Politique

Jupiter aux pieds d’argile (ou la Ve République sexagénaire)

Politiste

Cette semaine la Ve République aura soixante ans. L’occasion, au-delà du seul cas Macron, de prendre toute la mesure des limites et faiblesses d’une domination présidentielle qui ne peut plus, comme ce fut le cas en 1958 et durant trente ans, s’appuyer sur de solides mécanismes sociaux de légitimation du pouvoir désormais totalement obsolètes.

La Ve République, à son avènement, n’est pas seulement un changement constitutionnel ; elle est aussi l’occasion d’un relais d’élites qui profitent du changement de régime pour coloniser profondément l’appareil d’Etat et la fabrique des politiques publiques. De ce point de vue, le changement constitutionnel de 1958 peut être aussi décrit comme un coup d’Etat symbolique, c’est-à-dire une redéfinition des images et des missions de l’Etat, des acteurs chargés de le servir et des modes de légitimation de leurs actions. On aurait tort dès lors de réduire le nouveau régime à son design institutionnel et aux circonstances politiques qui vont permettre, très vite, que s’impose une lecture présidentialiste des institutions. Si la geste gaullienne écrase la perspective, la Ve République tire d’abord sa force du soutien qu’elle reçoit de la part de ces nouvelles élites, de l’image de « modernité » qu’elles incarnent et dont elles font profiter le nouveau régime[1].

Qui sont ces nouvelles élites ? On y retrouve des hauts fonctionnaires, au profil généralement atypique (jeunes et, pour beaucoup, issus de la Résistance) mais qui occupent des positions clefs dans l’administration ou à sa périphérie – on parlera à leur propos de « marginaux-sécants » – qui visent à transformer en profondeur le fonctionnement de l’Etat. Ils rêvent d’une administration « scientifique » de l’Etat, débarrassée des « calculs » politiques, privilégiant les instruments de la prospective macro-économique au détriment du langage de la régularité juridique, jugé archaïque et conservateur.

A leurs côtés, et privilégiant le même idéal, on trouve des syndicalistes ouvriers, paysans ou patronaux : les fractions « modernisatrices » du syndicalisme ouvrier chrétien, regroupés dans le courant « Reconstruction » de la CFTC, ainsi que quelques responsables de la CGT, qui cherchent à promouvoir un syndicalisme « responsable », gestionnaire et non plus seulement contestataire ; des dirigeants du syndicalisme agricole,


[1] Sur ce sujet, voir la thèse de doctorat de Delphine Dulong, Moderniser la politique. Aux origines de la Ve République, L’Harmattan, 1997, et celle de Brigitte Gaïti, De Gaulle prophète de la Ve République, Presses de Sciences Po, 1998.

[2] Nicolas Rousselier, La force de gouverner. Le pouvoir exécutif en France, XIXe-XXIe siècles, Gallimard, 2015.

[3] Comme l’ont appelé Pierre Muller et Bruno Jobert, L’Etat en action. Politiques publiques et corporatismes, PUF, 1987.

[4] « La Ve République, 60 ans : quels changements ? », Sciences Po, 28 septembre 2018.

Bastien François

Politiste, Professeur de science politique à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et président de la Fondation de l’écologie politique.

Notes

[1] Sur ce sujet, voir la thèse de doctorat de Delphine Dulong, Moderniser la politique. Aux origines de la Ve République, L’Harmattan, 1997, et celle de Brigitte Gaïti, De Gaulle prophète de la Ve République, Presses de Sciences Po, 1998.

[2] Nicolas Rousselier, La force de gouverner. Le pouvoir exécutif en France, XIXe-XXIe siècles, Gallimard, 2015.

[3] Comme l’ont appelé Pierre Muller et Bruno Jobert, L’Etat en action. Politiques publiques et corporatismes, PUF, 1987.

[4] « La Ve République, 60 ans : quels changements ? », Sciences Po, 28 septembre 2018.