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Comment le big data bouleverse le football

Journaliste

Le nom du lauréat du Ballon d’Or sera dévoilé ce lundi. Mais si les grands joueurs n’ont sans doute jamais été aussi célébrés, le football professionnel semble désormais de plus en plus souvent se jouer, au-delà de ces « génies », à coups de chiffres et de statistiques. Une irruption si intense des big data qu’elle vient profondément modifier certains fondements du jeu.

Le petit monde du football retient son souffle. Dans quelques heures, le lauréat du prestigieux Ballon d’Or France Football sera connu. Une distinction convoitée, récompensant « le meilleur joueur au monde », une individualité forcément hors-normes capable de modifier à elle seule le cours d’un match… Sauf surprise, un attaquant devrait être distingué, c’est-à-dire un joueur à la feuille de statistiques bien fournie, empilant les buts et les passes décisives (comme le nombre de zéros sur son compte en banque). Loin les grandes heures du football romantique. L’heure est au diktat du chiffre et de l’efficacité. Dans ce nouveau monde où l’athlète se transforme en machine, manier le cuir avec style est devenu accessoire. De Barcelone à Paris en passant par Turin, tout se quantifie désormais, s’évalue, se mesure, sans répit. Cela n’est pas sans conséquences. Les glorieux numéro 10 à l’ancienne et autres frêles génies instinctifs d’hier à la Cruyff et Platini ont disparu. Ils ont été remplacé par l’hyper-efficacité des Messi, Ronaldo et Mbappé dont l’influence sur le terrain se mesure à l’aune du big data… Pour comprendre ce mouvement irréversible vers le règne de la donnée, il faut impérativement faire un bond en arrière.

Avant de perdre son propriétaire dans un tragique accident d’hélicoptère, le club anglais de Leicester connut une étonnante trajectoire. En quelques années à peine, celui-ci passa du statut de formation de seconde zone jouant selon les préceptes d’un kick and rush dépassé à celui de champion surprise, emportant la prestigieuse Premier League au nez et à la barbe de grosses cylindrées parmi lesquelles Chelsea, les deux Manchester et Liverpool. Un conte de fées moderne que l’on doit, en grande partie, au big data. Comment donc ? Plutôt que de s’appuyer sur le flair de ses recruteurs, la direction des Foxes, pour bâtir son équipe cinq étoiles, s’est durablement appuyée sur l’implacable pouvoir des statistiques. A la recherche d’un milieu de terrain défensif, elle s’est très tôt tournée vers la société Opta, leader du secteur.

Loïc Moreau, ex-directeur de son bureau français, raconte : « Certains clubs se servaient de notre régie pro pour le recrutement, principalement en Angleterre. C’est ainsi que Leicester a recruté N’Golo Kanté grâce à nos données, qui correspondaient, lors de sa saison à Caen, au profil recherché par le futur champion d’Angleterre. » A Caen justement, les performances de Kanté et sa maturité étonnent sans tarder. Déjà infatigable récupérateur, il affiche, lors de sa dernière saison en Normandie, une moyenne de 4,8 tacles par matchs, soit la plus élevée des cinq grands championnats européens. Pourtant, Kanté ne parvient pas encore à percer médiatiquement. Son travail de l’ombre, celui de râtisseur, demeure largement ignoré des fans qui préfèrent la gloire des buteurs et la fantaisie youtubesque des dribbleurs. Leicester, bien aidé par les statistiques, flaire le bon coup. Le club enrôle le futur champion du monde pour 8 millions d’euros. Une somme modique, en comparaison des 40 unités que Chelsea déboursera, une année plus tard, quand le joueur aura finalement explosé.

A l’heure de l’omniprésence des données et autres chiffres, il existe des centaines d’histoires similaires, la plupart couronnées de succès, d’autres, de moins en moins nombreuses, tournant au fiasco du fait de cruelles défaillances humaines. Le computer, bien heureusement, ne prédit pas tout… « En foot comme ailleurs, il y aura toujours des événements inattendus, un joueur qui se blesse, un gardien qui se “troue”, une erreur d’arbitrage, même une erreur d’interprétation d’arbitrage vidéo », explique Thierry Keller, directeur de la rédaction du magazine Usbek & Rica. Ce dernier poursuit : « Le foot, comme le sport en général, n’échappe pas au vaste mouvement de reflux du hasard auquel on assiste dans tous les domaines. Il n’y a qu’à voir le succès du GPS ou des sites de rencontres…

Le sport, dans le même ordre d’idée, n’aime pas l’aléatoire. Souvenons-nous de la réflexion de Jean-Luc Lagardère lorsqu’il rachètait le Matra Racing : il avait tout prévu sauf le fait qu’un ballon pouvait finir sa course à un centimètre du poteau, du mauvais côté… Quand on dispose de la technologie et qu’on investit de grosses sommes, mieux vaut maîtriser le destin, ou la trajectoire de ce ballon. C’est ce qui explique le succès de l’analyse prédictive qui, dans la foulée de Nate Silver, veut tout prévoir, y compris les résultats des élections… Or, chacun sait bien que la vie n’est pas enfermante dans de la data. Il faut même savoir aller contre, laisser parler son intuition ». La vision philosophe de Keller ramène le football au réel, qui, depuis longtemps, a cédé aux sirènes du chiffre tout-puissant. C’est à ce titre que vénérée par les supporters, la Premier League anglaise constitue le laboratoire privilégié du football moderne. Le big data y est omniprésent, son utilisation remonte au début des années 1990, lorsqu’une poignée d’amateurs se retrouvaient dans les arrière-salles des pubs pour consigner les moindres faits et gestes de leurs équipes préférées.

Une à une, chaque institution entreprend désormais un travail de fond, loin de sa mission première, le jeu.

Combien de corners concédés, quel pourcentage de passes ratées, combien de tirs cadrés effectués en une mi-temps ? A mi-chemin entre le geek, le comptable et le hooligan, des hurluberlus se chargeaient de tout rapporter, à la main, dans de petits carnets… Avec l’avènement du football business et le perfectionnement des technologies, leur activité s’est transformée en mine d’or. Aujourd’hui, leurs héritiers s’appellent Prozone ou la fameuse Opta et sont devenus des multinationales fleurissantes [1].

Plus rien n’échappe aujourd’hui à l’œil inquisiteur des centaines de data analysts qui décortiquent la moindre action, compilent les données, enregistrent le nombre de kilomètres parcourus par un joueur au cours d’un match, la vitesse et la fréquence de ses sprints, le nombre de passes effectuées et le volume de ballons perdus. Autant d’informations précieuses, de données que les clubs professionnels, dans un grand élan de modernisation, se sont mis à collecter. Une à une, chaque institution entreprend désormais un travail de fond, loin de sa mission première, le jeu… Un travail onéreux, tant au niveau des moyens humains engagés que des sommes allouées. En fonction des technologies utilisées, on estime l’investissement compris entre 50 000 et 300 000 euros par saison, « le prix du progrès » commente un prestataire de services.

En France, le mouvement fut initié par le LOSC et l’ASSE, bientôt rejoints par le Paris Saint-Germain. Ainsi, lorsqu’il arrive en décembre 2011 pour remplacer Antoine Kombouaré, Carlo Ancelotti impose d’emblée sa mini-révolution. Outre les petits déjeuners pris collectivement au Camp des Loges, c’est surtout l’utilisation systématique de « trackers » lors des séances d’entrainement qui intrigue les observateurs. Prenant la forme de GPS miniatures portés à la poitrine où derrière le protège-tibia, ces outils miniaturisés permettent de constituer de gigantesques bases de données comprenant des millions de chiffres à disposition des managers. « Avoir des données sur les entraînements est important »,confiait alors le coach italien. « Cela nous permet de contrôler les charges d’entraînement, d’aider les joueurs à avoir de meilleures performances et d’éviter les blessures ».

Pour remplacer sa star, Wenger, féru de mathématiques, s’est fié à la data.

Mais la méthode exige du savoir-faire. Pour dégager des conclusions utiles de la montagne de chiffres récoltés, les clubs de l’élite s’attachent les services de directeurs de la performance. Leur rôle ? « Organiser et optimiser la performance des joueurs dans le club », résume Alexandre Marles, passé par l’OL et le PSG. « La performance est le lien entre le staff technique, le staff médical et le coach »Un poste central. Grand partisan de l’utilisation raisonnée des datas, Marles déplore le retard dommageable pris par le foot hexagonal quant à leur collecte, leur analyse et leur intégration dans un processus de suivi de la performance digne de ce nom. « Dans certains clubs français, les joueurs étrangers sont surpris de ne pas avoir
un panel de statistiques individuelles pertinentes relatives à leurs performances
lors des entraînements et des matchs. Et lorsqu’ils parviennent à y accéder, il n’est pas rare que ces données soient non-pertinentes car imprécises ou non analysées… Bref, hormis dans les clubs disposant de managers étrangers, on fonctionne encore comme dans les années 1980 ! »

D’aide secondaire mise à disposition des entraîneurs, le big data est en passe de s’imposer comme un indispensable du football moderne. Pour preuve, ce signe qui ne trompe pas : tous les vainqueurs l’utilisent. A la tête de Manchester City, l’icône Pep Guardiola, réputée pour son football élevé au rang d’art, use et abuse de ces chiffres qui racontent le jeu autrement. Il a d’ailleurs fait de l’analyse de match, « le département le plus important de sa stratégie » si l’on en croit une conférence privée, récemment donnée par ses soins, devant un parterre de professionnels. Autre manager mais fascination commune pour les statistiques : Arsène Wenger.

Du temps où il officiait encore à la tête du club londonien d’Arsenal, le français usait et abusait des chiffres pour déstabiliser l’adversaire, insister sur les points faibles de ce dernier et dégager le maximum de situations dites d’expected goals, ces situations amenant fréquemment à un but. A l’instar de Leicester avec Kanté, l’Arsenal de Wenger fit également un usage régulier des statistiques pour investir sur de nouveaux joueurs. C’est ainsi qu’en 2004, après avoir remporté de nombreux titres, l’effectif des Gunners est chamboulé. Patrick Vieira, idole du club, a des envies d’ailleurs. L’influence du milieu de terrain sur le jeu de son équipe est alors inestimable. Pour remplacer sa star, Wenger, féru de mathématiques, s’est fié à la data. Dans l’opacité des feuilles de stats, il repère un jeune espoir marseillais de 21 ans capable de courir 14 kilomètres par match, Mathieu Flamini. Qui débarque à Londres sans tarder. Bienvenue à l’ère du football raisonné !

On raconte en effet que les joueurs du PSG se seraient résolus à ne plus tenter de frappes lointaines en découvrant que seulement 2 % d’entre elles achèvent leur course au fond des filets.

Autre exemple parlant : depuis 2013, la sélection allemande s’est associée à la firme SAP, spécialiste des logiciels d’entreprise, pour affiner les choix du sélectionneur de la Manschaft, Joachim Low. Un travail en deux temps, utilisant d’une part des caméras qui analysent l’occupation du terrain et les trajectoires de l’adversaire, et d’autre part des capteurs biométriques placés sous les crampons des joueurs, pour indiquer les distances parcourues, le rythme cardiaque, et la puissance des accélérations. Dans une vidéo mise en ligne par SAP, Oliver Bierhoff, co-manager de la sélection allemande, explique :

« Par le passé, nous ne savions pas comment utiliser ou agréger rapidement ces données pour les rendre intéressantes. Grâce à ce logiciel, nous avons la possibilité de travailler de manière individuelle avec les joueurs, vite et intelligemment, et de rassembler plusieurs sources dans un seul outil. Au final, cela améliore vraiment la performance des joueurs ». Concrètement, cela conduit surtout à des ruptures avec les habitudes techniques d’hier. Un changement en profondeur dans la manière dont le football se pratique.

Au Bayern Munich comme en sélection, Manuel Neuer, prototype du gardien de but moderne, s’illustre ainsi souvent dans un rôle inédit de libéro. Il sort de sa cage et fait office de quasi joueur de champ. Un dépassement de fonction qui n’est pas étranger aux datas… Tandis que son prédécesseur, le légendaire Oliver Kahn, parcourait 4 kilomètres par match, Neuer en avale 8 ! La heat map, compilant les zones d’action du portier aux 84 sélections, est encore plus parlante. Sur le terrain, Neuer n’hésite pas à sortir loin devant ses buts, dépassant parfois ses défenseurs pour effectuer diverses relances et passes en profondeur. Pareilles tendances érigées en quasi-lois du football moderne se multiplient. Parmi elles, l’abandon progressif des passes lointaines, jugées trop peu efficaces, ou encore la surexploitation des latéraux, précieux lorsqu’il s’agit d’apporter du danger sur les ailes, dans la partie de terrain adverse.

Comme on pouvait le pressentir, cette omniprésence des datas a fini par susciter les convoitises des équipementiers. Leaders du secteur, Adidas et Nike ont récemment lancé une série d’objets connectés à l’usage des footballeurs amateurs. Des objets qui, à leur tour, influent directement sur le jeu aux quatre coins de la planète. Vendu 200 euros, le ballon connecté d’Adidas, « miCoach Smart Ball », permet ainsi d’enregistrer une kyrielle de données relatives à la puissance du tir, à la trajectoire du ballon ainsi qu’au point d’impact du pied. De quoi mesurer la vitesse de tirs zlatanesques ou plus surement de précipiter leur disparition… On raconte en effet que les joueurs du PSG se seraient résolus à ne plus tenter de frappes lointaines en découvrant que seulement 2 % d’entre elles achèvent leur course au fond des filets. Il faudra être désormais fou ou frondeur pour tenter sa chance aux trente mètres, à la manière de Paul Scholes ou de Franck Lampard. La fin d’une époque…


[1] Avec ses 400 employés et ses bureaux répartis aux quatre coins de la planète, Opta arrose ainsi aujourd’hui des centaines de clubs professionnels, médias et sites de paris en ligne avec ses statistiques bien senties. Une activité rentable… Pour avoir le droit de les consulter et de les réutiliser, leurs clients déboursent une petite fortune : de 1 000£ à 11 000£ selon les forfaits, nous indique une source.

Laurent-David Samama

Journaliste, Membre du comité de rédaction de La Règle du Jeu

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Notes

[1] Avec ses 400 employés et ses bureaux répartis aux quatre coins de la planète, Opta arrose ainsi aujourd’hui des centaines de clubs professionnels, médias et sites de paris en ligne avec ses statistiques bien senties. Une activité rentable… Pour avoir le droit de les consulter et de les réutiliser, leurs clients déboursent une petite fortune : de 1 000£ à 11 000£ selon les forfaits, nous indique une source.