Société

Les syndicats dans la roue des gilets jaunes ?

Sociologue

Le discours d’Emmanuel Macron devant les Français a été précédé, lundi 10 décembre, d’une rencontre avec les organisations syndicales représentatives. La CGT appelle ce vendredi 14 décembre à une journée de grèves et de manifestation avec le soutien d’autres syndicats. Est-ce le signe d’une nouvelle séquence marquée par la convergence des luttes et le retour du syndicalisme au centre du jeu ?

Incontestablement, les syndicats ont ces derniers jours participé plus activement à l’effervescence créée par le mouvement des Gilets Jaunes. Ils étaient jusqu’alors plutôt restés en retrait, tardant et peinant à se positionner. Le mouvement s’est déclenché hors des entreprises et sur une question – le prix de l’essence – a priori assez éloignée des revendications touchant au travail. Malgré la prédominance des salariés, sa composition sociale l’ancre dans des secteurs hétérogènes de la population, incluant des petits patrons, commerçants et artisans et faisant craindre une révolte de type poujadiste. La visibilité de discours et d’actes xénophobes ou sexistes au début du mouvement semblait conforter cette tendance, justifiant la défiance des syndicalistes.

L’attention des confédérations était en outre concentrée sur des enjeux propres au champ syndical. L’affaire des fichiers à Force Ouvrière et la démission de son secrétaire général Pascal Pavageau étaient susceptibles d’éclabousser tout le mouvement syndical. Surtout, des scrutins décisifs mobilisaient l’ensemble des organisations syndicales. Il y eut d’abord en novembre les élections professionnelles dans deux bastions syndicaux du secteur marchand, la RATP et surtout la SNCF, où se jouaient non seulement l’épilogue du mouvement du printemps pour les cheminots mais aussi le basculement à haut risque vers des instances représentatives du personnel fusionnées suite aux ordonnances de 2017. Il y eut ensuite, le 6 décembre, le vote des 5 millions d’agents de la fonction publique. La dimension antifiscale qui caractérisait le mouvement des Gilets Jaunes dans ses premiers temps était d’autant plus problématique dans ce contexte de campagne pour la défense du statut des fonctionnaires et des services publics.

Le dialogue social comme sortie de crise ?

Le mouvement des Gilets Jaunes a progressivement basculé d’une éruption contre les « taxes » à une mobilisation populaire contre la vie chère et pour la justice fiscale. C’est dans ce contexte de revendications sociales et salariales plus affirmées, mais aussi de violences croissantes, que les confédérations syndicales ont publié la déclaration intersyndicale du jeudi 6 décembre. L’affirmation des Gilets Jaunes marquait l’émergence d’une parole alternative dans le champ du social, mettant directement en cause la légitimité des syndicats. Dans ce texte, les organisations signataires réaffirment leur centralité sur ce terrain en rappelant qu’elles ont toujours cherché « un véritable dialogue social » et qu’elles sont plus que jamais prêtes à s’y engager. Cette prise de position peut être interprétée de deux manières.

En suivant l’hypothèse de la « régression vers les habitus » [1], on pourrait avancer qu’en situation de crise politique, les professionnels des relations professionnelles sont conduits à se replier sur ce qu’ils savent le mieux faire pour réduire l’incertitude de la situation : se réunir autour d’une table pour négocier. En suivant une hypothèse attribuant plus de réflexivité aux acteurs syndicaux, on pourrait supposer qu’ils se saisissent précisément de la crise sociale pour tenter de reprendre la main dans un jeu qui leur était devenu défavorable. Mais on peut à vrai dire se demander si le geste n’est pas un peu désespéré. La reconnaissance des organisations syndicales par l’État n’a en effet de sens que si elles sont en capacité d’entrer dans une véritable relation d’échange politique avec lui. Cette notion forgée par le sociologue italien Alessandro Pizzorno repose sur l’idée que les syndicats remplissent deux fonctions dans les sociétés capitalistes avancées : une fonction économique, qui consiste à échanger avec les employeurs la garantie de continuité de la production contre de meilleurs salaires et conditions de travail, et une fonction politique, qui consiste à contribuer au consensus social en échange d’une reconnaissance institutionnelle par l’État [2].

Or, rien n’autorise à penser que les syndicats aient dans la conjoncture actuelle quelque capacité que ce soit à hâter le retour à la paix sociale. Le mouvement s’est en effet très largement déclenché en dehors des circuits syndicaux. Ses logiques d’agrégation et de coordination via les réseaux sociaux, de même que la défiance à l’égard de toute forme de représentation instituée, laissent peu d’espoir sur une capacité syndicale à le canaliser. On a beaucoup dit que le mouvement des Gilets Jaunes s’était nourri du mépris du président de la République pour les corps intermédiaires. Il a surtout été provoqué par les conséquences sociales de la politique économique du gouvernement et l’arrogance du chef de l’État. Mais si l’action collective a pris la forme d’une révolte étrangère aux organisations traditionnelles, c’est parce que les syndicats ont eux-mêmes peu de prises sur le monde du travail qui réside dans la France rurale et occupe les ronds-points. En d’autres termes, la révolte des Gilets Jaunes est autant le produit des travers de la politique jupitérienne que des carences de la représentation syndicale, qui peine à se déployer dans un monde du travail éclaté sous l’effet de la précarisation de l’emploi et du redéploiement périurbain des entreprises [3].

Du reste, quels qu’aient pu être les espoirs des chantres du dialogue social, les réactions de l’exécutif laissent penser qu’il n’entendait pas faire un autre usage qu’ornemental de la participation syndicale. Si la réaction initiale d’Édouard Philippe à l’offre de services prononcée par Laurent Berger a pu susciter quelques débats, la suite des événements a montré que le pouvoir écoutait les organisations syndicales sans les entendre. Les rencontres organisées avec la ministre du Travail vendredi 7 décembre puis avec le chef de l’État lundi 10 n’ont en effet laissé aucune trace dans le discours de ce dernier le 10 au soir. Tout se passe comme si la réception des confédérations syndicales n’avait été que décorative, un moyen de donner une tonalité sociale à une politique qui ne se soucie que de performance économique, à l’image de cette augmentation du Smic qui n’en est pas une. Les seuls corps intermédiaires auxquels a fait référence Emmanuel Macron dans son discours sont les maires. Il n’a pas appelé à la négociation collective mais demandé aux entreprises de faire un geste pour leurs salariés, tandis qu’il défendait la ligne mise en œuvre depuis le début du quinquennat et annonçait qu’elle se poursuivrait avec les nouvelles réformes des retraites et de l’assurance chômage.

Emmanuel Macron ne méprise pas les « partenaires sociaux » – les entreprises sont bien traitées – mais les organisations syndicales. Loin de rompre avec les politiques qui l’ont précédé, son programme de refondation du modèle social français creuse le sillon d’une trajectoire française vers le néolibéralisme qui implique de réduire drastiquement le pouvoir des syndicats, qu’il s’agisse de les exproprier du champ de la sécurité sociale ou d’atomiser la négociation collective en la confinant au sein des entreprises [4]. Par-delà la soudaine visibilité des Gilets Jaunes, c’est plus fondamentalement cette orientation du pouvoir qui fragilise les organisations syndicales et les place dans une situation de panne stratégique. Car quelles que soient les options choisies, celles-ci débouchent sur des échecs. Le déroulement de la séquence des ordonnances sur le Code du travail a bien montré que l’exécutif n’avait que faire de la parole syndicale, en osant même donner aux employeurs les moyens de contourner la représentation des salariés et de se ménager un dialogue social sans syndicats [5]. Même quand les « partenaires sociaux » arrivent à un compromis, l’exécutif n’en a cure, comme dans le cas de la négociation sur la formation professionnelle où il a sans scrupule ignoré les conclusions de la négociation paritaire. Il en va de même pour les négociations autour de l’assurance chômage, à peine closes et déjà rouvertes sur décision de l’exécutif, avec comme objectif une nouvelle réduction drastique des dépenses.

Vers la convergence des luttes ?

Que le dialogue social avec ce gouvernement soit devenu un jeu de dupes n’est donc pas nouveau. Mais les mouvements sociaux contre les ordonnances et la réforme de la SNCF n’avaient pas davantage réussi à entamer la résolution de l’exécutif. Par contraste, le succès de la protestation des Gilets Jaunes n’en est que plus impressionnant. Car il faut le reconnaître : leur mobilisation a produit en un mois plus d’effets politiques et sociaux que les syndicats ces douze dernières années. Ils ont non seulement entamé la légitimité du pouvoir mais aussi focalisé l’attention sur des enjeux, tels la suppression de l’impôt sur la fortune et le crédit impôt compétitivité emploi, que les syndicats dénonçaient jusqu’alors sans succès. Ils ont contraint l’exécutif, par la bouche de la ministre du Travail, à reconnaître le bien-fondé des augmentations de salaire. Ils ont conduit certains employeurs comme Total à annoncer qu’ils donneraient une prime exceptionnelle de fin d’année aux salariés. Surtout, ils ont réussi à faire reculer le gouvernement en lui faisant renoncer aux hausses des taxes sur le carburant. Côté syndical, la dernière victoire en date remontait à… 2006, avec le retrait du Contrat première embauche.

À défaut d’être contenue par le dialogue, la crise trouvera-t-elle une autre issue dans la convergence des luttes ? La déclaration intersyndicale du 6 décembre, qui dénonçait « toutes formes de violence dans l’expression des revendications » sans mentionner la violence de la répression étatique contre les Gilets Jaunes et les lycéens, a provoqué d’importants remous dans le monde syndical. L’union syndicale Solidaires a refusé de signer ce texte jugé « hors-sol », certaines organisations de la CGT s’en sont explicitement désolidarisées. Le même jour, neuf fédérations de la CGT (Poste, Agroalimentaire, Rail, Commerce, Chimie, Métaux, Mines-Énergie, Ports et Docks, Transports) publiaient leur propre communiqué qui évoquait en termes prudents une convergence avec les Gilets Jaunes et mettait l’accent sur le 14 décembre présenté comme « une journée de grève interprofessionnelle ». Les préavis de grève et les appels à la mobilisation se sont multipliés autour du 14 décembre, une date qui a été lancée par la CGT comme une « journée d’action » dans un communiqué en date du 3 décembre. Cette journée pourrait représenter une nouvelle étape dans le rapprochement entre syndicats et Gilets Jaunes. Mais elle n’en reste pas moins redevable de logiques propres au champ syndical.

La posture largement dominante dans le mouvement syndical reste en effet celle du soutien à distance. L’idée que les syndicats puissent jouer leur propre partition en profitant du contexte créé par les Gilets Jaunes a été confortée par l’attitude des fédérations CGT et FO du transport routier, qui ont retiré leur préavis de grève après avoir eu satisfaction sur leurs revendications sectorielles. Or, la date du 14 décembre est littéralement en décalage avec les Gilets Jaunes : non seulement parce qu’elle se distingue de « l’Acte V » de leur lutte, fixé au lendemain, le samedi 15 décembre, mais aussi parce qu’elle est calée sur une temporalité distincte, celle de la réunion de la Commission nationale de la négociation collective qui se réunit ce vendredi. Si les appels à l’action contribuent à installer dans l’espace public le sentiment d’une convergence, ce sont les actions menées localement par les syndicats et leurs unions territoriales qui contribueront à la rencontre effective entre syndicats et Gilets Jaunes. Certaines initiatives y participent déjà, comme la multiplication de blocages qui se déplacent des axes routiers et des ronds-points vers les entreprises.

 


[1] Michel Dobry, Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles, Paris, Presses de Sciences Po, 2009.

[2] A. Pizzorno, « Political Exchange and Collective Identity in Industrial Conflict », in Pizzorno A., Crouch C. (dir.), The Resurgence of class conflict in Western Europe since 1968, 2 vol., New York, Holmes & Meier Publishers, 1978.

[3] Voir sur ce point V. Girard, Le vote FN au village. Trajectoires de ménages populaires du périurbain, Bellecombe-en-Bauges, Croquant, 2017.

[4] L. Baccaro, C. Howell, C., Trajectories of Neoliberal Transformation: European Industrial Relations Since the 1970s, Cambridge University Press, 2017.

[5] G. Gourgues, K. Yon, « Démocratie, le fond et la forme : une lecture “politique” des ordonnances Macron », Revue de droit du travail, 2017, p. 625.

Karel Yon

Sociologue, Chargé de recherches au CERAPS, Université de Lille, CNRS

Mots-clés

Gilets jaunes

Notes

[1] Michel Dobry, Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles, Paris, Presses de Sciences Po, 2009.

[2] A. Pizzorno, « Political Exchange and Collective Identity in Industrial Conflict », in Pizzorno A., Crouch C. (dir.), The Resurgence of class conflict in Western Europe since 1968, 2 vol., New York, Holmes & Meier Publishers, 1978.

[3] Voir sur ce point V. Girard, Le vote FN au village. Trajectoires de ménages populaires du périurbain, Bellecombe-en-Bauges, Croquant, 2017.

[4] L. Baccaro, C. Howell, C., Trajectories of Neoliberal Transformation: European Industrial Relations Since the 1970s, Cambridge University Press, 2017.

[5] G. Gourgues, K. Yon, « Démocratie, le fond et la forme : une lecture “politique” des ordonnances Macron », Revue de droit du travail, 2017, p. 625.