Institutions

Quand des parlementaires font le lit de l’antiparlementarisme

Historien

Le projet de révision constitutionnelle proposé par le président de la République propose notamment que 15% des futurs députés soient désormais élus à la proportionnelle. Soixante-quinze pétitionnaires affiliés LR ont critiqué cette mesure dans le Journal du Dimanche du 8 juillet. S’en tenir à ce point précis de la « Constitution Macron » relève de la solution de facilité : le brûlot manque les questions essentielles soulevées par le projet de révision et réactive, non sans hypocrisie, les vieux relents de l’antiparlementarisme.

Le 8 juillet, à la veille de l’allocution présidentielle au Congrès, plus de 75 députés LR ont publié dans le Journal du Dimanche une pétition rageuse intitulée « Une “constitution Macron” pour quoi faire ? » En termes très vifs, elle dénonçait les réformes institutionnelles en cours qui n’auraient d’autre ambition que « la domestication, la décomposition et la démolition de l’Assemblée nationale », prélude à la diminution des libertés publiques, au « triomphe de la technocratie » et à la « défaite de la démocratie ».

Il y aurait, en effet, de quoi s’alarmer si l’argumentaire bâti à l’appui de cet appel à défendre une Ve République plus menacée que jamais ne s’avérait étonnamment limité. C’est l’introduction d’une dose de proportionnelle pour décider l’élection de 15 % des futurs députés qui, pour les signataires, paraît à elle seule mettre en péril l’équilibre institutionnel de la Nation et le bon fonctionnement de la démocratie, en donnant naissance à deux types de députés. D’un côté, des « professionnels de l’expression médiatique », élus à la proportionnelle et donc « sans lien nécessaire avec les Français » ; de l’autre de vrais députés, élus au scrutin uninominal majoritaire à deux tours, mais que le projet du gouvernement priverait de la relation naturelle que ce mode de scrutin est censé leur offrir avec leurs électeurs en prévoyant pour chacun « un territoire d’élection (…) immense », puisque le nombre de circonscriptions sera fortement réduit (de 577 à 344).

De cette réduction du nombre de députés elle-même qui va faire de la France l’un des pays avec le plus petit nombre de parlementaires par rapport à sa population ; de l’inégalité dans le poids des voix des électeurs selon les circonscriptions ; de la transformation du travail parlementaire concret par le biais des changements prévus dans le droit d’amendement, dans la procédure législative entre les deux chambres et dans la fixation de l’ordre du jour, trois points décisifs pour saisir ce que sera le rôle concret du Parlement en cas d’adoption des différents volets du projet gouvernemental, le texte de LR ne dit mot. Si péril démocratique, abaissement des droits du Parlement, déséquilibre des institutions au profit de l’exécutif au nom de l’efficacité il y a, il importe avant tout de répondre : les citoyens sont-ils bien représentés avec deux modes de scrutins différents ? Le souci d’accélérer le travail du Parlement est-il de nature à améliorer la fabrication de la loi ? Les changements dans les modes de fixation de l’ordre du jour ne déséquilibrent-ils pas le fonctionnement des institutions ?

Le choix de ne parler que du mode de scrutin et de la « régression démocratique » que constituerait une part de proportionnelle dans le processus de désignation des députés n’a rien d’anodin. Il nous ramène au lancinant débat sur la représentation nationale et sur sa représentativité imparfaite ou injuste, qui fait depuis des années le lit d’une critique croissante de l’institution parlementaire et, au fond, d’une forme nouvelle et fuyante d’anti-parlementarisme. Si celui-ci ne se présente pas toujours ouvertement comme tel et s’annonce volontiers comme une simple déploration des abus et des dévoiements isolés, ou comme une recherche décomplexée de solution, la longue séquence électorale de 2017 a dévoilé une partie de ses ressorts. On se souvient du pénible cortège des dénonciations véhémentes du « système » (y compris par ceux qui en étaient l’incarnation), des élites et de leur connivence, de l’impuissance publique dont les parlementaires – des « professionnels » – auraient été les exemples les plus aboutis, puis des plaisanteries sur l’impréparation ou les maladresses des nouveaux élus, parfois sous la plume de ceux-là mêmes qui avaient appelé à un profond renouvellement de la classe politique. Editoriaux cruels, vidéos « comiques », tableaux du déshonneur sont encore visibles sur le web un an après, alimentant la méfiance alors même que la bataille est finie.

On ne peut du coup que s’étonner de voir la pétition du JDD se tromper de combat et apporter à la question de la représentation politique moderne une réponse aussi contradictoire qu’est le refus d’une dose de proportionnelle dans les élections législatives.

Il faut donc revenir sur cet argument du mode de scrutin propre aux élections législatives en France pour comprendre ce qui est véritablement en jeu. Car comme tout mode de scrutin, celui-ci produit des effets spécifiques, qui ont longtemps été acceptés, voire recherchés et cultivés, comme condition de la stabilité politique et du fonctionnement des institutions : accentuation de la polarisation gauche-droite, en vertu de la célèbre loi de Duverger, aujourd’hui contestée ; constitution de majorités parlementaires nettes capables de soutenir la politique du gouvernement, même si Michel Debré pensait que seul le scrutin à un tour permettait d’obtenir de tels résultats ; sur-représentation de certaines populations électorales à la faveur d’un découpage des circonscriptions donnant un poids inégal aux voix…

Ces distorsions sont pour beaucoup devenues insupportables et elles ont, au cours des dernières décennies, alimenté le procès de la représentativité de la représentation nationale. D’innombrables critiques ont ainsi souligné l’écart entre les pourcentages de votes et le pourcentage de sièges obtenus par les différentes formations au Parlement que mesure l’indice de Gallagher (17,2 en France en 2012 contre moins de 0,8 au Danemark), la longue quasi-absence des femmes et celle, encore évidente, des personnes issues de milieux populaires ou des minorités. Mais certains se sont crus alors autorisés à partir de ce constat – « les élus ne sont jamais représentatifs de leurs concitoyens » selon les mots de Bertrand Lemmenicier – pour avancer des solutions radicales dès lors qu’à l’instar de ce libertarien on ne considère plus la démocratie comme une finalité. Pourquoi, par exemple, ne pas priver les plus pauvres et les fonctionnaires du droit de vote ?  « Lutter contre le pouvoir veut dire aussi une modification censitaire de l’électorat. Par exemple, les gens qui bénéficient d’une subvention ou sont payés par l’État n’ont pas le droit de vote comme pour les militaires autrefois » (Chronique dans Contrepoints, juin 2017). Une manière de régler la question de la représentativité des institutions démocratiques en en abolissant le caractère démocratique, en somme.

On ne peut du coup que s’étonner de voir la pétition du JDD se tromper de combat et apporter à la question de la représentation politique moderne une réponse aussi contradictoire qu’est le refus d’une dose de proportionnelle dans les élections législatives, même modeste et considérée par plusieurs constitutionnalistes comme un plancher. Car c’est justement ici que pourraient être corrigées certaines des distorsions ou disproportions que l’on vient d’évoquer et notamment celles qui privent des formations politiques ou des populations d’une juste représentation dans l’hémicycle et ici que pourrait être établie la confiance dans les institutions dont les signataires disent s’inquiéter.

Le texte paru dans le JDD soulève une autre question, elle aussi liée à la définition des formes et des fins de la représentation politique.

Le véritable combat démocratique est sans doute ailleurs que dans la fétichisation d’un mode de scrutin majoritaire aujourd’hui à bout de souffle. Il se situe à la fois dans la discussion approfondie des conséquences prévisibles de la réforme sur le travail parlementaire et dans le renouvellement et l’adaptation des règles électorales à une société qui n’est plus celle de pères de la constitution et qui ne comprend plus des exclusions qui s’apparentent à des dénis démocratiques. Il faut aujourd’hui savoir pendre congé des partages ruineux et des mises en garde (la proportionnelle nous ramènerait à la IVe République ou au sort de l’Italie) pour ouvrir l’espace des réflexions et des expériences démocratiques au-delà des dogmes et notamment poursuivre la piste d’une diversification des modes de scrutin et de participation citoyenne à la chose publique, y compris par le recours à des formes inédites de désignation et de décision tels que le tirage au sort ou le jugement majoritaire. Et l’on pourrait légitimement décider de tourner le dos aux gardiens du temple qui souhaitent que rien ne change pour regretter que le projet de réforme institutionnelle n’aille pas assez loin, en tenant une fois de plus les citoyens à distance. L’exemple de la révision de la constitution de 1944 en Islande au cours des années 2010-2011, avec la convocation d’une Assemblée nationale de 1000 personnes tirées au sort devant préparer le travail en amont et établir le cahier des charges de la future constitution, montre pourtant que les citoyens ne sont pas incapables d’agir dans l’espace public et de se prononcer rationnellement sur des matières complexes : encore faut-il leur en donner le temps et les moyens, au rebours de ce qu’imposent les procédures référendaires qui sont annoncées comme possibles en cas de blocage. Au fond, la réforme n’engage qu’à peine le travail de renouvellement démocratique.

Le texte paru dans le JDD soulève une autre question, elle aussi liée à la définition des formes et des fins de la représentation politique. Elle s’exprime dans l’opposition établie entre deux sortes de députés, selon qu’ils seraient bien élus (scrutin uninominal majoritaire à deux tours) ou mal élus (proportionnelle). Formulée par des parlementaires aguerris, eux-mêmes membres d’un parti politique, cette affirmation contredit la nature de leur mandat : un mandat national, qui n’est pas impératif (article 27 de la Constitution) et qui fait d’eux les représentants de la Nation et non de leur circonscription. Conditionner leur capacité  à remplir correctement ce mandat, à concourir à l’expression de la volonté générale ou à contrôler l’action du gouvernement à la taille de leur « territoire d’élection » n’est pas seulement faux ou impossible à démontrer. Cela revient à entretenir des préjugés au cœur de la défiance actuelle à l’égard des parlementaires et à entretenir des illusions périlleuses sur ce qu’est la représentation nationale et sur son rôle, en laissant croire que le député n’est pas autre chose qu’un lobbyiste des territoires qui l’ont élu et un dispensateur des largesses d’État.

Cette opposition entre deux types de députés rend plus curieuse encore la charge contre les élites qui court dans toute une partie de la pétition et notamment contre les députés mal élus, à la proportionnelle, qui seraient des « professionnels d’expression médiatique », une expression parfaitement obscure, mais qui a le mérite de suggérer, une fois encore, quelque chose de l’ordre de la connivence entre les médias et la politique politicienne, dont personne, bien entendu, ne veut, surtout pas chez ceux dont la politique est, pour un temps au moins, le métier. La critique de la politique par les politiques a quelque chose de vertigineux, que la campagne de 2017 est venue souligner à nouveau : les candidats qui n’étaient pas ouvertement « anti-systèmes » y ont été rares et ils n’ont pas été récompensés dans les urnes de leur fidélité à l’article 4 de la Constitution de la Ve République, qui dispose que « les partis et groupements politiques concourent à l’expression du suffrage ».

En janvier 2017, alors que la campagne présidentielle était lancée, le baromètre politique du CEVIPOF publiait une enquête aux résultats édifiants : en pleine « affaire Penelope », seuls 45% des Français disaient faire confiance à leur député et 11% aux partis politiques.

Cette opposition purement tactique au « système » participe ainsi de ce nouvel antiparlementarisme qui s’insinue peu à peu dans les rouages de la vie politique française, en affirmant que certains députés seraient moins légitimes que d’autres, que certaines procédures de vote par les citoyens ne seraient que de la « combine » et de la « mauvaise cuisine électorale » comme le disent les signataires. Peu importe, au fond, que les électeurs se prononcent et que les urnes rendent un verdict : il faut dénoncer par avance les résultats des élections à venir et conforter les citoyens inquiets et déçus de la politique dans leur méfiance, au risque de les inciter à ne plus prendre part au débat politique et aux consultations électorales. A sa façon, la dénonciation de la « constitution Macron » illustre ainsi le travail politique de la disqualification de la politique et l’épuisement de la vie démocratique, dont les électeurs ne perçoivent plus que les affrontements agonistiques sans issue.

En janvier 2017, alors que la campagne présidentielle était lancée, le baromètre politique du CEVIPOF publiait une enquête aux résultats édifiants : en pleine « affaire Penelope », seuls 45% des Français disaient faire confiance à leur député et 11% aux partis politiques. Un an et demi plus tard, il faut bien constater que cet héritage supposé de l’ancien monde est encore bien là : il n’y a plus que 35 % des Français pour faire confiance à leur député. Et il n’est pas tout à fait certain que le débat qui se profile au sujet de la réforme institutionnelle et de l’ambition de rendre enfin « efficace » le travail parlementaire inverse la tendance….


Olivier Christin

Historien, Directeur d'études à l'EPHE et directeur du Centre européen d'études républicaines