Santé

En finir avec l’hôpital à tout faire – à propos des limites du plan santé

Sociologue

La réforme du système de santé introduite par Emmanuel Macron est présentée comme une révolution. Pourtant, elle ne remet pas en cause le fonctionnement bureaucratique de l’hôpital, cet hôpital à tout faire hérité des années 1960. Trop médical, le plan « Ma santé 2022 » manque en fait l’enjeu principal, celui de la transversalité des soins entre ville et hôpital.

Plusieurs fois reporté, le plan santé du gouvernement était très attendu. Par son importance et son caractère structurant, il est présenté par le président de la République comme un équivalent contemporain de la réforme Debré de 1958, qui fit entrer l’hôpital et le système de santé français dans la modernité thérapeutique. Mettant en avant l’importance du numérique, les ambitions du plan étaient de remettre en cause des principes bien ancrés, se traduisant par une organisation à dominante hospitalière – le fameux « hospitalo-centrisme » – et par un clivage marqué entre séjours hospitaliers et soins ambulatoires.

Après la présentation du plan « Ma santé 2022 », dont on relève le caractère pluriannuel et précisément balisé en termes d’agenda, qu’en est-il au juste ? Au-delà d’une communication bien réglée, quelles sont les avancées du plan, quelles en sont aussi les silences et les principales limites ? Le plan santé du gouvernement met-il le système de santé français sur la voie d’une rénovation aussi profonde qu’annoncée ? Pour le dire sans détour, le plan Buzyn est plein de clairvoyance. Mais il souffre de nombreux points aveugles, qui déçoivent au regard des ambitions affichées.

La principale nouveauté du plan est de proposer d’organiser conjointement l’hôpital et la médecine de ville pour améliorer la prise en charge des patients. Cette orientation n’est pas seulement féconde, elle est devenue indispensable. Le système de santé français souffre sans conteste d’un cloisonnement excessif entre médecines hospitalière et ambulatoire. Les racines du clivage sont profondes et se sont ossifiées autour de modes de fonctionnement techniques, administratifs, financiers et humains. Cette organisation « en silos » apparaît de plus en plus problématique à l’ensemble des acteurs, au fur et à mesure que la population vieillit et que les maladies chroniques prennent plus d’importance. La circulation des patients à différents moments de leur prise en charge devient le véritable enjeu. Le mérite du plan Buzyn est d’acter clairement cette évolution, de signifier sans ambiguïté que le modèle d’organisation à dominante hospitalière a atteint ses limites et que la médecine libérale n’offre plus les recours nécessaires. Ce discours n’est plus seulement celui d’acteurs placés aux avant-postes des difficultés, dans les services hospitaliers, les déserts médicaux ou les associations de patients. Il devient celui du ministère. La portée symbolique du diagnostic est majeure. L’action publique peut désormais s’en réclamer sans ambages.

La réforme reste silencieuse sur la santé publique et sur les déterminants de la santé extérieurs au système de soins.

S’il est nouveau par sa clarté, cet acte politique n’est pourtant pas inédit. Il acte des principes débattus depuis quelques années, et place d’ailleurs au cœur de la réforme des dispositifs existants, comme les Communautés professionnelles territoriales de santé, créées en 2016. Cet acte politique n’est pas non plus abouti, car il fait l’impasse aux deux bouts de la chaîne de la prise en charge. En amont, alors qu’il s’agit de faire face à l’importance croissante des maladies chroniques, la réforme reste silencieuse sur la santé publique et sur les déterminants de la santé extérieurs au système de soins. Il est vrai que s’y attaquer nécessite non seulement de se heurter à des lobbies organisés, comme la timidité des mesures contre l’alcool le donne à voir, mais qu’elle nécessite en outre une coordination avec des ministères aujourd’hui peu enclins à considérer les questions de santé, comme l’attestent par exemple les positions du ministère de l’Agriculture sur de nombreux dossiers relatifs à la nutrition par exemple.

En un mot, la réforme reste très médicale, et dit d’ailleurs aussi peu de choses des autres professions de santé, telles que les infirmières ou les sages femmes, que des patients et de la démocratie sanitaire, qui semble aujourd’hui prisonnière de son institutionnalisation. Le principal levier de changement de la réforme sont les médecins eux-mêmes, comme l’illustrent les deux mesures emblématiques que sont la fin du numerus clausus des études médicales, et la création d’assistants médicaux permettant de libérer du temps médical. S’ils sont intéressants, ces leviers ne seront pas les principaux vecteurs des transformations à engager. Parallèlement, alors qu’il s’agit de repenser une transversalité des soins entre la ville et l’hôpital, le plan contourne aussi largement la question hospitalière. Tout en introduisant quelques innovations, tarifaires en particulier, il ne questionne pas l’organisation interne de l’hôpital, dont il restaure plutôt des modes d’organisation traditionnels, comme les services et les commissions médicales d’établissement. En ville comme à l’hôpital, les médecins apprécieront ces dispositions, comme le donne à voir l’accueil professionnel favorable réservé aux annonces. La ministre a habilement évité une fronde médicale inutile, toujours risquée en période de réformes.

Cherchant à dépasser le modèle à dominante hospitalière, le plan fait le choix de commencer par structurer la médecine de ville, en favorisant des pratiques professionnelles collectives et coordonnées, susceptibles de prendre le relai de prises en charge trop fragmentées et trop exclusivement hospitalières. Le plan n’est cependant pas tout à fait silencieux sur l’hôpital, puisqu’il prévoit une évolution du financement. La tarification à l’activité est supposée évoluer grâce à l’introduction de nouveaux modes de paiement, prenant en compte des indicateurs de qualité et de pertinence des soins, et prévoyant des forfaits pour certains maladies chroniques, comme le diabète et l’insuffisance rénale. Ces orientations font suite aux mécontentements souvent exprimés par les acteurs hospitaliers à l’encontre de la tarification à l’activité (T2A).

Le financement à l’activité est devenu le symbole d’une gestion bureaucratique de l’hôpital.

Introduite en 2004, cette dernière a représenté une évolution brutale. Elle a conduit les acteurs hospitaliers à prendre plus directement en compte des exigences d’efficience, auxquels ils n’étaient pas exposés jusqu’alors. Elle a, de plus, été mise en œuvre en même temps que d’autres réformes bousculant l’organisation de l’hôpital, comme les 35 heures ou une verticalisation de la gouvernance renforçant le pouvoir administratif aux dépens des médecins. Dans ce contexte, le financement à l’activité a conduit, de manière plutôt vertueuse, à proportionner le financement des établissements à leur activité réelle, selon des règles connues et partagées par tous les établissements. Il a aussi eu des effets pervers, conduisant les acteurs hospitaliers à faire évoluer leurs activités pour tirer le meilleur parti des financements, en multipliant parfois des actes inutiles au dépens de la qualité, de la pertinence des soins et du sens même du travail de soin. Pour y faire face, les pouvoirs publics n’ont eu de cesse de réviser sinon les règles du moins les tarifs, de manière souvent opaque et technocratique. De sorte que le financement à l’activité est devenu le symbole d’une gestion bureaucratique de l’hôpital.

La prise en compte de la qualité vise aujourd’hui à amortir les effets décriés de la tarification à l’activité, qui incite à multiplier les actes, sans visibilité sur la qualité ou la pertinence des soins. Conçus depuis des années, des indicateurs de qualité semblent aujourd’hui pouvoir être pris en compte dans le financement, d’autant que certains d’entre eux peuvent intégrer le point de vue des patients. Le paiement forfaitaire de maladies chroniques à l’hôpital est encore plus innovant. Il ne finance plus des actes ou des structures, mais une organisation transversale des soins entre la ville et l’hôpital. La réforme s’attaque à deux pathologies et s’en tient à leur seule part hospitalière, laissant l’articulation avec la ville pour plus tard. Quelles que soient ces limites, c’est sans conteste le début d’un processus qui devra être observé, même si son évaluation n’est malheureusement pas prévue.

Au-delà des dispositions financières, il est à craindre que les difficultés d’organisation de l’hôpital, dont le financement n’est jamais qu’un levier, restent devant nous. Ses évolutions restent manifestement difficiles à envisager, d’autant qu’il n’est plus l’objet d’aucune réflexion prospective depuis des années. Le modèle hospitalier inauguré avec la réforme Debré de 1958, que le président de la République dit vouloir dépasser, reste bel et bien en place : l’hôpital à tout faire, ce conglomérat qui prend en charge tous les soins et dans lequel les acteurs font toute leur carrière, comme médecins mais aussi comme directeurs ou comme étudiants, correspond au type même des organisations bureaucratiques des années soixante, dont il est contemporain. Ce modèle absorbe une part considérable des ressources financières et des énergies, notamment celles des personnels. Il est mal adapté aux enjeux d’une prise en charge transversale mais ses évolutions restent à dessiner, au-delà de la réforme. Le recours au management et à de nouveaux indicateurs et instruments de gestion est une chose, qui arrive sans doute à la fin d’un cycle, mais une vision stratégique de nouveaux principes d’organisation en est une autre : elle nécessite un travail sur l’organisation interne et externe de l’hôpital, dont dépendent les relations avec la médecine ambulatoire. Ces sujets ne font pas l’objet d’assez de réflexions, de recherches et de prospective. De sorte que l’expérimentation se fait en temps réel. La réforme y prend sa part, et engage le système de santé sur un chemin de transformation qui s’annonce encore long.


Daniel Benamouzig

Sociologue, Chargé de recherche au CNRS