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Geneviève Brisac et ses Mots sauvages ou comment politiser la littérature

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Explosifs et rassurants, implacables et empathiques, les mots de Geneviève Brisac sont résolument sauvages. Sans inviter à les dompter, l’auteure s’amuse à les faire sortir de leurs gonds pour en montrer la violence intrinsèque et, par là même, les potentialités politiques.

« Il n’y a rien de plus sauvage, de plus libre, de plus irresponsable, de plus indomptable, que les mots » : c’est par cette phrase de Virginia Woolf que commence le nouveau livre de Geneviève Brisac, publié dans la collection « Le goût des mots », dirigée par Philippe Delerm aux éditions Points. Un tigre rugissant, au pelage fleuri et étoilé, orne la couverture et nous prévient : cet inventaire de mots indomptables sera à la fois un arsenal, un traité de stratégie et un vadémécum pour temps agités.

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Ce qui n’empêche pas l’auteure de débuter son ensemble par le mot « abstention ». « Je me figurais le mot abstention comme un mot triste et raide », écrit-elle. « Je me disais cela à cause de cette expression trop entendue : Dans le doute, abstiens-toi ! Mais non, protesté-je in petto, dans le doute engage-toi, dans le doute, ouvre tes oreilles, dans le doute, prends-toi la tête dans les mains. Dans le doute, tends la main vers un livre, parle à ton voisin, tout reste à faire et à penser. » « Tout reste à faire et à penser » : tel pourrait être l’énoncé qui traverse toute l’œuvre de Geneviève Brisac, des Filles jusqu’au Chagrin d’aimer, en passant par l’immense Petite (et tant pis pour l’oxymore involontaire, ce livre ayant autant d’importance dans la littérature française contemporaine que L’Opoponax de Monique Wittig ou La Place d’Annie Ernaux).

Qu’on se rappelle d’ailleurs ce chef-d’œuvre avant d’entamer Mes mots sauvages : l’adolescente qui en est le personnage principal y va à la rencontre de Mai 68. Quelque chose se passe dont on prétend que c’est un gigantesque événement discursif : elle y va et y prend la parole, tout naturellement. À quoi aurait bien pu servir un amphithéâtre de la Sorbonne ou le théâtre de l’Odéon transformés en lieux de libre parole pendant une révolution approximative si une adolescente n’y avait pu s’exprimer naturellement ?

Geneviève Brisac s’amuse à faire sortir les mots de leurs gonds, afin qu’ils démontrent les limites et les potentialités de leur violence intrinsèque.

Geneviève Brisac est donc comme l’héroïne de son roman paru en 1994 : si un espace s’ouvre où l’on peut débattre, discuter, progresser intellectuellement, il doit être saisi. C’est sans doute ce pourquoi les mots choisis par Geneviève Brisac dans son livre sont tous des sujets dialectiques et c’est pour cela, sûrement, qu’ils sont « sauvages ». Ils sont explosifs et rassurants, implacables et empathiques. Sans pour autant inviter à les dompter, Geneviève Brisac s’amuse à les faire sortir de leurs gonds, afin qu’ils démontrent les limites et les potentialités de leur violence intrinsèque. « Art » est ainsi particulièrement maltraité, non pas parce qu’il fait partie intégrante de la panoplie sémantique bourgeoise, mais parce que la mystique qu’il traîne suscite la suspicion de notre amie : « Eau. Sel. Mer. Terre. Feu. Pain. Riz. Père. Restons-en là. Se méfier des mots minuscules ». Et comme pour nous prouver que l’on peut lever cette méfiance, Geneviève Brisac – qui a le sens de l’hommage et du partage – fait appel à Gilles Deleuze, Grace Paley et Annie Dillard pour trancher la question. C’est cette dernière qui lui donne la réponse : « Pourquoi lisons-nous ? Dans l’espoir d’une vie plus dense, de journées plus vastes. Oui. C’est exactement cela, l’art. »

Geneviève Brisac n’envisage pas pour autant la lecture et l’écriture comme des activités de solitude romantique. Des passe-temps d’aristocrate et d’insulaire. Bien au contraire, elle ne cesse de nous proposer de réfléchir aux mots du collectif, du social, du commun. « Barbarie », « Charité », « Communauté », « Devoir », « Diplomatie », « Élection », « Gauche », « Justice », « Pays », « Populisme », « Pouvoir », « Président », « Souveraineté » : autant d’« entrées » qui convoquent la multitude et ce qui l’organise. En ce domaine, encore une fois, « tout reste à faire et à penser ». À rebours du déclinisme ambiant, de l’atonie mélancolique qu’une grandeécrivaine se devrait d’affecter, Geneviève Brisac propose d’interroger à travers les mots eux-mêmes cet étrange savoir que la littérature nous donne sur le monde, et plus particulièrement sur les rouages d’une société.

Comble de la transgression, elle propose une version progressive de cette épistémologie littéraire. Citant Platonov en majesté, elle donne un exemple : « Aucun peuple ne peut vivre dans la dispersion : les hommes s’entre-nourrissent non seulement avec du pain mais avec leur âme et parce qu’ils se devinent et s’imaginent les uns les autres. Sinon, comment sauraient-ils ce qu’il faut penser, et où dépenser la force tendre et confiante de leur vie, comment savoir dissiper leur tristesse et recevoir du réconfort, où mourir sans histoires ? Quand il se nourrit de la seule imagination de lui-même, chaque homme ne tarde pas à dévorer son âme, il s’épuise dans la pire des pauvretés et meurt dans l’accablement et la folie. » La littérature, nous dit en substance Geneviève Brisac, est aussi vitale que l’échange des denrées les plus essentielles. Pour qu’une société advienne réellement et pour que les sociétés communiquent ensuite entre elles, il faut des mots partagés.

Il y a chez Geneviève Brisac un souci de sans cesse politiser la littérature, au sens le plus noble du terme.

Convoquant une nouvelle fois son âme sœur en la matière, alors qu’il est question de « naître à la gauche », l’auteure de Week-end à la mère écrit ceci : « Virginia Woolf, pour la citer encore, considérait que son devoir premier était d’apprendre chaque jour davantage, d’étudier, et de transmettre. De lire Dante et Homère. L’Enfer et l’Odyssée dans le texte ouvrent les yeux sur les combats des hommes, leurs malheurs, et ces lectures agrandissent le cœur et les journées. Lire Shakespeare et Villon. L’égalité passe par là. » Un autre des énoncés transversaux à l’œuvre de Geneviève Brisac pourrait dire la nécessité de la transmission, pour que naisse l’égalité. Et cet énoncé serait complémentaire d’un souci de sans cesse politiser la littérature, au sens le plus noble du terme. En relisant Vie de ma voisine, l’un des plus beaux livres de l’année 2017, on se convaincrait facilement de la complémentarité essentielle du politique et du littéraire, sans que ni l’un ni l’autre ne s’en trouve ontologiquement affecté.

L’auteure avoue d’ailleurs aimer la politique pour ce qu’elle est : « Moi j’adore les élections. J’adore tout ce qui les accompagne. Le rituel républicain. Les panneaux ringards devant les mairies. Les écoles réquisitionnées. Les soirées de dépouillement. Les urnes et les isoloirs. Le suspens à la télé. Les débats fumeux. Les débats passionnants. Les débats débiles. J’aime me souvenir de l’avènement de la République en septembre 1792, j’aime me souvenir de l’accession au vote des femmes en 1945. » On le sent, aucun snobisme ni aucune ironie ne vectorisent cet inventaire de ce qui fait concrètement la politique, de ce qui peut la rendre exécrable aux yeux des idéalistes. Et c’est ce pourquoi Geneviève Brisac, au regard de son œuvre tout entière, était l’auteure rêvée pour donner à une collection de mots la cohérence d’un essai littéraire et politique à la fois : écrivaine réaliste et fine connaisseuse du merveilleux, elle ne pouvait que réussir un pareil exercice, en lui donnant une dimension qui transcende la commande.

Qu’elle se moque des travers de la masculinité (à l’entrée « Président »), qu’elle fustige l’immoralité crânement affichée  (à l’entrée « Homme de droite ») ou qu’elle revendique le droit de croire aux promesses et à ceux qui proposent de les tenir, l’auteure de Dans les yeux des autres ajoute avec cet inventaire de mots parfois ambigus et retors une pierre de plus à une œuvre prodigieusement cohérente, et forcément mal connue tant elle a su se démultiplier et s’épanouir en tous sens. Pour ceux qui n’auraient pas eu la chance d’en avoir déjà fait la connaissance, ce petit inédit est une excellente introduction à ce qu’une de nos écrivaines contemporaines capitales sait dire de la littérature et du besoin politique que nous en avons. Les autres n’en comprendront que mieux la nécessité de mettre à sa juste place une langue parfaitement unique, toute en reconnaissance face à celles qui l’ont vue naître.

 

Geneviève Brisac, Mes mots sauvages, Points, « Le Goût des mots », 2018.


Matthieu Rémy

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