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Les midterms comme contrôle de constitutionnalité populaire

Historien

Du fait des grands thèmes de campagne – immigration, rhétorique raciste, port d’armes, accusations judiciaires visant l’exécutif –, les élections de mi-mandat se présentent plus que jamais comme un référendum constitutionnel par lequel les électeurs sont appelés à se prononcer sur le fonctionnement des institutions américaines, la légitimité de l’action du président et l’efficacité des contrepouvoirs.

Le 6 novembre 2018, les électeurs américains se rendront aux urnes pour élire à l’échelle fédérale les 435 représentants à la Chambre, 35 sénateurs sur les 100, mais aussi dans les États 36 gouverneurs, leurs sénateurs ou représentants dans 87 des 99 chambres dans les assemblées législatives fédérées ; ils se prononceront également sur des milliers d’autres postes électifs, tels ceux de juge de la magistrature fédérée, sheriff, procureur ou encore conseiller de comté. Le scrutin portera enfin sur des centaines de referenda d’initiative populaire, à l’échelle locale ou étatique (155 referenda au niveau de l’État), qui portent sur des sujets très divers, de l’accès au droit de vote ou sa privation, à la légalisation de la marijuana, la taxation de l’essence, en passant par les commissions de découpage électoral, le plafonnement des profits des entreprises du secteur pharmaceutique, la régulation des casinos ou encore l’assiette de la taxe d’habitation…

C’est l’un de ces rituels de la démocratie américaine qui veut que l’on vote pour tous les postes électifs le même jour avec des effets induits particulièrement complexes. Ainsi, en 2018 comme les années précédentes, les partis s’organisent très différemment selon que, dans un État donné, on a une élection très compétitive au poste de gouverneur ou de sénateur (qui concerne donc tous les électeurs de l’État et qui permettra une meilleure mobilisation pour d’autres élections), à la Chambre des représentants ou au niveau local. Une pratique courante consiste aussi à proposer des referenda d’initiative populaire qui sont littéralement destinés à « hameçonner » les électeurs sur des questions très controversées pour qu’ils puissent ensuite voter pour tous les candidats du parti sur les autres scrutins.

Néanmoins, malgré la multiplicité des enjeux et leurs liens très directs avec la vie quotidienne des Américains, ces élections de mi-mandat n’intéressent que 40% du corps électoral alors que la participation est montée lors des trois derniers scrutins présidentiels (qui concernaient aussi toutes les autres élections susmentionnées) à environ 60%. Cependant, au vu des chiffres du vote anticipé (early voting), la plupart des instituts de sondage prévoient une participation en très forte hausse par rapport au scrutin de 2014 ; elle pourrait atteindre des chiffres comparables à celui de 2016.

Le parti qui n’occupe pas la Maison Blanche fait toujours des élections de mi-mandat un premier référendum sur l’action du président.

Les déterminants traditionnels d’une élection de mi-mandat sont parfaitement connus : bien qu’il s’agisse d’élections locales ou à l’échelle de l’État, le parti qui n’occupe pas la Maison Blanche fait toujours de ces élections un premier référendum sur l’action du président qui a pris ses fonctions 21 mois plus tôt et donc nationalise le scrutin ; cela signifie que le taux de popularité du président est un facteur prédictif clé. Le 31 octobre, 42% des Américains étaient satisfaits de l’action du président contre 53,3% qui la désapprouvaient, ce qui met l’actuel locataire de la Maison Blanche dans la fourchette la plus basse des 50 dernières années au moment de présenter son premier bilan devant les électeurs. Cela va dans le sens de l’histoire qui montre qu’un premier scrutin de mi-mandat est généralement défavorable au parti du président, la seule exception récente étant celle de 2002, la première qui se soit déroulée après les attentats du 11 septembre. Effectivement Bill Clinton en 1994 et Barack Obama en 2010 perdirent l’un et l’autre la majorité dans au moins l’une des deux chambres du Congrès lors de l’élection de mi-mandat qui suivit leur première victoire à la magistrature suprême.

Le second indicateur qui est utilisé par tous les instituts de sondage est ce qu’on appelle le « generic ballot » : il était le 31 octobre de 49,5% en faveur des Démocrates et de 42% pour les Républicains. Ces intentions de vote partisanes à l’échelle nationale sont remarquablement stables depuis la fin du printemps et ne sont jamais descendues en dessous d’un écart de 6 points en faveur des Démocrates, ce qui montre que les récentes controverses partisanes ont faiblement affecté les intentions de vote et joueront un rôle de mobilisation (ou de démobilisation) mais ne contribueront que très marginalement à faire basculer des électeurs d’un camp vers l’autre. Nomination de Kavanaugh, colis piégés, tragédie de Pittsburgh, envoi de troupes à la frontière avec le Mexique pour bloquer un groupe de migrants centre-américains, proposition d’abrogation du droit du sol, ces événements que l’on pourrait croire déterminants, ne décideront du résultat de l’élection que dans la mesure où ils provoqueront des mobilisations asymétriques qui pourraient profiter à un parti plutôt qu’à un autre.

Et encore, pas à l’échelle nationale, car pour ce qui est de l’élection sur laquelle tous les observateurs se focalisent, celle à la Chambre des représentants où les Démocrates peuvent reconquérir la majorité en regagnant 23 sièges, seuls une soixantaine de sièges (quasiment tous détenus par des Républicains) sont, à moins d’une semaine du vote, réellement compétitifs. Au Sénat, sur les 35 sièges en jeu, seuls 6 présentent encore une incertitude. Il ne s’agit donc pas, si l’on veut avoir une idée de ce à quoi le paysage politique américain ressemblera en janvier 2019, de savoir comment l’électorat au niveau national réagit à la nomination de Kavanaugh, aux annonces du président Trump, ou à la tuerie antisémite de Pittsburgh, mais comment, dans cette soixantaine de circonscriptions, certaines catégories déterminantes de l’électorat se comporteront.

Le « gender gap » n’a jamais été aussi important et joue en faveur des Démocrates.

Or les circonscriptions en question ne sont évidemment pas représentatives : en général, elles se situent dans les banlieues des grandes villes américaines et leurs électeurs sont plus éduqués et plus aisés en moyenne que la population américaine à l’échelle nationale. Cela fait des femmes blanches diplômées de l’enseignement supérieur la clé de l’élection dans un environnement assez toxique pour le parti républicain puisque le « gender gap » (l’écart des intentions de vote entre hommes et femmes) n’a jamais été aussi important, s’établissant à environ 30 points en faveur des Démocrates chez les femmes (63% pour les Démocrates et 33% pour les Républicains selon CNN le 8 octobre ; 57% contre 32% pour NBC/Wall Street Journal le 21 octobre). Il suffit de regarder le contenu des publicités politiques diffusées dans ces circonscriptions clés pour comprendre que la stratégie du Parti républicain est aujourd’hui très simple : mobiliser au maximum les électeurs masculins peu diplômés sur les thématiques de l’immigration, de la criminalité et de la concurrence déloyale de la Chine, du Mexique et de l’Europe en matière d’emploi tout en diffusant auprès des femmes un message qui insiste sur la bonne santé économique du pays et la protection de l’assurance santé.

Même si les Démocrates ont de fortes chances de reconquérir la Chambre basse – les sondages concordent sur ce point – il leur faudra surmonter un certain nombre d’obstacles : historiquement les élections de mi-mandat favorisent le Parti républicain dont l’électorat plus âgé, plus aisé et plus rural se mobilise traditionnellement plus que l’électorat démocrate qui est lui plus jeune, plus urbain et dans lequel les minorités ethniques occupent une place plus importante. À cela s’ajoute la question du découpage électoral qui fait que les Républicains, parce qu’ils sont très largement majoritaires dans les assemblées législatives des États, sont parvenus à dessiner des circonscriptions qui minimisent l’impact du vote démocrate et maximisent celui du vote républicain.

Enfin, dans les élections à la Chambre des représentants, le parti républicain jouit d’un avantage significatif, celui de la répartition partisane de la population américaine sur le territoire national avec des Démocrates concentrés dans les grandes villes et des Républicains mieux répartis et distribués. En d’autres termes, dans un État fictif qui compterait 18 représentants, le Parti républicain pourrait être le parti minoritaire en inscriptions sur les listes électorales (en général les Américains s’inscrivent sur les listes électorales avec leur affiliation partisane) et gagner 12 des 18 sièges en l’emportant par une marge étroite dans les 12 circonscriptions alors que les Démocrates l’emportent par des marges importantes dans 6 sièges seulement.

Il faudrait donc une vague bleue d’une amplitude cataclysmique pour que les Démocrates ne perdent pas plus d’un siège.

Les enjeux du 6 novembre dépassent largement la conquête de la Chambre des représentants. En effet, même si les Démocrates ont tiré un trait sur leurs espoirs de reconquérir le Sénat, ils émergeraient dans un état littéralement sinistré s’ils ne reconquéraient la majorité à la Chambre basse, quelques centaines de sièges dans les assemblées législatives des États et plusieurs postes de gouverneur. Certes le Sénat est hors de portée pour une raison qui tient au calendrier électoral : la chambre haute est renouvelée par tiers tous les deux ans et en 2018 ce sont 33 États qui ont voté en 2012 (l’année de la deuxième victoire de Barack Obama), plus deux États dans lesquels une élection partielle est nécessaire (Mississipi et Minnesota), qui sont appelés à choisir un sénateur.

Or sur les 35 sortants, 26 sont démocrates, certains se représentant dans des États qui ont donné en 2016 de très larges majorités à Donald Trump (Dakota du Nord, Virginie occidentale, Indiana, Montana). Le 31 octobre, l’agrégateur de sondages RealClear Politics montrait une carte électorale assez désespérante pour les Démocrates avec 50 sièges quasiment sûrs pour les Républicains, 44 seulement pour les Démocrates et 6 compétitifs (dont 5 détenus par les Démocrates et un seul par les Républicains). Il faudrait donc une vague bleue d’une amplitude cataclysmique pour que les Démocrates ne perdent pas plus d’un siège, ce qui les éloignerait encore un peu plus de la majorité. Trois questions principales doivent être posées pour interpréter le résultat du scrutin du 6 novembre :

Dans un contexte plutôt favorable, le parti démocrate sera-t-il en mesure d’entamer sa reconquête au niveau national ?
Dans un contexte qui lui est plus hostile à la fois de manière ponctuelle et structurelle, le Parti républicain sera-t-il en mesure de garder sa majorité dans les deux chambres tout en préservant sa capacité à s’adapter aux changements démographiques qui à terme lui sont défavorables ?
En raison des thématiques de campagne choisies par le président Trump et du bilan de 19 mois de gouvernement qu’il offre aux électeurs, le 6 novembre se présente comme un référendum constitutionnel dans lequel les électeurs sont appelés à se prononcer sur le fonctionnement des institutions américaines, notamment sur l’ampleur des pouvoirs de l’exécutif et l’efficacité des freins et contrepouvoirs qui peuvent s’exercer contre lui.

Les défaites électorales de 2014 et 2016 obligent le parti républicain à un aggiornamento de grande ampleur.

Le Parti démocrate est un animal profondément blessé qui vient de subir une série de graves défaites électorales qui l’ont rendu exsangue dans de nombreuses parties du territoire américain qui sont de fait dans une situation de monopartisme, tout comme le Sud le fut pendant les soixante premières années du XXe siècle. En 2016, le parti est parvenu à perdre une élection qui lui tendait les bras et qui oblige, après les défaites de 2010 et de 2014, à un aggiornamento de grande ampleur. S’il ne parvient à progresser dans des élections qui lui sont structurellement favorables dans lesquelles la personnalité et l’action de Donald Trump sont particulièrement mobilisatrices, alors il se présentera en 2020 devant les électeurs en position d’extrême faiblesse, quel que soit son porte-drapeau. Ce sont en effet dans les États que l’on recrute des élus dans les assemblées législatives, des gouverneurs, des juges ou encore des lieutenant-gouverneurs qui seront la jouvence du parti. En l’absence de chances de victoire, le parti se desséchera et sera incapable de recruter des candidats de qualité.

Si le Parti républicain sort de ses élections en gardant la majorité dans les deux chambres du Congrès, il aura réussi un exploit sans précédent qui fera taire tous les critiques, y compris ceux qui estiment que la Parti perd son âme en liant son destin à la rhétorique populiste de Donald Trump. Cette victoire risque cependant d’être un trompe l’œil dans la mesure où elle aura reposé sur une combinaison difficilement reproductible sur le long terme : une très forte mobilisation des hommes blancs les moins diplômés, une campagne monothématique sur la quatuor immigration/criminalité/globalisation/identité, une tentative réussie de limiter l’accès au droit de vote pour les minorités, un refus délibéré d’élargir le socle électoral du parti. Dans la réalité, cela n’aurait aucune incidence sur 2020 mais risquerait d’être fatal aux Républicains en 2022 et 2024.

Enfin cette campagne de 2018 pose toute une série de questions constitutionnelles importantes :

Comment interpréter le Premier Amendement de la Constitution sur la liberté d’expression, notamment dans tout ce qui concerne l’incitation à la haine raciale (hate speech) ? Cette même liberté d’expression garantie par le texte constitutionnel interdit-elle toute mesure de restriction des dépenses de campagne selon le bon vieux principe américain, « money is speech » ( « l’argent c’est de l’expression ») ?
Le droit de porter des armes, garanti par le Deuxième Amendement, est-il absolu ?
Le président des États-Unis dispose-t-il du pouvoir d’abroger par décret le droit du sol ? Plus généralement, quelle est la nature du contrôle que peut effectuer le judiciaire sur l’action de l’exécutif ? On pense ici notamment à l’indépendance d’une agence comme le FBI ou encore à l’utilisation de l’armée à des fins électorales dans le cas de l’envoi de soldats à la frontière qui ne disposent d’aucun pouvoir d’arrêter ou de contrôler l’identité et le statut des migrants.
En dernier lieu on rappellera qu’un système politique ne se limite pas à des institutions dont le fonctionnement est prescrit par la Constitution. C’est aussi un ensemble complexe de normes et de codes qui permettent un fonctionnement harmonieux de l’équilibre des pouvoirs.

Le grand constitutionnaliste américain Mark Tushnet a longuement décrit ce qu’il appelle le « contrôle de constitutionnalité populaire ». Dans un contexte de forte polarisation partisane, les Américains ne décideront pas simplement, le 6 novembre, si un parti contrôlera l’ensemble des pouvoirs, ils diront aussi comment ils s’approprient et interprètent une Constitution dont les deux grands moments fondateurs sont 1787 et 1791.


Vincent Michelot

Historien, Professeur d'études américaines à Sciences Po Lyon.