A l’ère numérique, nos démocraties doivent évoluer pour ne pas mourir
Les technologies de l’information et de la communication ont provoqué un changement de régime dans les processus de formation de l’opinion publique. En ajoutant une surcouche de recommandation à notre espace informationnel, en permettant de démultiplier artificiellement une présence en ligne via des bots (robots informatiques) ou en offrant aux internautes des jugements et des actions dont la facilité d’intégration ou de mise en œuvre sont proportionnelles à leur standardisation et leur viralité (rating, likes, émoticônes, etc.), ces technologies ont changé la nature même des processus qui régulent le débat public. Des résultats théoriques étayés par des expériences récentes sur les dynamiques culturelles, ainsi que des observations de terrain, démontrent que ces changements ont pour conséquences d’accentuer la polarisation de l’opinion publique et de rendre son évolution plus imprévisible, tout en la rendant plus manipulable par qui sait exploiter ce nouveau contexte.
Ainsi, les technologies du marketing Internet, utilisées depuis quelques années pour nous vendre plus de chaussures, plus de soda et plus de smartphones, sont aujourd’hui utilisées pour modifier le comportement des électeurs : remodelage de notre espace informationnel, publicités personnalisées à partir de nos profils sur les réseaux sociaux (microtargeting), analyse des tendances, des influenceurs, de la viralité des contenus, des mécanismes de recommandation, utilisation de bots, astroturfing, etc.
Dans notre article « Fake news : l’arbre qui cache la forêt », nous avons précisé les enjeux de ces nouvelles techniques de manipulation d’opinion politique opérant sur le Web. Elles sont utilisées depuis quelques années de manière endogènes, par certains acteurs d’un pays, mais également de manière exogène, pour influencer les processus démocratiques d’un pays étranger via la diffusion de fausses informations, des pratiques d’astroturfing ou l’achat de campagnes publicitaires personnalisées.
Nous avons montré en quoi ces techniques de manipulations étaient intrinsèquement liées aux fondements des sociétés néolibérales. L’idéologie de la sélection darwinienne des meilleures entreprises par le principe de libre concurrence a induit une lutte entre entreprises pour l’accaparement de l’attention et des désirs des citoyens-consommateurs via la mise en place de dispositifs de mesure et d’influence des désirs collectifs à grande échelle. Ces dispositifs, qu’ils soient des plateformes de réseaux sociaux, des messageries gratuites et performantes ou des canaux de communication, constituent aujourd’hui les environnements numériques au contact desquels les citoyens-consommateurs passent une part très significative de leur temps. Récupérés par ceux qui souhaitent exercer une influence politique, ces dispositifs constituent un moyen privilégié pour des opérations de manipulation d’opinion à grande échelle, dont plusieurs études ont identifié des cas de mise en œuvre inter-étatique. Ainsi par exemple, dans le cadre du projet CNRS Politoscope, pendant la campagne présidentielle de 2017, nous avons détecté une opération massive de manipulation de l’opinion publique française de la part d’acteurs se présentant comme pro-Trump et membres de l’alt-right américaine. Leur but affiché était de faire élire Le Pen au second tour.
Des effets déjà perceptibles sur le débat politique français
Il est très difficile de déterminer avec certitude les acteurs à l’origine des opérations de manipulation d’opinion. Par exemple, ceux qui se déclarent membres de l’alt-right américaine peuvent très bien s’avérer être des ressortissants étrangers aux USA. Au-delà du « qui », un point important est le repositionnement des objectifs de ces entreprises de manipulation d’opinion au cours de ces dernières décennies. Comme le souligne à propos de la Russie un rapport conjoint du CAPS et de l’IRSEM [1], il y a eu une forme de renonciation idéologique au profit d’actions visant à affaiblir les démocraties en exacerbant les divisions.
Force est de constater que cette stratégie est redoutablement efficace : les États-Unis sont dans un état de sidération perpétuelle devant les actions irrationnelles et extrêmes d’un président qui n’a jamais autant divisé le peuple américain, les anglais ne savent plus quoi penser du Brexit après une campagne très virulente qui a opposé deux blocs aux vues incompatibles, le plus grand pays d’Amérique Latine, le Brésil, vient de basculer à l’extrême droite après une campagne massive d’influence sur les réseaux sociaux, et on ne compte plus le nombre de pays européens où des partis constituant une menace pour la démocratie font une percée significative malgré le rejet radical qu’ils suscitent au sein d’une part importante de la population, si ce n’est sa majorité.
En France, lors de la présidentielle de 2017, chaque parti comptait sur la constitution d’un front républicain pour garantir, comme en 2002, la victoire du candidat qui ferait face à Marine Le Pen au second tour. Cet espoir se reflétait dans les stratégies électorales, Marine Le Pen étant à la fois la candidate la plus assurée de passer le premier tour, et la moins concernée par les attaques de ses opposants. Quoi de plus efficace alors pour changer le résultat du second tour que de rendre le vote pour Macron inenvisageable pour les fillionnistes et les mélenchonnistes ? C’est ce qu’a tenté de faire une opération de manipulation d’envergure en provenance de l’étranger. Bien qu’il soit difficile d’évaluer avec exactitude l’influence de telles opérations, on peut relever un certain nombre d’anomalies qui pourraient en être une conséquence logique : le second tour a été marqué par une abstention record qui a touché plus d’un électeur sur quatre ainsi qu’un nombre de votes blancs ou nuls correspondant à 11,47 % des votants, du jamais vu depuis le début de la Vème République ; Jean-Luc Mélenchon a refusé d’appeler à la constitution d’un front républicain – contrairement à ce qu’il avait fait en 2002 –, une partie des ténors de Les Républicains ne s’est pas clairement positionnée et Marine Le Pen a presque doublé le score de son père de 2002 (33,9 % contre 17,79 % pour son père) en dépit d’un débat de second tour calamiteux.
Si l’’attentat des Champs-Élysées en plein débat du 1er tour avait été ravageur au point de monopoliser l’actualité des derniers jours de la campagne et de donner plus d’assurance à Marine Le Pen lors du débat télévisé de second tour, l’issue de ce scrutin aurait pu être toute autre.
Pour atténuer les effets de cette nouvelle donne informationnelle, le rapport conjoint du CAPS et de l’IRSEM propose en conclusion une cinquantaine de mesures. Bien que toutes très pertinentes, il en oublie néanmoins une dont l’évidence serait manifeste si nous pouvions nous débarrasser d’une idée reçue qui bride les innovations démocratiques depuis des décennies.
Nos systèmes de vote, talon d’Achille de nos démocraties
Notre système de vote actuel, le scrutin uninominal à deux tours (une seule voix attribuée à un seul candidat), tout comme les autres systèmes de vote pratiqués dans les démocraties occidentales, souffre d’une pathologie connue depuis des siècles. Le paradoxe de Condorcet, énoncé en 1785 et généralisé en 1951 par le prix Nobel d’Économie Kenneth Arrow sous forme d’un théorème d’impossibilité. Ce théorème démontre qu’il n’existe pas de processus de choix social indiscutable, qui permette d’ordonner un ensemble de candidats de manière cohérente pour une collectivité à partir de l’agrégation des préférences de ses membres. Affirmé par une telle autorité, il est compréhensible que nous nous soyons résignés à accepter les défauts de notre système de vote actuel : caractère inéluctable du vote « utile » ou « stratégique » – qui nous empêche d’exprimer pleinement nos préférences –, sensibilité à l’introduction de candidats minoritaires – qui par l’effet de la division du nombre de voix peut radicalement changer l’issue d’un scrutin.
Le problème auquel sont confrontées les démocraties contemporaines est que ces défauts des modes de scrutin sont précisément ceux qui sont décuplés par les opérations de manipulation d’opinion visant à créer de la division (multiplication des courants politiques) et de la polarisation (accroissement de l’incompatibilité et des conflits entre courants politiques).
Plus de divisions signifie une multiplication des candidats et l’échec de potentielles alliances, qui font que, mécaniquement, le pourcentage de voix à atteindre pour être au second tour s’en trouve diminué. Les chances d’une qualification d’un candidat aux positions extrêmes, bien que largement minoritaire, s’en trouvent augmentées d’autant. Cela signifie aussi une équation plus compliquée dans les anticipations croisées qui précèdent un vote « utile »[2]. Lorsque les haines entre camps politiques sont exacerbées, la tentation de « voter utile » s’en trouve accentuée. Le vote utile dépend d’une appréciation relative des qualités des candidats. Il consiste à voter non pas pour le candidat qui a notre préférence, mais pour le « candidat utile » qui nous permettra d’éviter le pire. Or en manipulant notre perception du pire, on change le nom et la couleur politique du « candidat utile ». L’extrême polarisation retient également une partie des électeurs d’aller voter lors des seconds tours, le choix entre deux candidats devenus des repoussoirs absolus étant impossible. Cela augmente d’autant le taux d’abstention.
Tous ces phénomènes ont profondément marqué la présidentielle de 2017 et peuvent expliquer le score très important de Marine Le Pen au second tour alors même qu’elle était identifiée en 2014 comme la personnalité politique la plus rejetée des Français.
Ainsi, l’effet direct des nouvelles stratégies de manipulation des espaces numériques est de rendre instable notre système de vote en exploitant ses vulnérabilités et en accentuant ses défauts, augmentant ainsi les probabilités de l’accession au pouvoir de candidats constituant un danger pour la démocratie. Et lorsqu’un événement devient probable sur le court terme, il devient par là même certain sur le long terme. C’est mathématique. Heureusement, les mathématiques nous ont également apporté des solutions de choix collectif alternatives qui contournent le théorème d’impossibilité d’Arrow en s’appuyant tout simplement sur d’autres principes de qualification et d’ordonnancement des candidats. Proposé par deux chercheurs du CNRS, Michel Balinski et Rida Laraki, la méthode du jugement majoritaire est, c’est prouvé mathématiquement, non soumise au paradoxe d’Arrow, immune au vote utile (le vote ne se fait qu’en un tour et on peut s’exprimer sur tous les candidats), insensible à l’introduction de candidats minoritaires, et beaucoup plus difficilement manipulable que le scrutin actuel.
Son principe est simple et permet à chacun de mieux s’exprimer [3] : chaque votant donne une « mention » à chacun des candidats : « à rejeter », « insuffisant », « passable », « assez bien », « très bien » ou « excellent ». Une fois les votes exprimés, pour attribuer une « mention » collective à un candidat, il suffit de prendre toutes ses mentions individuelles triées par ordre croissant d’appréciation et de lui attribuer la mention médiane : celle qui est au milieu du paquet, telle qu’au moins la moitié des mentions individuelles correspondent à une appréciation égale ou supérieure. Ainsi, si un candidat se voit attribuer la mention « bien », cela signifie qu’au moins la moitié des votants sont d’accord avec le fait qu’elle ou il serait « bien » pour la fonction envisagée. On démontre ainsi que l’on peut classer tous les candidats sans incohérence.
Ce système de vote a de nombreuses qualités, dont on retrouvera les détails sur des sites spécialisés tels que le site du collectif Mieux Voter. Il y est également possible d’expérimenter gratuitement ce mode de scrutin pour tout type de décision.
Nous insisterons ici sur une qualité qui nous paraît fondamentale. La démocratie repose sur des principes généraux acceptés par tous, le premier étant probablement que les décisions de la majorité sont mises en pratique et s’appliquent à tous. En toute logique, cela devrait impliquer que les décisions qui seraient rejetées par une majorité ne soient jamais mises en pratique et ne s’appliquent à personne. Cette propriété, que nous pouvons qualifier de «principe de majorité négative », n’est vérifiée par aucun système de vote actuellement en vigueur. Cette faille est exploitée par les nouvelles stratégies de manipulation d’opinion qui, en accentuant la polarisation et la division, renforcent l’abstention et font gagner des voix à certaines personnalités politiques au prix d’un regain d’hostilité entres les partisans de courants politiques concurrents. Elles augmentent ainsi très significativement la probabilité d’une élection violant le principe de majorité négative.
Rappelons qu’au Brésil, qui a recours au même mode de scrutin qu’en France, 44 % des Brésiliens indiquaient qu’en aucun cas ils ne pourraient voter pour Bolsonaro. Il a néanmoins été élu au second tour par un ensemble d’électeurs représentant moins de 40 % des personnes inscrites sur les listes électorales, alors même qu’il faisait l’apologie de la dictature, de la torture et promettait à ses rivaux politiques « gauchistes » le choix entre la prison et l’expatriation.
Ainsi, avec les modes de scrutin utilisés actuellement en France, notamment pour la présidentielle, il est possible, et même probable, qu’un candidat rejeté par une majorité de votants, soit en tête du premier tour du fait de la division des voix, et en tête du second tour du fait de la polarisation et de l’abstention.
Le jugement majoritaire, parce qu’il permet de s’exprimer sur tous les candidats et prend en compte tous les jugements est le seul qui respecte à la fois le principe de majorité et le principe de majorité négative. Un candidat, quelle que soit le type d’élection, qui recueillerait une majorité de mentions « à rejeter » aurait celle-ci pour mention majoritaire et ne pourrait donc pas être élu, quand bien même il aurait la plus forte proportion de mentions « excellent ». Il passerait en effet derrière tout candidat qui aurait peut-être moins de mentions « excellent », mais un profil plus équilibré avec au moins la moitié de mentions supérieures à « à rejeter ». L’existence de cette mention a de plus toutes les chances de réduire le nombre de votes blancs ou la contestation par l’abstention, puisqu’il est tout à fait possible de rejeter tous les candidats pour indiquer un désaccord avec les choix proposés. Et dans le cas de figure où tous les candidats auraient comme mention majoritaire « à rejeter », le principe de majorité négative préconise d’organiser une nouvelle élection avec de nouveaux candidats.
Remplacer une moyenne par une médiane, cela peut paraître simple, mais il fallait y penser. Espérons qu’on pourra en dire autant lorsque nous aurons changé notre manière d’élire nos représentants dans les différentes instances démocratiques, car à utiliser un carré pour roue, le carrosse finit toujours par casser.