Droit

La fraternité est constitutionnelle mais la solidarité reste un délit

Juriste

Le 6 juillet dernier, la valeur constitutionnelle de la fraternité a été confirmée, consacrant au passage une liberté nouvelle : la liberté d’aider autrui – à titre humanitaire – quelle que soit sa situation au regard de la législation sur l’immigration. Comment expliquer alors que le délit de solidarité existe toujours ? Un examen juridique précis des décisions sur le sujet permet d’éclaircir les enjeux d’une immunité humanitaire limitée par l’exigence de lutte contre l’immigration irrégulière.

Contrairement à ce qu’ont titré la plupart des médias suite à la décision n° 2018/717-718 QPC Cédric Herrou et P-A. Mannoni du 6 juillet 2018, le Conseil constitutionnel n’a pas « aboli » le « délit de solidarité », c’est-à-dire l’incrimination de l’aide à l’entrée, au séjour ou à la circulation irréguliers régie par l’article L. 622-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers en France (CESEDA).  Certes, dans une décision qui fera date, le juge constitutionnel a constaté la valeur constitutionnelle du principe fraternité – comme le défendait de longue date le Professeur Michel Borgetto. Il a surtout donné un contenu précis à ce principe en consacrant une liberté nouvelle – la liberté d’aider autrui, dans un but humanitaire, sans considération de sa situation administrative. Néanmoins, tempérant ce principe en le conciliant avec l’objectif de « lutte contre l’immigration irrégulière », le juge constitutionnel estime qu’il ne peut jouer que pour les exemptions au délit d’aide au séjour et à la circulation irréguliers, à l’exclusion de l’aide, même à titre humanitaire, à l’entrée irrégulière. Entrant immédiatement dans cette interstice, le ministre de l’Intérieur Gérard Collomb s’est satisfait dans un communiqué du 6 juillet 2018, d’une décision qui, selon lui, « conforte la position qu’a tenue le Gouvernement lors du débat sur le projet de loi asile, immigration et intégration » et réaffirme que l’immunité humanitaire « ne doit pas s’étendre à l’aide apportée dans un but militant »

Le ou, plutôt, les « délits de solidarité » ne sont pas un concept juridique. Il s’agit d’une expression militante forgée afin de désigner toutes les incriminations pénales qui sont susceptibles d’être utilisées, ou instrumentalisées, par les pouvoirs publics afin de dissuader ou réprimer l’aide désintéressée apportée par des citoyens ou des associations à des migrants sans-papiers (l’expression apparaît en 2003 dans le « manifeste des délinquants de la solidarité »). L’incrimination la plus connue – et la plus symbolique – est celle de l’article L.622-1 du CESEDA qui permet de poursuivre et de réprimer de cinq ans de prison et de 30 000€ d’amende toute personne qui « aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers, d’un étranger en France ». Cette incrimination très large, héritage d’un décret-loi de 1938 et reprise à la Libération dans l’ordonnance du 2 novembre 1945, a constamment été maintenue depuis dans le statut des étrangers par des gouvernements de gauche comme de droite.

Dans sa décision du 6 juillet 2018, le Conseil constitutionnel n’a pas remis en cause cette incrimination [1]. À vrai dire, il ne se prononce pas expressément sur l’article L.622-1, qui pourrait toujours, dans l’absolu, faire l’objet d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) à l’avenir. L’enjeu de la QPC 2018/717-178 était en réalité de déterminer la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution, non pas du « délit de solidarité » en lui-même, mais de l’exemption pénale, en particulier l’immunité humanitaire figurant au 3° de l’article L.622-4, telle qu’elle résulte de la loi du 31 décembre 2012 adoptée alors que Manuel Valls était ministre de l’Intérieur.

Développant une vision étriquée de l’immunité humanitaire, calibrée pour protéger les associations d’assistance aux démunis (telles qu’Emmaüs, les Restaus du Cœur ou le Secours catholique) ou aux étrangers (Cimade, FTDA, etc.), le législateur socialiste a permis – dans le contexte de rétablissement des contrôles frontaliers – aux autorités publiques de multiplier les poursuites et condamnations à l’encontre de bénévoles et militants de la Vallée de la Roya ou du Briançonnais afin de dissuader le soutien apporté aux migrants, comme cela avait déjà été pratiqué dans le passé notamment à Calais. Elle a aussi abouti aux condamnations par la Cour d’appel d’Aix de Cédric Herrou et de Pierre-Alain Mannoni sur la base d’un raisonnement extravagant : l’aide apportée par ceux-ci n’aurait pas été désintéressée mais aurait fait l’objet d’une contrepartie car ils auraient été guidés par un militantisme visant à mettre en échec l’application de la législation relative à l’immigration.

C’est pour combattre ce raisonnement particulièrement pernicieux que ces décisions ont fait l’objet de pourvois en cassation introduits par Patrice Spinosi, complétés par deux questions prioritaires de constitutionnalité (n°17-85736 et n°17-85737, 9 mai 2018) transmises par la Cour de cassation au Conseil constitutionnel compte tenu du fait que c’était la première fois qu’était invoqué en QPC le principe constitutionnel de fraternité.

Or, non seulement le juge constitutionnel, dans sa décision du 6 juillet, a constaté la valeur constitutionnelle de ce principe mais il a aussi consacré une liberté nouvelle – celle d’aider autrui, à titre humanitaire, quelle que soit sa situation au regard de la législation sur l’immigration.

Si cette consécration constitue un progrès indéniable pour la défense des droits de l’Homme, on peut néanmoins s’étonner du contenu à géométrie variable du principe de fraternité, selon qu’il concerne l’aide à la circulation ou au séjour irréguliers ou l’aide à l’entrée. On peut aussi s’interroger sur la portée précise de cette nouvelle liberté tant il est compliqué de déterminer ce qu’elle recouvre exactement notamment si elle protège aussi une action militante visant, dans une logique de désobéissance civile, non seulement à aider autrui mais aussi à dénoncer la vacuité des lois sur l’immigration.

Un progrès indéniable : la consécration d’une liberté nouvelle corollaire du principe constitutionnel de fraternité

La valeur constitutionnelle du principe de fraternité ne faisait aucun doute. Non seulement ce principe figure, aussi bien dans la Constitution de 1946 que dans celle de 1958, dans la devise républicaine aux côtés de la liberté et de l’égalité. Mais en outre, il est fait mention de ce principe à deux autres reprises dans la Constitution de 1958[2]. On connaît aussi l’attachement des révolutionnaires de 1789 comme de 1848 à ce principe, notamment sous l’influence de la franc-maçonnerie.

Mais si la valeur constitutionnelle du principe de fraternité ne faisait aucun doute on pouvait s’interroger sur sa juridicité et son contenu précis, notamment lorsqu’il est invoqué en QPC. On connaissait le précédent du principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine. Le Conseil constitutionnel lui a reconnu une valeur constitutionnelle en le déduisant du préambule de 1946 mais, pour autant, il n’a pas encore eu l’occasion d’en faire une application précise en QPC[3]. Mais on sait aussi depuis 2008, à propos de la Charte de l’environnement, que toutes les dispositions de celle-ci, quel que soit leur degré de normativité, peuvent être invoquées devant un juge.

Ainsi, comme l’a constamment défendu le Professeur Michel Borgetto, à qui il faut rendre hommage tant il a constamment défendu ce principe depuis sa thèse de référence et a été influent dans le cadre de cette QPC, le principe de fraternité a aussi une juridicité. Cette position était aussi défendue par Guy Canivet, ancien membre du Conseil constitutionnel, dans une conférence mise en ligne sur le site de la juridiction constitutionnelle.

Or c’est là le réel apport de la décision Cédric H., que la plupart des médias ont totalement ignoré. Pourtant, de manière inhabituelle, Laurent Fabius, a pris la parole publiquement pour commenter la décision rendue en soulignant qu’« à l’instar de la liberté et de l’égalité qui sont les deux autres termes de la devise de notre République, la fraternité devra être respectée comme principe constitutionnel par le législateur et elle pourra être invoquée devant les juridictions ». Une telle prise de parole publique du président du Conseil constitutionnel pour commenter une décision est rare. Elle constitue la confirmation que les Sages de la rue Montpensier ont entendu faire de la décision du 6 juillet 2018 une « grande » décision marquant l’histoire constitutionnelle. Les occasions sont en effet peu fréquentes pour le juge constitutionnel de constater pour la première fois la valeur constitutionnelle d’un principe républicain et de consacrer une nouvelle liberté fondamentale.

Surtout qu’en l’occurrence le Conseil constitutionnel donne un contenu au principe de fraternité, à savoir « la liberté d’aider autrui, dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national ». On peut certes regretter que la décision n’ait pas monté en généralité en précisant davantage la portée du principe de fraternité. La liberté consacrée dans la décision Cédric H. est en effet une liberté de circonstance, qui « colle » au problème posé par la QPC sur l’article L.622-4, 3°. Toutefois, il est probable que le juge constitutionnel n’a pas voulu aller plus en avant dans la détermination du contenu matériel du principe de fraternité, afin de ne pas s’interdire par la suite de possibles futurs développements de ce principe mais aussi, d’un point de vue stratégique, pour ne pas provoquer la crainte du Gouvernement ou l’ire du Législateur ou des accusations du « Gouvernement des juges »[4]. Il se réserve donc la possibilité, à d’autres occasions, de donner, ou pas, un contenu plus précis ou de déduire d’autres corollaires de ce principe matriciel.

Le progrès pour la défense des droits de l’Homme est donc indéniable dans la mesure où le principe de fraternité et la liberté nouvelle dégagée dans l’affaire Cédric H. pourront non seulement être invoqués en QPC par des justiciables à l’encontre d’autres dispositions législatives anti-solidaires qui y contreviendraient mais aussi devant le juge judiciaire et le juge administratif, particulièrement en référé-liberté. Le champ des possibles est donc largement ouvert. En revanche la décision est moins enthousiasmante lorsqu’elle atténue immédiatement la portée du principe de fraternité en le conciliant avec l’exigence de lutte contre l’immigration irrégulière.

Un principe de fraternité à géométrie variable

À la lecture de la décision du 6 juillet 2018, l’enthousiasme suscité par la consécration de la valeur constitutionnelle du principe de fraternité et de la liberté nouvelle d’aider autrui est rapidement refroidi lorsqu’on découvre que le juge constitutionnel module la portée de ce principe. À cette fin, il rappelle d’une part qu’« aucun principe non plus qu’aucune règle de valeur constitutionnelle n’assure aux étrangers des droits de caractère général et absolu d’accès et de séjour sur le territoire national »  et d’autre part, que ce principe doit se concilier avec « l’objectif de lutte contre l’immigration irrégulière » qui participe à l’objectif de valeur constitutionnelle de la sauvegarde de l’ordre public[5].

C’est le résultat de cette conciliation qui permet au Conseil constitutionnel d’invalider L.622-4, 3° car cette disposition ne permettait le bénéfice de l’exemption pénale qu’au bénéfice de la personne mise en cause pour aide au séjour irrégulier et non pour aide à la circulation (cons. 13).

Logiquement le même raisonnement aurait dû conduire le juge constitutionnel à invalider aussi le fait que cette exemption ne concerne pas non plus l’aide à l’entrée irrégulière. Mais faisant une application variable du principe de fraternité, le Conseil estime, sur la base d’un raisonnement artificiel, que dans ce cas l’objectif de lutte contre l’immigration irrégulière l’emporte de manière absolue sur le principe de fraternité, car l’aide à l’entrée, juge-t-il, « a nécessairement pour conséquence (…) de faire naître une situation illicite » (cons. 12).  Un tel raisonnement est critiquable car l’entrée irrégulière ne devrait pas plus que le séjour ou la circulation irréguliers être considérées comme illicite. La Cour de justice a en effet tout autant remis en cause dans sa jurisprudence le délit de séjour que celui d’entrée irréguliers.

Certes, en l’état du droit positif, n’a été abrogé dans le droit français, par la loi du 31 décembre 2012, que le délit de séjour irrégulier (article L.621-2 du CESEDA). Mais pour se conformer au droit de l’Union européenne, le législateur doit aussi abroger le délit d’entrée irrégulière – comme prévoit d’ailleurs de le faire le projet de loi « Collomb ».

Certes on peut comprendre la différence de régime juridique entre l’aide à l’entrée et l’aide au séjour irréguliers au regard de la directive 2002/90/CE du Conseil du 28 novembre 2002 définissant l’aide à l’entrée, au transit et au séjour irréguliers, qui elle-même vient appliquer le Protocole de Palerme de 2002 des Nations Unies visant à lutter contre la traite de l’être humain. Mais dans cette directive les exigences ne sont pas les mêmes s’agissant des deux types d’aide[6], l’immunité humanitaire est possible dans les deux cas.

Faisant abstraction de ce contexte, le Conseil constitutionnel censure l’article L. 622-4, 3° seulement en tant qu’il n’inclut pas l’aide à la circulation dans le périmètre de l’immunité pénale au même titre que l’aide au séjour irrégulier.  Il écarte en revanche que l’aide à l’entrée puisse bénéficier de la moindre immunité (en dehors du cas exceptionnel de l’état de nécessité[7]). Une telle mise à l’écart est très contestable, particulièrement lorsqu’on applique cette exclusion, par exemple, à la traversée des cols alpins, surtout en hiver, qui peut être périlleux et justifie dans le Briançonnais ou la vallée de la Roya des phénomènes locaux de solidarité.

Pour des raisons de sécurité juridique, le Conseil constitutionnel donne au législateur jusqu’au 1er décembre 2018 pour revoir sa copie, avant que l’article L.622-4 soit abrogé. Cela tombe à point nommé puisqu’en première lecture du projet de loi « Collomb », l’Assemblée a adopté l’amendement gouvernemental n° 1172  visant à étendre l’immunité pénale applicable au séjour irrégulier à la circulation.

Mais, une fois n’est pas coutume, le Conseil constitutionnel a été plus loin. Il ne s’est pas contenté d’une censure platonique permettant juste au législateur de revoir sa copie mais sans que la décision produise d’effets sur les procédures administratives ou judiciaire en cours, comme il l’a fréquemment fait durant l’état d’urgence.

L’habileté des conseils de Cédric Herrou et Pierre-Alain Mannoni a permis de porter le débat aussi sur la limitation de l’immunité humanitaire du L.622-4, 3° par la loi « Valls » de 2012 à une liste limitative d’actes (conseils juridiques, prestations de restauration, hébergement ou soins médicaux) et de mobiles (assurer des conditions de vie dignes et décentes ou préservation de la dignité ou l’intégrité physique de l’étranger). Or une telle limitation rendait extrêmement complexe pour les juges et les Procureurs la détermination des cas dans lesquels les actes des militants ou des bénévoles sont couverts par cette immunité et les cas dans lesquels ils ne le sont pas.

Or la bonne surprise de la décision du 6 juillet 2018 est que le juge constitutionnel formule une réserve d’interprétation, c’est-à-dire donne une interprétation nouvelle des dispositions contrôlées afin de la vider de son venin inconstitutionnel. Il estime en effet que le 3° de l’article L. 622-4 ne sauraient, « sans méconnaître le principe de fraternité », être interprétées « autrement que comme s’appliquant en outre à tout autre acte d’aide apportée dans un but humanitaire » (cons. 15) [8]. Cela revient donc à étendre substantiellement l’immunité humanitaire bien au-delà de la liste fastidieuse, et parcellaire, des cas énumérés par le législateur de 2012 dans ces dispositions. En outre, autre bonne surprise, le Conseil constitutionnel précise, à la fin de sa décision, la portée de cette réserve d’interprétation en estimant que l’exemption pénale prévue au 3° de l’article L. 622-4 doit s’appliquer non seulement aux actes tendant à faciliter ou à tenter de faciliter, le séjour irrégulier mais aussi la circulation « constituant l’accessoire du séjour d’un étranger en situation irrégulière en France lorsque ces actes sont réalisés dans un but humanitaire » (cons. 24). Or on rencontre ce type de cas de figure justement dans l’affaire Herrou ayant conduit à sa condamnation par la Cour d’appel d’Aix-en-Provence le 8 août 2017.

Et l’avantage d’une telle réserve d’interprétation c’est qu’elle ne s’applique pas de manière différée au 1er décembre 2018 mais immédiatement aux affaires en cours. Ainsi en raison du principe d’application de la loi pénale la plus douce (rétroactivité in mitius), les différentes personnes faisant l’objet actuellement de poursuites ou condamnations non définitives, on pense en particulier à Monique Landry, dont le jugement est attendu le 13 juillet, mais aussi, après cassation, à Cédric Herrou et Pierre-Alain Mannoni, doivent pouvoir bénéficier de cette extension de l’immunité à tous les cas d’actes d’aide au séjour ou à la circulation réalisés dans un but humanitaire (mais pas d’aide à l’entrée).

Le même amendement gouvernemental n° 1172, adopté par l’Assemblée, avait d’ores et déjà étendu l’immunité humanitaire au fait de fournir des conseils et de l’accompagnement, non seulement juridiques mais aussi « linguistiques ou sociaux ». L’amendement vise, selon l’exposé des motifs, les conseils et l’accompagnement, notamment juridiques, linguistiques ou sociaux (ce qui permettra de placer dans cette exemption les associations qui dispensent des cours de français), ou des prestations de restauration, d’hébergement ou de soins médicaux destinées à assurer des conditions de vie dignes et décentes à l’étranger, ou bien toute autre aide visant à préserver la dignité ou l’intégrité physique de celui-ci, ou bien tout transport directement lié à l’une de ces exceptions.

À notre sens cette rédaction n’est pas suffisante pour couvrir tous les cas d’aide humanitaire et se conformer à la Constitution. Ainsi que le relevait la CNCDH dans son avis du 18 mai 2017, « donner des cours d’alphabétisation ou recharger un téléphone portable, par exemple, pourra ne pas être considéré comme nécessaire pour “préserver la dignité ou l’intégrité physique”. En conséquence, ces formes d’aide – et beaucoup d’autres – ne seront pas exemptées de condamnation, même si elles sont totalement désintéressées et ne donnent lieu à aucune contrepartie ».

Il serait donc nécessaire au Gouvernement ou à la majorité LREM-Modem de déposer un nouvel amendement en seconde lecture à la mi-juillet 2018 pour étendre, dans une liste limitativement énumérée (ce qui peut paraître une gageure), l’exemption pénale « à tout autre acte d’aide apportée dans un but humanitaire » afin de se conformer totalement au principe de fraternité (cons. 14).

Tel n’est manifestement pas l’intention du ministre de l’Intérieur dans la mesure où dans un communiqué du 6 juillet 2018, il s’est immédiatement félicité de ce… désaveu cinglant infligé au Gouvernement par le Conseil constitutionnel « à propos de ce qui est couramment appelé le « délit de solidarité » »[9].  Il estime pourtant que « cette décision conforte la position qu’a tenue le Gouvernement lors du débat sur le projet de loi asile, immigration et intégration à l’Assemblée nationale ». Par suite, Il annonce souhaiter que l’Assemblée rétablisse le texte adopté en première lecture « en tirant les conséquences de la décision du Conseil constitutionnel ».

La porosité entre actes militants et aide humanitaire

Le communiqué insiste aussi – confirmant l’obsession du ministre de l’intérieur à l’égard des militants sans-frontiéristes, comme l’un de ses prédécesseurs était obsédé par les « droits de l’hommiste » – sur le fait que l’exemption pénale pour l’aide apportée dans un but humanitaire « ne doit pas s’étendre à l’aide apportée dans un but militant ou aux fins de faire obstacle à l’application de la loi ou à l’action de l’État »[10]. Il se glorifie aussi du fait que « cette exemption humanitaire, qui concerne l’aide au séjour irrégulier, ne s’étende pas à l’aide au franchissement irrégulier des frontières » – ce qui constituait manifestement la ligne rouge que le Conseil constitutionnel se devait de ne pas franchir.

Pourtant, comme avaient essayé de le faire valoir certains députés LREM, en particulier Olivier Veran, la seule façon de mettre réellement un terme au délit de solidarité n’est pas d’étendre les immunités humanitaires en modifiant l’article L.622-4, 3° du CESEDA mais de redéfinir le périmètre de l’incrimination en modifiant l’article L.622-1. C’est ce à quoi s’attèle l’amendement n° CL259 du 29 mars 2018, présenté par trois députés LREM (Mme Moutchou, M. Véran et M. Boudié) en précisant que le délit n’est constitué que si l’aidant a « sciemment » facilité ou tenté de faciliter la circulation ou le séjour irréguliers « dans un but lucratif ou moyennant une  contrepartie matérielle  directe ou indirecte ». Assurément cette redéfinition de l’incrimination, également proposée par les associations et les autorités indépendantes[11], est le seul réel moyen, avec l’abrogation pure et simple de cette disposition de mettre fin, ou en tout cas de limiter substantiellement, les cas de « délit de solidarité ».

Le ministre de l’Intérieur s’était néanmoins frontalement opposé à cet amendement et Olivier Veran n’avait obtenu le dépôt de l’amendement gouvernemental visant à boucher les « trous dans la raquette » du L.622-4 que de « haute lutte » par un arbitrage de l’Elysée[12]. Il est donc peu probable, et même carrément improbable, que le Gouvernement dépose un amendement moins restrictif. Les mauvais jours du délit de solidarité ne finiront donc pas de si peu.

Reste à savoir si l’immunité constitutionnelle dégagée dans la décision Cédric H. est susceptible de protéger les militants. Il n’est jamais aisé de distinguer un acte militant d’autres actes (l’auteur de ces lignes est bien placé pour le savoir). Mais si le militantisme est une forme d’engagement actif ayant une dimension idéologique et visant à changer le monde il repose nécessairement sur une forme de désintéressement. Ce qui intéresse le militant ce n’est pas ses propres intérêts mais de faire progresser la cause qu’il défend.

Si les ressorts de l’acte militant et de l’aide humanitaire ne sont donc pas les mêmes, ces deux types d’actes reposent sur les mêmes principes de désintéressement, d’absence de contrepartie et de foi dans l’égalité entre tous les êtres humains, tous titulaires des mêmes droits fondamentaux et de la même dignité. Il est donc absurde d’estimer qu’un acte d’aide à un migrant sans-papier par un militant, réalisé parce que cette aide est la seule attitude possible pour se conformer à ses convictions, n’a pas aussi nécessairement une dimension humanitaire. Lorsqu’il s’agit d’assister des migrants confrontés à des conditions de vie difficiles et à une pression policière et des contrôles incessants, comme dans le Calaisis ou à la frontière franco-italienne, les démarches militantes et d’assistance humanitaire s’enchevêtrent et il est en réalité impossible de les distinguer. Surtout dans un État de droit, ce n’est pas à l’État, et encore moins au Gouvernement, de déterminer les combats qui sont justes.

NDLA – Déclaration de conflit d’intérêt: sans participer à sa rédaction nous avons eu, comme universitaire spécialiste de la question, des échanges avec le cabinet d’avocats qui a élaboré, pro bono, la QPC pour Cédric Herrou et Pierre Alain Mannoni ainsi qu’avec des associations tiers intervenantes.


[1] Notre collègue Paul Cassia critique donc, avec raison, les « Unes » de journaux comme Le Figaro  du 6 juillet ou Le Monde du 7 juillet 2018 qui annoncent, à tort et comme le plupart des médias, l’abolition ou l’invalidation du « délit de solidarité ». Voir contra l’analyse juste : Kim Hullot-Guiot et Ulysse Bellier, « «Délit de solidarité» : la fraternité érigée en principe constitutionnel », Libération, 6 juillet 2018.

[2] Préambule de 1958 : « la République offre aux territoires d’Outre-Mer qui manifestent la volonté d’y adhérer des institutions nouvelles fondées sur l’idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité et conçues en vue de leur évolution démocratique » et à l’article 72-3 de la Constitution, que « la République reconnaît, au sein du peuple français, les populations d’outre-mer, dans un idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité ».

[3] En revanche le Conseil d’État a déjà eu l’occasion, en référé-liberté, de reconnaître la dignité de la personne humaine comme une liberté fondamentale invocable par des particuliers (cf. Véronique Champeil-Desplats et Serge Slama, « Qu’elle protège ou qu’elle punisse, la dignité n’est pas la même pour tous »; CE, 23 novembre 2015, Ministre de l’intérieur commune de Calais)

[4] Suite à la décision du 6 juillet 2018 le duo (comique ?) Guillaume Larrivé et Eric Ciotti a néanmoins déposé sur le projet de loi constitutionnel un amendement surréaliste visant à permettre au législateur de neutraliser une décision du Conseil constitutionnel. Voir le communiqué sur le compte tweeter de G. Larrivée.

[5] Le Conseil constitutionnel avait déjà admis la restriction de la liberté individuelle des étrangers au nom de cet objectif qu’il a consacré en 2011.

6] Pour l’aide à l’entrée ou à la circulation, l’article 1er de cette directive prescrit aux États d’adopter des sanctions appropriées à l’encontre de quiconque « aide sciemment » un ressortissant d’un État tiers de l’Union européenne « à pénétrer » ou à « transiter » illégalement sur le territoire d’un État membre alors que pour l’aide au séjour les sanctions sont possibles à l’encontre de la personne qui aide « sciemment, dans un but lucratif », un ressortissant de pays tiers à séjourner illégalement. Or, pour l’aide au séjour, l’article L.622-1 du CESEDA n’exige pas que l’aide apportée dans un but lucratif. Il s’agit pourtant d’un élément central de l’incrimination qui permettrait d’écarter de nombreux cas de « délit de solidarité ».

[7] On peut imaginer des cas exceptionnels dans lesquels il sera démontré qu’il était nécessaire d’aider au franchissement irrégulier d’une frontière, par exemple dans un col alpin, afin de porter assistance à un migrant face à un danger actuel ou imminent au sens de l’état de nécessité de l’article 122-7 du Code pénal. Voir cette décision du tribunal correctionnel de Foix de 2009 pour une illustration s’agissant d’un mineur isolé.

[8] Dans de précédentes décisions portant sur le délit de solidarité le Conseil constitutionnel avait déjà apporté une telle réserve (cf. Décision n° 96-377 DC du 16 juillet 1996 relative à la loi tendant à renforcer la répression du terrorisme et des atteintes aux personnes dépositaires de l’autorité publique ou chargées d’une mission de service public et comportant des dispositions relatives à la police judiciaire ; Décision n° 98-399 DC du 5 mai 1998 relative à la loi relative à l’entrée et au séjour des étrangers en France et au droit d’asile (Chevènement) ; Décision n° 2004-492 DC du 02 mars 2004 relative à la loi portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité (loi Perben II)) mais pour des raisons techniques, elle était restée lettre morte.

[9] Dans ses mémoires en défense devant le Conseil, auxquels nous avons eu accès, comme en témoigne l’intervention du représentant du Secrétariat général du Gouvernement lors de l’audience, le Gouvernement excluait radicalement toute inconstitutionnalité.

[10] L’amendement n°1172 précisait, dans le même sens, que « l’État a le droit et la responsabilité de contrôler ses frontières, et ne peut tolérer le contournement de ces contrôles, contournement bien souvent motivé par une volonté politique, celle de faire échec à l’action de l’État, plutôt que par le souhait de venir au secours de situations de détresse. Ainsi que l’a jugé récemment la cour d’appel d’Aix-en-Provence, n’entrent pas dans les exemptions prévues par la loi les actions militantes qui s’inscrivent moins dans la réponse à une situation de détresse que dans une contestation globale de la loi, contestation qui constitue en elle-même une contrepartie ».

[11] Voir notamment, la rédaction proposée par la CNCDH dans ses avis du 19 novembre 2009 et du 18 mai 2017 « Mettre fin au délit de solidarité », celle proposée par le collectif Délinquants solidaires, par la sénatrice Esther Benbassa ou encore par le sénateur Leconte ou encore l’avis du Défenseur des droits.

[12] « Limitation du délit de solidarité : l’amendement du député isérois Olivier Véran loin de faire l’unanimité », Place Gre’net, 23 avril 2018 ; Manon Rescan, « Immigration : les députés tentent d’adoucir la copie de Gérard Collomb », Le Monde, 29 mars 2018.

Serge Slama

Juriste, Professeur de droit public à l'Université Grenoble-Alpes

Notes

[1] Notre collègue Paul Cassia critique donc, avec raison, les « Unes » de journaux comme Le Figaro  du 6 juillet ou Le Monde du 7 juillet 2018 qui annoncent, à tort et comme le plupart des médias, l’abolition ou l’invalidation du « délit de solidarité ». Voir contra l’analyse juste : Kim Hullot-Guiot et Ulysse Bellier, « «Délit de solidarité» : la fraternité érigée en principe constitutionnel », Libération, 6 juillet 2018.

[2] Préambule de 1958 : « la République offre aux territoires d’Outre-Mer qui manifestent la volonté d’y adhérer des institutions nouvelles fondées sur l’idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité et conçues en vue de leur évolution démocratique » et à l’article 72-3 de la Constitution, que « la République reconnaît, au sein du peuple français, les populations d’outre-mer, dans un idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité ».

[3] En revanche le Conseil d’État a déjà eu l’occasion, en référé-liberté, de reconnaître la dignité de la personne humaine comme une liberté fondamentale invocable par des particuliers (cf. Véronique Champeil-Desplats et Serge Slama, « Qu’elle protège ou qu’elle punisse, la dignité n’est pas la même pour tous »; CE, 23 novembre 2015, Ministre de l’intérieur commune de Calais)

[4] Suite à la décision du 6 juillet 2018 le duo (comique ?) Guillaume Larrivé et Eric Ciotti a néanmoins déposé sur le projet de loi constitutionnel un amendement surréaliste visant à permettre au législateur de neutraliser une décision du Conseil constitutionnel. Voir le communiqué sur le compte tweeter de G. Larrivée.

[5] Le Conseil constitutionnel avait déjà admis la restriction de la liberté individuelle des étrangers au nom de cet objectif qu’il a consacré en 2011.

6] Pour l’aide à l’entrée ou à la circulation, l’article 1er de cette directive prescrit aux États d’adopter des sanctions appropriées à l’encontre de quiconque « aide sciemment » un ressortissant d’un État tiers de l’Union européenne « à pénétrer » ou à « transiter » illégalement sur le territoire d’un État membre alors que pour l’aide au séjour les sanctions sont possibles à l’encontre de la personne qui aide « sciemment, dans un but lucratif », un ressortissant de pays tiers à séjourner illégalement. Or, pour l’aide au séjour, l’article L.622-1 du CESEDA n’exige pas que l’aide apportée dans un but lucratif. Il s’agit pourtant d’un élément central de l’incrimination qui permettrait d’écarter de nombreux cas de « délit de solidarité ».

[7] On peut imaginer des cas exceptionnels dans lesquels il sera démontré qu’il était nécessaire d’aider au franchissement irrégulier d’une frontière, par exemple dans un col alpin, afin de porter assistance à un migrant face à un danger actuel ou imminent au sens de l’état de nécessité de l’article 122-7 du Code pénal. Voir cette décision du tribunal correctionnel de Foix de 2009 pour une illustration s’agissant d’un mineur isolé.

[8] Dans de précédentes décisions portant sur le délit de solidarité le Conseil constitutionnel avait déjà apporté une telle réserve (cf. Décision n° 96-377 DC du 16 juillet 1996 relative à la loi tendant à renforcer la répression du terrorisme et des atteintes aux personnes dépositaires de l’autorité publique ou chargées d’une mission de service public et comportant des dispositions relatives à la police judiciaire ; Décision n° 98-399 DC du 5 mai 1998 relative à la loi relative à l’entrée et au séjour des étrangers en France et au droit d’asile (Chevènement) ; Décision n° 2004-492 DC du 02 mars 2004 relative à la loi portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité (loi Perben II)) mais pour des raisons techniques, elle était restée lettre morte.

[9] Dans ses mémoires en défense devant le Conseil, auxquels nous avons eu accès, comme en témoigne l’intervention du représentant du Secrétariat général du Gouvernement lors de l’audience, le Gouvernement excluait radicalement toute inconstitutionnalité.

[10] L’amendement n°1172 précisait, dans le même sens, que « l’État a le droit et la responsabilité de contrôler ses frontières, et ne peut tolérer le contournement de ces contrôles, contournement bien souvent motivé par une volonté politique, celle de faire échec à l’action de l’État, plutôt que par le souhait de venir au secours de situations de détresse. Ainsi que l’a jugé récemment la cour d’appel d’Aix-en-Provence, n’entrent pas dans les exemptions prévues par la loi les actions militantes qui s’inscrivent moins dans la réponse à une situation de détresse que dans une contestation globale de la loi, contestation qui constitue en elle-même une contrepartie ».

[11] Voir notamment, la rédaction proposée par la CNCDH dans ses avis du 19 novembre 2009 et du 18 mai 2017 « Mettre fin au délit de solidarité », celle proposée par le collectif Délinquants solidaires, par la sénatrice Esther Benbassa ou encore par le sénateur Leconte ou encore l’avis du Défenseur des droits.

[12] « Limitation du délit de solidarité : l’amendement du député isérois Olivier Véran loin de faire l’unanimité », Place Gre’net, 23 avril 2018 ; Manon Rescan, « Immigration : les députés tentent d’adoucir la copie de Gérard Collomb », Le Monde, 29 mars 2018.