Graphisme

Roman Cieslewicz ou le chant du signe

Journaliste

Le Musée des Arts Décoratifs consacre une passionnante exposition à Roman Cieslewicz (1930/1996), fabricant d’images hors normes, créateur enragé en noir et rouge sur papier blanc.

Roman Cieslewicz est un œil. Un œil au bord des larmes, un œil sur le fil du rasoir – comme dans Un chien andalou de Buñuel –, un œil fondu sur le monde. Affichiste, graphiste, photomonteur, éditorialiste, publicitaire, découpeur et détourneur d’images, Roman Cieslewicz est un visionnaire, pas un voyeur. Ses « correspondances » préfigurent les derniers films de Godard. Son écriture sans fioritures, sans « bigoudis » comme il dit, impressionne la rétine. Son langage est concis, découpé aux ciseaux, réduit parfois à un seul mot, à une seule forme, la forme parfaite, le cercle – son « signe », sa signature, un poing final.

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Enfant, Roman dessine des ronds, des ronds, des ronds, petit patapon polonais ; inspirés des petits pains de sa maman. Roman, c’est une émotion permanente, dans la voix et dans le regard, une acuité à percer les pensées. Dans son œil, toute la mémoire du monde, depuis les tableaux de la Renaissance, jusqu’aux images de la barbarie la plus atroce du siècle dernier. Né en 1930, il a connu le ciel de Pologne obscurci par la masse des Stukas, vol noir des corbeaux sur nos plaines, déversant en piqué leurs croassements hurlants et leur tombereau de bombes. À neuf ans, il a été saisi par les crocs blancs et baveux des bergers allemands, ébloui par la pureté assassine de l’insigne SS.

Étudiant aux Beaux-Arts de Cracovie dans les années 50, il a pour professeurs le scénographe Tadeusz Kantor et le photomonteur Mieczyslaw Berman, affichiste et détourneur d’images, armé d’humour très noir, et seul homme dont Roman revendiquait l’influence. Pour Roman, les mots sont des images et réciproquement. Le jeune affichiste de la Pologne communiste d’après-guerre rêve de Paris et de ses néons. Metteur en page du magazine féminin TOI et MOI, il en envoie un exemplaire à Peter Knapp qui, avec Hélène Lazareff, réinvente chaque semaine un magazine révolutionnaire, le Elle des années 60. Knapp, emballé par la singularité du travail de Roman, le fait venir à Paris en1963. Il deviendra directeur artistique de l’hebdomadaire, avant de collaborer à Vogue.

Passionné de presse et de politique, papivore insatiable, il dépèce les journaux qu’il dévore pour en extraire un titre, une image, une publicité, qu’il détournera plus tard du droit chemin.

Dans les années 70, il est un acteur iconique de la vie intellectuelle et culturelle parisienne. Ses catalogues du Centre Pompidou pour les expositions « Paris-Berlin » (1978) et « Paris-Moscou » (1979) sont aujourd’hui très recherchés par les bibliophiles.

Les garçons déjantés du mouvement Panique, ses amis Fernando Arrabal, Alejandro Jodorowsky, Roland Topor… le reconnaissent comme l’un des leurs. En 1968, pour Christian Bourgois, il dessine les couvertures de la collection 10/18. Ils créent ensemble KAMIKAZE, « revue d’information panique » – et unique –, dont il fera un deuxième numéro dix ans plus tard, édité par Agnès B (comme Bourgois…).

Artiste engagé, Roman collabore au Libération de Serge July et à Révolution, le mensuel du Parti communiste français. Passionné de presse et de politique, papivore insatiable, il dépèce les journaux qu’il dévore pour en extraire un titre, une image, une publicité, qu’il détournera plus tard du droit chemin.

Avec Maïmé Arnodin et Denise Fayolle, les patronnes de l’agence Mafia, il conçoit et réalise les campagnes publicitaires les plus créatives. Ses collages pour Charles Jourdan, où les photos se conjuguent avec les chefs-d’œuvre de Dürer, Giorgone ou Michel-Ange, sont inoubliables.

Mais si Roman défend l’intelligence de la main, un accident vasculaire cérébral va lui faire perdre la maîtrise des siennes. Le maître va alors faire appel à celles de ses élèves de l’ESAG, la prestigieuse école Penninghen. Agnès Cruz, lui prête main forte, avant de devenir la directrice artistique du magazine 7 à Paris.

Au printemps 1992, l’éditeur de L’Autre Journal remercie son créateur Michel Butel. Ma petite équipe fraîchement débarquée de 7 à Paris (Jean-Yves Katelan, Sophie Chérer, Marc Weitzmann, Diastème, Christophe Bourseiller…) se voit confier la mission impossible de prolonger la vie du titre. Marc Laimé, l’ancien rédacteur en chef, et Sophie-Anne Delhomme nous accompagnent pour notre premier numéro. Nous avons pensé à Roman pour parrainer cette aventure. Les premières réunions ont lieu dans une brasserie de Montparnasse, Le Select. Roman aime ces ambiances enfumées, l’amertume désaltérante de la bière pression. Il est heureux d’accompagner ses anciennes élèves, Agnès et Marie Cruz, qui assurent la direction artistique. À l’heure de la colle en bombe, nous découvrons les premières mises en page sur ordinateur. Nous choisissons l’OCR-B, une police dessinée par Adrian Frutiger et utilisée pour les codes-barres. Roman, utilisateur de lettres plus artisanales, est séduit par la sobriété des ces fontes numériques compatibles avec celles de Milton Glaser ou de Norman Rockwell, qu’il affectionne. À l’époque, le designer britannique Neville Brody règne sur la presse à la mode ; son The Face a révolutionné la presse magazine et Jean-François Bizot a fait appel à lui pour la nouvelle formule d’Actuel. Roman, lui, trouve cette mode trop « bigoudi ».

Roman avait toujours dans ses pochettes une image prête au combat. Il est parti en 1996 avec ses images et l’humanité n’en finit pas de recommencer.

L’Autre Journal est situé dans le quartier historique de la presse, à deux pas de la Bourse, entre Le Nouvel Obs et Le Figaro. Roman, toujours handicapé, escalade avec courage les deux étages du vieil immeuble de la rue du Mail. Il est curieux de tout, heureux de retrouver la signature des amis de ses débuts, Peter Knapp et Roland Topor, et de tous ceux qui passent, ou repassent : Jean Baudrillard, Paul Virilio, Philippe Jaenada, Denis Robert, Christian Bobin, Claude-Jean Philippe, Pierre Vidal-Naquet… Roman découpe des pages pour son édito en image, inspiré de sa revue Pas de nouvelles, bonnes nouvelles (1987).

Il réalise notre première couverture, désormais exposée dans les plus grands musées du monde – « Quoi de neuf ? » – un cercle en réserve blanche et les deux crochets noirs d’un svastika en formation, au centre d’un aplat rouge sang.

Roman Cieslewicz, L’Autre Journal. Quoi de neuf ?, 1992 © Adagp, Paris 2018 Photo : Paris, MAD Jean Tholance

C’est la guerre. Le photographe William Betsch apporte des photos de Croatie. Roman les encadre dans des bandes noires, mais il refuse le manichéisme et écrit un mois plus tard un « Serbie, je t’aime aussi » qui choque ; le mois suivant, c’est « Sarajevo, c’est tous les jours la fête des morts ».

« Tous égaux, tous différents ». L’ethnopsychiatre Tobie Nathan propose une autre façon de penser l’immigration. Roman dessine une ligne de démarcation, passage clouté en pointillés noirs qui traverse les pages mises en forme par le jeune graphiste Michel Mallard. Comment penser la différence ? La question reste d’actualité.

En 1992, Paul Touvier, haut-fonctionnaire collaborationniste accusé de crime contre l’humanité, bénéficie d’un non-lieu. L’historien du droit Pierre Legendre, interviewé par Marc Weitzmann, réagit : « Je ne crois pas aux leçons de l’histoire. C’est un leurre. L’humanité recommence à chaque individu. » Roman avait toujours dans ses pochettes une image prête au combat. Il est parti en 1996 avec ses images et l’humanité n’en finit pas de recommencer.

Exposition Roman Cieslewicz, « La fabrique des images », Musée des Arts décoratifs, Paris, jusqu’au 23 septembre.


Alain Kruger

Journaliste