Société

Inégalités, injustices, ressentiment

Sociologue

En faisant son trou, l’idéal démocratique a multiplié les motifs de revendications. Les inégalités ont ainsi cessé d’être vécues seulement par les classes populaires et suscitent aujourd’hui les protestations des femmes, des personnes âgées, des minorités, des périurbains, des non-binaires… Cette nouvelle expérience des inégalités, très personnelle et ne reposant plus sur un vécu de classe, débouche sur l’aigreur et le ressentiment plutôt que sur le ralliement à un mouvement social.

Il est peu discutable que les inégalités sociales se creusent : le centième, et le millième plus encore, le plus riche de la population capte une part croissante des revenus et du patrimoine, pendant que la condition des pauvres se dégrade. Relativement modérée en France, cette évolution est extrêmement brutale dans les sociétés les plus libérales, comme aux États-Unis où le coefficient de Gini mesurant les inégalités a été multiplié pas près de deux au cours des quarante dernières années.

Cependant, cette définition des inégalités mesurées aux deux extrémités de l’échelle sociale reste relativement insatisfaisante car elle ignore les inégalités les plus fines, celles qui concernent vraiment les individus dans leur vie quotidienne, celles qui fondent leurs critiques et leurs sentiments d’injustice, celles qui, souvent, déterminent leurs choix politiques. Or il faut s’intéresser à ces inégalités-là pour mieux comprendre la situation dans laquelle nous sommes : alors que les inégalités « obscènes » sont dénoncées, les partis de gauche s’effondrent, les pauvres votent pour les droites contre de plus pauvres qu’eux et les appels au peuple contre les oligarchies n’évoquent guère les « petites inégalités » qui sont pourtant au cœur des expériences sociales. Dans la plupart des cas, les dénonciations des très grandes inégalités ne semblent pas se transformer en programmes de réduction des inégalités.

Pour essayer de comprendre ces paradoxes, peut-être faut-il moins s’intéresser à la croissance des inégalités qu’à leurs transformations et à la nature des expériences et des critiques sociales qui en découlent.

De la structure sociale inégalitaire aux inégalités multipliées

Les sociétés industrielles nationales étaient caractérisées par un système d’inégalités inscrites dans une structure sociale. Pour l’essentiel, les inégalités sociales y étaient perçues au regard des classes sociales et des expériences collectives. Pour le dire très, et trop, rapidement, les positions de classe agrégeaient les diverses dimensions des inégalités sociales : les revenus, les conditions de vie, les destins sociaux, les modes de vie et les identités collectives… Les classes sociales étaient des catégories « totales » associant des positions sociales à des manières de voir le monde, des rapports sociaux à des consciences de classes. Cette structuration des inégalités, plus exactement, cette manière de les voir, semblait d’autant plus robuste que la vie politique en a été progressivement construite comme l’expression en donnant une forme relativement stable au conflit de classes.

Dans ce contexte, la justice sociale et le progrès social visaient avant tout à réduire les inégalités entre les classes sociales grâce à l’État-providence, l’impôt progressif, la redistribution sociale, la protection des salariés. Jusqu’au début des années 1980, ce modèle de justice et d’action a été fort efficace pour réduire les inégalités, bien que le socialisme promis ne soit jamais advenu. Notons cependant que l’emprise de cette structuration des inégalités sociales a conduit à passer sous silence bien des inégalités qui pouvaient alors sembler « secondaires » et « naturelles », à commencer par les inégalités entre les femmes et les hommes, entre les nationaux et les migrants, entre les territoires…

Les classes sociales n’ont pas disparu. Mais depuis une trentaine d’années, en même temps que les inégalités se creusent, leur structuration autour des classes sociales semble avoir « explosé » devant la multiplication des inégalités. Cette mutation procède sans doute des progrès de l’esprit démocratique entendu ici au sens tocquevillien comme l’affirmation du droit de chacun à être l’égal de tous. Et plus nous nous sentons égaux, plus les inégalités « secondaires » ou perçues comme acceptables parce qu’elles étaient dans la « nature des choses », deviennent intolérables et sont alors mesurées, critiquées et combattues. Alors que les classes sociales cristallisaient la plupart des clivages sociaux, ceux-ci ne cessent de se distinguer, de s’autonomiser, et de devenir des problèmes sociaux spécifiques. À côté du cadrage des inégalités par les classes sociales, se déploie une myriade d’inégalités en fonction des revenus, des patrimoines,  des statuts du travail, des niveaux scolaires, de la santé, des lieux de vie, des protections sociales, de l’accès aux institutions, à la culture et à l’éducation… À côté des classes émergent une multitude de groupes victimes d’inégalités spécifiques : les femmes et les minorités sexuelles, les majorités culturelles et les minorités, les urbains, les périurbains et les ruraux, les classes d’âge… Au cadrage des inégalités par la seule exploitation s’ajoute désormais le vaste éventail des discriminations dont sont victimes les catégories constituées par une inégalité spécifique.

Le travail sociologique et les représentations de la vie sociale reflètent d’ailleurs cette mutation des inégalités. D’un côté, se multiplient les studies, les études consacrées à un ensemble d’inégalités, notamment à des discriminations spécifiques à un groupe, et le paysage social explose devant la multiplication des groupes et des critères définissant des inégalités. D’un autre côté, le vocabulaire désignant les inégalités structurelles devient plus vague et plus composite que l’ancien vocabulaire de classes : les riches/les classes populaires, les élites/le peuple, les inclus/les exclus, les majorités/les minorités, le enracinés/les mobiles… Ces clivages ne se recouvrent jamais exactement et, progressivement, le vocabulaire des identités se mêle à celui des inégalités proprement dites.  Cette longue évolution a évidemment une conséquence politique qui est le déclin du vote représentatif selon les classes sociales et selon le développement des offres politiques visant des segments particuliers de la population.

Plus les inégalités se multiplient, plus les inégalités fines sont décisives. Par exemple, au « vieux clivage » opposant la jeunesse bourgeoise qui allait au lycée et à l’université, à la jeunesse populaire qui travaillait précocement, s’est substituée la longue chaîne des inégalités distinguant les élèves et les étudiants en fonction des établissements scolaires, des filières de formation et des conditions d’études. De la même manière, les femmes ont très largement accédé à l’emploi salarié et à des professions qui leurs étaient fermées, jusqu’à y devenir parfois majoritaires. Mais cette évolution a aussi révélé d’autres inégalités et des discriminations subtiles en matière de carrières, de plafonds de verres et de stéréotypes de genre traversant les seules inégalités de classes. De façon générale, l’élargissement de la consommation de masse et de l’accès aux biens produits par les industries culturelles a affaibli les anciens clivages opposant les modes de vie bourgeois aux modes de vie et aux aspirations populaires, tout en établissant des échelles d’inégalités fines et des jeux de distinctions subtils et parfois agressifs : tous consomment, mais pas exactement les mêmes biens et pas exactement de la même manière. La consommation de masse n’a pas affaibli les inégalités, elle les a transformées.

L’expérience des inégalités

Les mutations des inégalités ne serait qu’une lubie de statisticiens et de sociologues si elles n’affectaient pas profondément l’expérience même des inégalités.

Dans une société de classes où les diverses dimensions des inégalités tendaient à se recouvrir ou à se superposer, l’expérience des inégalités était très fortement collective et d’ailleurs, les institutions et les mouvements sociaux accentuaient ces dimensions collective en la valorisant : « nous » les ouvriers, « nous » les cadres, « nous » les paysans… Mais quand les inégalités se dispersent et se multiplient, les individus se situent au croisement de plusieurs registres et de plusieurs dimensions des inégalités, et l’expérience des inégalités tend à s’individualiser. Dès que l’on s’éloigne des deux pôles extrêmes de la hiérarchie sociale où les inégalités s’agrègent et se renforcent, chacun peut considérer qu’il est plus ou moins égal ou inégal « en tant que ». Je suis plutôt favorisée en tant que cadre, mais inégale en tant que femme ; plutôt favorisé en tant qu’étudiant, mais défavorisé par des origines me privant de réseaux sociaux efficaces ; favorisé en tant que travailleurs qualifié, mais discriminé comme migrant ; favorisé en tant que retraité propriétaire de ma maison, mais défavorisé comme habitant d’un territoire délaissé… La notion « d’intersectionnalité » ne désigne pas autre chose. L’espace des comparaisons s’est considérablement ouvert et la singularité des expériences individuelles tend à se détacher des expériences collectives. D’ailleurs, les sondages nous apprennent que, depuis plus de trente ans, les Français ont le sentiment que les inégalités s’accroissent continûment, y compris dans les périodes où elles ont été très sensiblement réduites. Ce sont donc moins les inégalités qui comptent que l’expérience que nous en avons.

Dans la mesure où l’expérience des inégalités s’individualise, l’espace des comparaisons ne cesse de s’étendre puisque chaque individu est défini pas une multitude de critères. Même dans les ensembles a priori les plus homogènes, chacun peut se prévaloir de représenter une inégalité justifiée tout en se sentant personnellement victime d’une inégalité injuste. Par exemple, le fait d’appartenir à une profession relativement prestigieuse et bien rémunérée, n’atténue en rien les sentiments d’injustice quand les individus se comparent à d’autres membres du même ensemble. Dès lors, la conscience individuelle des inégalités l’emporte sur le sentiment de partager la même condition que les autres. Non seulement les comparaisons interpersonnelles ne cessent de se développer avec la multiplication des critères de comparaison, mais ces comparaisons se font au plus près de soi. Les revenus de Bernard Arnault peuvent nous scandaliser, mais il y a, malheureusement, peu de chances qu’ils nous fassent autant souffrir que la révélation d’un petit privilège acquis par un collègue de travail. En s’ouvrant, l’espace des comparaisons s’établit au-dessus et au-dessous de soi car si les riches bénéficient de privilèges indus, les plus pauvres aussi paraissent bénéficier de « privilèges » qu’ils ne mériteraient pas. C’est sur ce type de comparaison que Trump et quelques autres démagogues ont construit leur succès ; les pauvres votent pour un milliardaire dénonçant de plus pauvres qu’eux.

L’individualisation de l’expérience des inégalités ne procède pas seulement de la multiplication des dimensions des inégalités telles qu’elles sont perçues par les acteurs quand décline la « vieille » structure de classes. Elle participe aussi du triomphe croissant du principe d’égalité. Plus nous nous sentons égaux en tant qu’individus et sujets, plus nous revendiquons le droit d’accéder à toutes les positions sociales. Alors que l’idéal socialiste de l’égalité des positions sociales s’épuise, le modèle de l’égalité des chances devient la norme de justice dominante. À terme, nous avons le droit, voire le devoir, d’accéder à toutes les positions sociales aussi inégales soient-elles, et les inégalités deviendraient justes dès lors que l’égalité des chances dans la compétition sociale serait garantie. Par exemple, on attend de l’école qu’elle crée des inégalités justes, tenant au seul mérite des individus, à condition que l’école soit capable d’abolir les effets des inégalités sociales initiales. Les salaires des stars du football ne sont guère contestés, tant leur « mérite » semble évident et leurs origines sociales modestes, alors que le mérite des patrons, des élites, des fonctionnaires et de bien des professionnels est toujours soupçonnable et soupçonné. Cette conception de la justice sociale, fût-elle pondérée par le principe de différence énoncé par John Rawls [1], individualise l’expérience des inégalités et exacerbe les sentiments de discrimination au risque parfois de faire oublier les dures « lois » de l’exploitation et de la division du travail.

Si le principe de l’égalité des chances peut fonder l’orgueil des vainqueurs qui ne devraient leur succès qu’à eux-mêmes, il entraîne la culpabilité des vaincus qui ne devraient leur échec qu’à eux-mêmes. On peut toujours soupçonner les autres, et parfois soi-même, d’être les auteurs de leurs échecs. Les principes de justice qui sont au cœur de la critique sociale sont, en réalité, réversibles. C’est au nom de l’égalité et du mérite que l’on critique les inégalités sociales, mais c’est aussi au nom de l’égalité et du mérite que l’on justifie ces inégalités. Si l’on pense que les individus sont a priori libres et égaux, il est toujours possible de montrer qu’ils n’ont pas fait le meilleur usage de leur liberté et de leur égalité. Dans tous les cas, l’expérience des inégalités combine une critique de la société et une interrogation sur sa propre valeur et sur celle des autres. A-t-on « mérité » ses échecs scolaires, ses maladies, ses emplois et son chômage… ? Quand les inégalités ne sont plus perçues comme un effet de structure et de destin, la question se pose insidieusement. Plus les inégalités se multiplient et se singularisent, plus ces questions de nature morale se substituent aux anciennes représentations sociales des inégalités et de la justice.

Du conflit au ressentiment

L’évolution que je viens d’esquisser, et qui semble irréversible puisqu’elle est associée pour une part au progrès du principe d’égalité, débouche moins sur le conflit que sur le ressentiment et la colère. Alors que le système des inégalités de classes avait fini, au prix de combats et de sacrifices, à être articulé autour d’un conflit social et politique, l’univers des inégalités multiples accentue les mécanismes de la frustration et du ressentiment.

La frustration d’abord. Selon une thèse classique, mais pas absurde pour autant, plus l’affirmation de l’égalité fondamentale des individus est forte, plus se déploient les frustrations. Y compris les « frustrations relatives » quand les sociétés et les institutions ne tiennent pas totalement leurs promesses, quand les progrès de l’égalité vont moins vite que la revendication d’égalité. Par exemple, au long des trois dernières décennies, les inégalités scolaires ont été réduites de façon « absolue », ce que mesure le taux d’accès au bac et à l’enseignement supérieur, mais jamais la critique des inégalité scolaires n’a été aussi vive car les écarts à l’intérieur même du système se sont révélés et parfois accentués. Le même raisonnement pourrait être appliqué à la situation des femmes ou au système de santé ; en même temps que la condition féminine est moins mauvaise et que la santé des gens s’améliore, comme le montre l’allongement de l’espérance de vie, les inégalités entre les sexes et les inégalités de santé sont moins acceptables. Cependant, la frustration relative ne débouche pas nécessairement sur le ressentiment.

Le ressentiment ensuite. Il suffit de circuler sur la toile pour voir que la haine, le ressentiment et la méchanceté s’y déploient abondamment. C’est sans doute un artefact technique puisque les « corbeaux » du film de Clouzot accèdent désormais à un espace d’expression universel : la lettre anonyme et la rumeur villageoise s’adressent à tous et tous peuvent insulter et dénoncer. Mais au-delà de cet effet accélérateur, on peut penser que le ressentiment procède de la transformation des inégalités sociales, de leur expérience et des modèles de justice qui leur sont attachés. En effet, quand les inégalités semblent être le produit de la liberté et de la responsabilité de chacun, la question de la culpabilité s’impose et chacun doit s’en défaire au prix d’un ressentiment conduisant à accuser les autres d’être responsables de son malheur. Alors, le ressentiment se décline selon deux grands mécanismes.

Le premier est le soupçon porté sur « l’innocence » des victimes des inégalités. Bien sûr, on condamne la pauvreté, le chômage et l’échec scolaire. Mais cette condamnation n’empêche pas de mettre en accusation les pauvres, les chômeurs et les élèves en échec qui auraient, dans une certaine mesure, « choisi » leur sort. Pire encore, ces victimes tireraient des avantages indus de leur situation : ils abuseraient des prestations sociales, les familles n’assumeraient plus leurs responsabilité, les migrants feraient du benchmark social, les discriminés essaieraient d’en tirer des avantages… Avec le ressentiment, la comparaison avec les plus pauvres conduit à « blâmer les victimes » afin de conquérir un peu de dignité et de justifier une inégalité favorable.

Le second processus est de nature plus cognitive que morale. Le ressentiment se déploie d’autant plus que la critique des inégalités a du mal à désigner des adversaires sociaux, ceux que l’on peut combattre par la mobilisation, par la grève, par le vote. Avec la multiplication des inégalités, ces luttes restent locales, partielles, et parfois d’autant plus radicales qu’elles sont locales et partielles. Pour l’essentiel, la source des inégalités est perçue comme étant sans visage : la mondialisation, la finance, les riches, et parfois même, les autres, tous les autres. Dans ce cas, le conflit laisse la place soit au fatalisme – on n’y peut rien – soit à une rage d’autant plus forte qu’elle n’a pas vraiment d’adversaire social. Alors que les inégalités résultent de causes économiques et sociales complexes, et souvent de mécanismes auxquels on participe soi-même, on crée de l’intelligibilité en transformant les causes en intentions hostiles. S’il y a un effet, c’est qu’il y a des causes, et derrière les causes se tiennent des intentions, le plus souvent des complots et des projets cachés. « Ils » veulent la misère, la crise économique, les inégalités, et chacun retrouve son innocence. Si le pont de Gênes s’effondre, ce n’est pas à cause de sa conception ou de son mauvais entretien, c’est à cause de l’Europe et de toutes les forces qui agiraient dans l’ombre.

Que le ressentiment conduise à dénoncer les pauvres, les étrangers, les migrants, les réfugiés, les victimes, ou qu’il conduise à dénoncer les forces cachées qui nous dominent, dans les deux cas la critique des inégalités s’éloigne de la figure du conflit social opposant des acteurs autour d’un même enjeu, du développement économique, de la redistribution, des institutions. Alors, s’il est toujours bon de s’indigner, il arrive que l’indignation tourne à vide et ne se transforme pas en programme d’action. Parfois même, l’indignation semble si détachée de toute éthique de responsabilité que l’on revendique tout et son contraire – réclamer des services publics et refuser l’impôt –, ou que l’on fait, sans la moindre gêne, le contraire de ce supposerait l’indignation – dénoncer la sélection et préparer les concours des grandes écoles, rouler en 4×4 et dénoncer le réchauffement de la planète… Bref, il faudrait tout changer, à l’exception de ce qui me concerne et m’avantage.

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Les populismes, que l’on appelle ainsi faute de mieux, se développent sur les ruines de la social-démocratie et mobilisent les passions sombres du ressentiment. Écartons une explication trop simple : celle des effets de la « crise ». En Europe, les populismes se portent souvent mieux dans les pays relativement égalitaires et au chômage relativement faible, que dans les pays en crise. L’Allemagne, l’Autriche, la Hollande et les pays scandinaves semblent plus attirés par le populisme que les pays où les effets de la crise sont profonds, comme l’Espagne ou le Portugal. C’est plus au cœur de l’expérience des inégalités que dans l’ampleur même des inégalités que se tient une des explications du succès des populismes.

Bien sûr, les populismes de droite et les populismes de gauche restent profondément différents, en tous cas jusqu’à aujourd’hui. Les premiers dénoncent les étrangers et la mondialisation ; les seconds essaient de constituer le peuple contre l’oligarchie suivant en cela les analyses de Chantal Mouffe et d’Ernesto Laclau. Il s’agit de mobiliser les émotions, y compris la « haine », afin de constituer un peuple qui ne serait pas lui-même divisé, le peuple des travailleurs, le peuple national et le peuple de la volonté démocratique, dressé contre les élites, contre la finance, contre l’oligarchie et, parfois, contre la démocratie représentative réduite à une ruse de la domination.

En Europe, les gauches réformistes ont moins été balayées par l’explosion des inégalités que par leur multiplication et par le passage de l’idéal de la réduction des inégalités entre les positions sociales à celui de l’égalité méritocratique des chances. Mais le combat est-il définitivement perdu ? Même si ce texte n’en dit rien, le ressentiment n’est pas l’alpha et l’oméga de nos émotions sociales : la mesure, la solidarité, l’entraide, la compassion n’ont pas plus disparu que le désir de voir se construire une offre politique courageuse ne faisant pas comme si le monde n’existait pas, comme si nous étions condamnés à vivre dans le face-à-face des technocraties libérales et des colères populistes. Quitte à sembler à la fois « ringard » et timide, nous devrions reconstruire l’espace des mouvements sociaux, des syndicats, des revendications et des programmes politique « soutenables », comme on parle de croissance soutenable, afin que les colères, les ressentiments et les indignations se donnent des objectifs et des adversaires sociaux, afin que nous acceptions que l’égalité mérite quelques sacrifices, et pas seulement ceux des autres.


[1] Ce principe affirme que les inégalités issues de la compétition méritocratiques sont acceptables tant qu’elles améliorent la situation des plus défavorisés. Par exemple, les inégalités de salaire sont acceptables si le salaire minimum est le plus élevé possible.

François Dubet

Sociologue, directeur d'études à l'ehess, professeur à l'université Bordeaux 2

Mots-clés

Populisme

Notes

[1] Ce principe affirme que les inégalités issues de la compétition méritocratiques sont acceptables tant qu’elles améliorent la situation des plus défavorisés. Par exemple, les inégalités de salaire sont acceptables si le salaire minimum est le plus élevé possible.