitalisme post-fordiste et la dissolution de l’État-providence, le secteur de l’ESS retrouve sa place privilégiée de « troisième voie » et se présente comme une alternative au capitalisme libéral.

Qu’est-ce qui rend si spécifique une organisation dans l’économie sociale et solidaire ? D’abord ses statuts. Les conseils d”administration des associations, coopératives ou mutuelles sont élus par les sociétaires, usagers, associés ou salariés de la structure selon le principe  « un homme, une voix ». L’ESS concrétise ainsi la volonté affichée tant par Jean Jaurès à la fin du XIXe que par la CFDT des années 1960-1970 de faire entrer la démocratie dans l’entreprise.

La répartition des bénéfices de manière collégiale et la « finalité de servir les hommes » justifient l’idée que l’ESS investit dans l’« économie réelle » par opposition à l’« économie spéculative » très sévèrement critiquée lors de la crise de 2007-2008. Dans les coopératives ou certaines mutuelles, la répartition des bénéfices peut se faire entre tous les salariés, ce qui rejoint les théories d’intéressement des salariés à l’entreprise. Par ailleurs, en répondant souvent à des besoins vitaux ou sociaux présents sur des territoires bien définis, les entreprises de l’ESS s’affichent comme des services de proximité, plus souples et flexibles que les services publics, et non « délocalisables » comme beaucoup de services privés.

Enfin, l’importance accordée traditionnellement à l’humain dans le secteur de l’ESS stimule l’innovation, notamment dans des domaines comme le développement durable, l’égalité femme/homme ou la lutte contre les discriminations. Les entreprises de l’ESS promeuvent ainsi toutes les vertus qu’aimeraient afficher les administrations publiques ou les grandes entreprises privées : transparence, ouverture, accessibilité, dialogue, innovation sociale, promotion de l’égalité et de la culture démocratique.

Depuis les années 1970, l’économie sociale est réapparue dans les débats politiques, d’abord en se présentant comme un « tiers-secteur », une troisième voie possible entre le privé et le public, l’État et le capital. On aurait tort de réduire l’ESS à sa bien-pensance pour l’envisager seulement comme un secteur de travailleurs soucieux d’améliorer le quotidien des hommes du monde entier ou à l’inverse d’encenser ses pratiques qui ne sont pas toujours si vertueuses. Il faut davantage comprendre que les théories d’économie sociale partent de la réalité économique et sociale du quotidien pour chercher à l’améliorer du point de vue du travail. Contrairement aux modèles économiques qui se prétendent intemporels, l’ESS part du concret, du local, du vécu, pour le réinventer ou le ré-enchanter.

 


[1] Les coopérateurs de la Belle Époque ont été mis en évidence par Jean Gaumont, André Gueslin et plus récemment Michel Dreyfus et Patricia Toucas-Truyen.

[2] P. Kaminski, « Le Poids de l’économie sociale dans le PIB : entre 6 % et 7 % », contribution au 23ecolloque de l’ADDES, mars 2009.

[3] A.-J. Bessone, S. Durier, G. Lefebvre, Vue d’ensemble – l’économie française à l’arrêt, INSEE, 2013, encadré 3, p. 27.

Olivier Chaïbi

Historien, Formateur à l’ESPE-UPEC

Rayonnages

ÉconomieSocial

Notes

[1] Les coopérateurs de la Belle Époque ont été mis en évidence par Jean Gaumont, André Gueslin et plus récemment Michel Dreyfus et Patricia Toucas-Truyen.

[2] P. Kaminski, « Le Poids de l’économie sociale dans le PIB : entre 6 % et 7 % », contribution au 23ecolloque de l’ADDES, mars 2009.

[3] A.-J. Bessone, S. Durier, G. Lefebvre, Vue d’ensemble – l’économie française à l’arrêt, INSEE, 2013, encadré 3, p. 27.