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La démocratie participative est aussi une industrie

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Si la démocratie participative est dans l’air du temps, elle n’est plus seulement une cause à défendre ni même un projet politique alternatif. Elle est devenue un standard de l’action publique, un objet courant, ordinaire, conforme à des normes de fabrication en grande série et soumis aux effets de la concurrence, aux processus de rationalisation des conditions et aux coûts de production.

Le 19 novembre 2018 prochain se tiendra à Paris, au ministère de la Transition écologique et solidaire, la cérémonie de remise des trophées de la participation et de la concertation. Ces trophées créés à l’initiative de la Gazette des communes et de « Décider ensemble », un think-tank spécialisé dans l’ingénierie participative, récompenseront les bonnes pratiques de concertation et de participation citoyenne mises en place par les collectivités locales, administrations d’État, collectifs citoyens, entreprises privées ou publiques. En effet, depuis une trentaine d’années, les démarches participatives se sont multipliées et se mêlent « le bon grain et l’ivraie », les démarches à visée transformatrice et les concertations alibis.

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Depuis les luttes urbaines des années 1960-70, les citoyens se sont vu reconnaître un « droit à participer » aux projets d’aménagement du territoire et à la vie de leur quartier. Les concertations préalables aux opérations d’aménagement, les conseils de quartier, les conseils citoyens, les débats publics sont devenus des obligations réglementaires. Mais les autorités publiques ne font pas seulement participer parce qu’elles y sont obligées. Confrontées à une crise de légitimité, elles multiplient les démarches participatives volontaires en inventant (l’imagination n’a ici pas de limite) des dispositifs participatifs : les jurys ou atelier-citoyen, les budgets participatifs, les ballades urbaines, les plate-formes numériques etc. Se dessine ainsi les contours d’une offre de « participation publique »  dont la gestion est de plus en plus professionnalisée.

Dans cette tâche, les décideurs publics et politiques sont désormais accompagnés/aidés par des professionnels (agents publics, consultants, salariés du secteur privé) qui ont construit leur métier autour de l’idée que la participation ne s’improvise pas. Le nombre de professionnels occupant des postes partiellement ou totalement dédiés à la gestion et l’animation de la participation s’est ainsi considérablement renforcé amenant certains à évoquer le développement d’une véritable « industrie de la participation ». Ces derniers ont des profils très divers : urbanisme, communication et relations publiques, management, ou encore développement durable et environnement et des conceptions très diverses de la participation. Au côté des spécialistes de la participation, toute une série d’agences non spécialisées ont, elles aussi, investi les marchés publics de la concertation et de la participation – avant tout pour diversifier leurs activités.

Si la démocratie participative est dans l’air du temps, elle n’est plus seulement une cause à défendre ni même un projet politique alternatif.

Sur ce marché de la concertation et de la participation citoyenne, la qualité des procédures a été érigée en enjeu majeur, comme en témoigne l’institutionnalisation en 2016 par l’ordonnance réformant le dialogue environnemental, de la figure du garant de la concertation. La participation ne s’improvise pas. Ainsi, selon les entrepreneurs de la cause participative, si la participation citoyenne n’est pas à la hauteur des espoirs qu’elle suscite ce n’est plus en raison d’un manque de savoirs et de savoir-faire – les procédures sont disponibles – mais bien un problème de volonté politique. Aussi, ces trophées sont conçus comme un moyen de « valoriser ces nouveaux modes de participation et de créer une émulation par la reconnaissance des acteurs impliqués dans ces projets de concertation ».

Ces trophées rappellent également que si la démocratie participative est dans l’air du temps, elle n’est plus seulement une cause à défendre ni même un projet politique alternatif. Elle est devenue un standard de l’action publique, un objet courant, ordinaire, conforme à des normes de fabrication en grande série et soumis aux effets de la concurrence, aux processus de rationalisation des conditions et aux coûts de production. Ainsi, là où évoquer l’existence d’une norme ou d’un impératif participatif suggère un processus de conversion cognitif voire idéologique, mobiliser la notion de standard issue du vocabulaire économique souligne que l’institutionnalisation de la participation citoyenne est aussi, et peut-être avant tout, un effet de sa mise en marché. Aujourd’hui, l’expertise participative s’échange contre rémunération dans un jeu d’ajustement de l’offre et de la demande entre des prestataires et des commanditaires, essentiellement des collectivités locales. L’expertise participative a donc un prix mais elle est aussi soumise aux effets de la concurrence, et donc aux dynamiques de différenciation et de standardisation.

D’un coté, les processus participatifs sont soumis aux lois d’un jeu de l’innovation permanente : en matière de participation citoyenne, il est toujours possible d’être le premier de quelque chose ! Et pour maintenir ou gagner des positions sur leur marché de la participation, prestataires et commanditaires doivent marquer leur différence et faire reconnaître l’excellence de leurs pratiques. De l’autre, des puissants effets de standardisation se font sentir. C’est là un effet mécanique du marché. L’impératif concurrentiel accroît l’enjeu de la rationalisation du travail et de la diminution des coûts au sein même de l’espace professionnel qui s’est aujourd’hui spécialisé dans l’assistance à maîtrise d’ouvrage sur les enjeux de participation et de concertation citoyenne. Ainsi, certaines prestations d’expertise participative ont subi les effets du passage en série (industrialisation de la prestation, extrême rationalisation des tâches à accomplir, recherche de gains de productivité, usage du « copier-coller ») ce qui tend à donner l’impression qu’en matière de participation « tout le monde fait la même chose ».

La qualité démocratique est devenue un trophée recherché.

Mais ce processus de standardisation est aussi le produit du travail réalisé par les professionnels eux-mêmes pour juger, contrôler et certifier la qualité des processus participatifs. Ces derniers classent, objectivent et codifient les « bonnes pratiques » à travers la production de guides méthodologiques, la valorisation de modèles à suivre et la remise de trophées. A l’instar de ce qu’on observe dans les politiques urbaines, ces modèles s’apparentent à des expériences qui, en vertu de leur réputation d’excellence et d’exemplarité, finissent par acquérir le statut de « bonnes pratiques » ou d’exemples à suivre, sans que ni leur bien-fondé, ni leur adaptabilité à d’autres contextes que celui de leur élaboration ne soient démontrés, voire débattus. Ces « modèles » n’existent pas seuls et par eux-mêmes. Leur exemplarité est construite dans la compétition que se livrent les professionnels de la participation mais également les acteurs territoriaux. 

De ce point de vue, les trophées de la concertation et de la participation citoyenne sont au cœur des mécanismes du marché de la participation. Destinés à valoriser les bonnes pratiques de participation citoyenne, ces trophées accréditent la nécessité de la participation et donc contribuent à consolider le marché. Ils sont aussi un moyen d’intéresser les élus en leur offrant un instrument pour rendre visible la qualité de leur offre participative. La qualité démocratique est devenue un trophée recherché. Elle permet aux élus d’afficher une « réponse » au problème de la crise démocratique devenu de plus en plus sensible mais aussi de se distinguer, c’est-à-dire ici de faire reconnaître aux yeux de tous l’excellence de leur action, et d’espérer ainsi se démarquer de leurs concurrents, et cela tout en évitant le blâme de politiques trop originales. En démocratie, difficile en effet d’être contre la participation citoyenne. En ce sens, ces trophées sont des instruments de communication sur le fait qu’on fait (bien) participer ses habitants et de différenciation sur le marché des territoires

Ce sont les méthodes et les pratiques de participation qui sont classées et comparées les unes avec les autres, pas leurs effets.

Mais ces trophées doivent aussi s’analyser dans le contexte de la concurrence interne aux professionnels. En premier lieu, la production de jugement sur la qualité des pratiques est devenue un enjeu central pour les professionnels, et en particulier pour ceux qui se revendiquent experts en concertation. Dans un contexte de diffusion de la norme et des pratiques participatives et d’intensification de la concurrence, être celui qui définit et certifie les bonnes pratiques, permet de gagner en notoriété et donc des positions et des marchés. En second lieu, l’obtention d’un trophée bénéficie à la structure organisatrice mais également au prestataire qui était chargé de son organisation et de son animation. Ce dernier pouvant en effet espérer en retour des retombées indirectes par la conquête de nouveaux marchés. Enfin, on doit rappeler que tous les acteurs n’ont pas les mêmes ressources pour agir sur ce marché.

On peut ainsi repérer et distinguer au moins deux situations : celles des collectivités ou des organisations, plus dotées en ressources et en expertise, qui défendent une vision politique de la participation citoyenne et font appel aux prestataires reconnus pour expérimenter et formaliser ce qui deviendra les bonnes pratiques et celles des collectivités ou des organisations, plus faiblement dotées, dans lesquelles la politique participative est principalement guidée par les effets de mode ou la disponibilité des outils et des prestataires et le prix ; dans ce cas il n’est pas certain que les commanditaires soient nécessairement capables ou tout simplement intéressés par la possibilité d’identifier différents types d’expertise participative et différents projets politiques proposés. Ces éléments rappellent que tous les acteurs n’ont pas les mêmes possibilités d’exister et d’agir sur le marché de la participation citoyenne.

Enfin, l’existence de ces trophées témoigne de la priorité accordée aujourd’hui à la dimension matérielle de la participation. Ce sont les méthodes et les pratiques qui sont classées et comparées les unes avec les autres, pas leurs effets. Or si cette focalisation sur la méthode a indéniablement eu des effets positifs sur la qualité des dispositifs participatifs elle a aussi conduit à réduire la participation à la seule procédure. La question du « comment faire participer ? » a supplanté celle du « pourquoi faire participer ? ». Les procédures sont ainsi de plus en plus dissociées des finalités politiques. Le thème de la participation citoyenne agrège des dispositifs dont les finalités sont très diverses voire parfois contradictoires – moderniser l’action publique, restaurer le lien social, renforcer l’acceptabilité sociale des projets, restaurer la confiance dans les élus, redistribuer le pouvoir, etc. Sa diffusion doit en effet beaucoup à sa flexibilité qui permet des appropriations multiples et différenciées. Ainsi s’il est de plus en plus coûteux pour les élus de ne pas être participatifs, les modalités pratiques d’appropriations et d’usages des dispositifs, elles, diffèrent sensiblement.

ndlr : Alice Mazeaud et Magali Nonjon ont publié en mars 2018 aux éditions du Croquant, Le marché de la démocratie participative.


Alice Mazeaud

Politiste, MAÎTRESSE DE CONFÉRENCES À L'UNIVERSITÉ DE LA ROCHELLE

Magali Nonjon

Politiste, maîtresse de conférences à l’IEP d’Aix-en-Provence

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