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Syrie : l’heure du retour pour les réfugiés ?

Géographe

Sept millions, c’est à ce jour le nombre de réfugiés provoqués par le conflit syrien. La grande majorité d’entre eux considère toujours leur retour comme inenvisageable. Pourtant, encouragée par la stratégie russe de « normalisation » ainsi que par les discours sur « le retour à la sécurité » relayés par certains pays hôtes des réfugiés et par les dernières évolutions du conflit, cette question s’impose dans le débat public.

Au cours de la dernière année, la question du retour des réfugiés syriens a émergé dans le débat public. Pourtant, aucun signe avant-coureur ne semble l’annoncer : au cours des trois dernières années, ce ne sont que 120 000 Syriens qui, selon le Haut-Commissariat pour les Réfugiés de l’ONU (HCR), seraient rentrés en Syrie – et 34 000 retours pour la seule année 2018. Ces chiffres sont infiniment moindres que ceux des départs au cours de la même période. Ils sont par ailleurs anecdotiques par rapport à la population que l’on désigne sous le terme générique de « réfugiés » (malgré une grande diversité de statuts) et qui représente au moins sept millions de personnes. Cette estimation prend en compte à la fois les 5,5 millions de personnes enregistrées par le HCR dans les pays voisins de la Syrie, les centaines de milliers de personnes qui sont non enregistrées par le HCR qui y vivent,[1] et le million de personnes réfugiées dans l’Union Européenne. Par ailleurs, plusieurs dizaines de milliers de Syriens sont dispersés dans divers pays du monde : les pays du Golfe, les États-Unis, le Canada, le Brésil ou… la Thaïlande. Ainsi, et même considérant le fait que tous les retours ne sont pas nécessairement enregistrés, il n’y à l’évidence pas de dynamique de retour des réfugiés syriens, tout du moins en ce début 2019[2]. Pourquoi cette question est-elle alors apparue de façon récurrente dans le débat public ? Trois faisceaux de raisons peuvent être avancés.

L’éradication de la base territoriale de l’État islamique suite à la reprise de sa « capitale » de Raqqa, à l’automne 2017, a accéléré le débat sur le retour. Pourtant, à y regarder de plus près, cette nouvelle phase du conflit ne signifie pas la fin de celui-ci.

Une première réponse tient au fait que le conflit syrien est entré dans une nouvelle phase depuis la reconquête progressive par le régime de la plupart des régions auparavant tenues par divers groupes armés opposés à Damas. Cette reconquête a été permise d’une part grâce à l’engagement des troupes iraniennes, des milices coordonnées par l’Iran, et la branche armée du Hezbollah libanais et, d’autre part, grâce à la campagne menée par l’aviation russe depuis 2015. Par ailleurs, l’éradication de la base territoriale de l’État islamique – « califat » autoproclamé à cheval entre la Syrie et l’Iraq – suite à la reprise de sa « capitale » de Raqqa, sur l’Euphrate syrien à l’automne 2017, a accéléré le débat sur le retour.

Pourtant, à y regarder de plus près, cette nouvelle phase du conflit ne signifie pas la fin de celui-ci. Ainsi, un million et demi de personnes ont dû quitter leurs maisons au cours de la seule année 2018, ce qui en fait l’année du conflit qui a connu le plus important nombre de déplacements (en majorité opérés à l’intérieur du pays). La région d’Idlib, au nord-est, n’est pas encore repassée sous le contrôle gouvernemental, même si l’offensive contre cette région dans laquelle vivent trois millions de personnes (dont une majorité de déplacés intérieurs) est régulièrement annoncée. Enfin, la domination militaire de Damas et de ses alliés n’augure pas nécessairement d’une stabilisation du pays tant les lignes de confrontation futures sont potentiellement nombreuses – dans l’immédiat dans le nord de la Syrie, où la Turquie a déployé des troupes au sol afin de contrer toute expansion des Kurdes syriens. Et la chute du califat du groupe État Islamique ne signifie pas la fin de ce groupe.

Surtout, si l’aspiration au retour forme un horizon largement partagé par la diaspora de réfugiés, cette diaspora née de la violence du conflit et marquée par la douleur de la perte, les conditions de celui-ci ne semblent pas réunies. Il faut se rappeler en effet les raisons pour lesquelles des millions de Syriens ont quitté leurs foyers. Bien que toutes les parties au conflit aient commis exactions et crimes de guerre, auxquels s’ajoute la barbarie mise en œuvre dans les régions tenues par le groupe État islamique de 2014 à 2017, ce sont principalement les stratégies mises en œuvre par les forces du régime de Bachar al-Assad et de ses alliés iraniens et russes qui expliquent l’importance du déplacement syrien.

En effet, tout au long du conflit, des dizaines de milliers d’arrestations arbitraires et de torture ont eu cours, comme l’ont tragiquement documenté les photos du photographe César prises dans les geôles gouvernementales syriennes. Par ailleurs, les forces du régime ont mis en œuvre une tactique de la terre brûlée fondée sur le bombardement massif, répété et continu des zones tenues par les divers groupes de l’opposition. L’aviation russe, engagée en Syrie à partir d’octobre 2015 a généralisé cette tactique. Elle annonçait ainsi à l’été 2018 avoir mené 39 000 raids aériens dans le pays. Enfin, les forces gouvernementales ont établi des sièges de longue durée autour de quartiers ou de villes entières dans le cadre d’une stratégie appelée « la faim ou la soumission ». Ainsi, les Syriens n’ont pas seulement fuit la violence, inhérente à tout conflit : ils ont fuit un certain type de violence, une violence ayant pour objet les populations civiles soupçonnées d’être opposées au régime assadien.

Pour une grande majorité de réfugiés ayant fui une répression multiforme, le retour dans une Syrie toujours sous le contrôle de Bachar al-Assad, est tout simplement inenvisageable.

L’aspiration au retour se décline bien évidemment de façon variée selon la situation des familles en situation de refuge. De ce point de vue, l’intégration en cours des familles présentes sur le territoire européen, ou même en Turquie, notamment via la scolarisation des enfants, crée des situations bien différentes de celles des populations généralement plus pauvres et moins qualifiées qui vivent au Moyen-Orient. En Jordanie et au Liban par exemple, les 4/5ème des réfugiés vivent sous le seuil de pauvreté, et seulement la moitié des enfants y ont accès à la scolarisation – scolarisation qui est bien souvent abandonnée au moment du passage vers le secondaire. Ces populations réfugiées sont extrêmement fragilisées par l’exil. Pourtant, les témoignages recueillis attestent que les conditions d’un retour n’existent pas encore. Quelles seraient ces conditions, selon les Syriens en exil ? Elles sont nombreuses, et parmi celles-ci figure la question d’un avenir possible dans un pays dont un tiers du tissu urbain est partiellement ou complètement détruit, dont l’économie est dévastée, dont 85 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, et dans lequel les services publics (dont la santé et l’éducation) sont gravement dysfonctionnels, voire inexistants dans certaines régions.

Par ailleurs, la question de la sécurité des personnes est centrale : l’inquiétude est grande en ce qui concerne le risque d’arrestation lors du retour pour toute personne ayant fuit la Syrie. Des listes sont établies par les autorités syriennes dans ce sens. Les hommes qui ont fui la conscription, l’enrôlement obligatoire, ou qui ont déserté les rangs de l’armée craignent également d’être arrêtés à leur retour ou ne veulent pas être forcés de rejoindre une unité militaire, malgré le Décret 18 d’octobre 2018 qui promulgue une amnistie générale pour les déserteurs. Ainsi, pour une grande majorité de réfugiés ayant fui une répression multiforme, le retour dans une Syrie toujours sous le contrôle de Bachar al-Assad, dont les forces et celles de ses alliées sont responsables de 95 % des victimes recensées, d’innombrables crimes de guerre, et de la destruction de leurs vies, est tout simplement inenvisageable.

Comme en témoignait une jeune femme syrienne réfugiée au Liban : « Ils (le régime assadien) ont tout détruit, nous n’avons plus nos maisons, nous avons dû partir, nous, et eux ils sont toujours là… et en plus nous devrions revenir ? ». Cette défiance profonde se nourrit par ailleurs des multiples déclarations de Bachar al-Assad au sujet des réfugiés, pour le départ desquels il rejette la responsabilité sur les pays occidentaux et le régime de sanctions qu’ils appliquent à la Syrie dont fait l’objet la Syrie depuis 2011, ou sur les « terroristes », terme par lequel il qualifie toutes les oppositions à son régime. En août 2017, il avait par ailleurs déclaré dans une allocation publique que certes, la mort de tant de jeunes gens était regrettable, mais que dans l’ensemble, la société syrienne (amputée de ses millions de réfugiés) était désormais « plus homogène ».

Après avoir mené une moyenne de 1200 bombardements aériens par mois depuis l’automne 2015, la Russie souhaite dorénavant se présenter comme la puissance faiseuse de paix.

Comment comprendre alors l’émergence de la question du retour dans le discours public, alors qu’à l’évidence les conditions d’un retour ne sont pas présentes ? Le second élément d’analyse repose sur la relation entre cette thématique du retour et la stratégie de ‘normalisation’ mise en œuvre par la Russie, alliée indispensable de la Syrie. Après avoir mené une moyenne de 1200 bombardements aériens par mois depuis l’automne 2015, la Russie souhaite dorénavant se présenter comme la puissance faiseuse de paix. A cet effet, elle a commencé à communiquer à l’été 2018 sur le retour des réfugiés rendu possible, selon le ministre de la défense russe, par « le retour de la sécurité dans le pays ». Après les réticences affichées par Bachar al-Assad à l’encontre des réfugiés, considérés comme ne faisant plus partie de la communauté nationale – n’ayant pas droit de vote aux élections syriennes par exemple – c’est donc à cette aune russe qu’il faut sans doute comprendre l’instauration en août 2018 d’un « comité de coordination pour le retour des déplacés (établis) à l’étranger », davantage qu’à une volonté gouvernementale syrienne.

Les quelques retours de réfugiés du Liban organisés à l’automne 2018 par les autorités syriennes, largement médiatisés par les organes de presse pro-régime et la télévision russe RT, participent de cette opération de communication visant à imposer l’idée d’une « normalisation » du pays. En effet, parallèlement à ces mises en scène, le régime syrien continue de rendre les conditions d’un retour impossibles, par exemple en exigeant que les réfugiés de retour fassent publiquement acte de loyauté au régime, ou en accélérant les processus de spoliation des Syriens comme en atteste notamment la loi 10 promulguée en 2018, qui permet aux autorités locales d’établir des périmètres pour des projets de redéveloppement immobilier privant de facto les résidents de ces zones de leurs propriétés.

Enfin, troisième élément d’analyse, le discours sur le « retour de la sécurité » en Syrie est abondamment relayé dans certains pays hôtes des réfugiés syriens. Au Liban en particulier, le président Michel Aoun, qui s’appuie sur son alliance avec le Hezbollah qui est militairement engagé en Syrie aux côtés des forces du régime, multiplie depuis 2017 les déclarations sur le fait qu’il existe des « zones sûres et calmes » en Syrie dans lesquelles les réfugiés pourraient retourner. Le droit international, qui protège les réfugiés, stipule cependant explicitement que le retour des réfugiés ne peut se faire que lorsque les conditions de sécurité existent et qu’il ne peut se faire que sur une base volontaire. C’est ce que rappelle explicitement la résolution 2254 du conseil de sécurité appelant au « fondement d’une transition politique conduite et prise en main par les Syriens et visant à mettre fin au conflit syrien », qui seule peut permettre la « mise en place de conditions pour un retour volontaire et sécurisé des réfugiés ». Or, de ce point de vue, contrairement à ce que déclare Michel Aoun, le retour ne peut précéder une résolution politique du conflit qui seule pourrait garantir la protection des Syriens réfugiés dans le cadre d’un retour. S’il faut aussi comprendre ces appels en faveur d’un retour des Syriens comme une façon d’accentuer la pression sur la communauté internationale, qui finance la plus importante réponse humanitaire de son histoire pour que celle-ci maintienne, voire augmente son aide aux pays d’accueil, l’inquiétude grandit au sein les populations réfugiées concernées.

Ainsi, la question du retour des Syriens semble bien « prématurée et illusoire », pour reprendre la position de la France telle qu’exprimée en août 2018, et la situation de refuge dans laquelle se trouvent des millions de Syriens semble appelée à durer tant qu’une solution politique ne sera pas trouvée en lieu et place de la domination militaire actuelle.


[1] Au Liban par exemple, un million de Syriens sont enregistrés mais un million et demi sont estimés y vivre ; en Jordanie, 700 000 Syriens sont enregistrés pour le double estimé s’y trouver.

[2] A ce déplacement vers l’extérieur du pays doit être ajouté celui de 6,5 millions de personnes déplacées à l’intérieur de la Syrie. Au total, ce sont donc plus de 13 millions de personnes qui sont toujours déplacées (à l’extérieur et à l’intérieur), soit plus de la moitié des 21 millions de Syriens qui formaient la population de 2011. Ces chiffres mesurent un stock à une période donnée. On estime donc que le nombre de personnes qui ont connu au moins un épisode de déplacement intérieur est plus important, car une fraction de ces personnes déplacées à l’intérieur, sont retournées chez elle et ne sont donc plus comptabilisées comme déplacées.

Leïla Vignal

Géographe, Professeure à l'École Normale Supérieure et directrice du département Géographie et Territoires

Notes

[1] Au Liban par exemple, un million de Syriens sont enregistrés mais un million et demi sont estimés y vivre ; en Jordanie, 700 000 Syriens sont enregistrés pour le double estimé s’y trouver.

[2] A ce déplacement vers l’extérieur du pays doit être ajouté celui de 6,5 millions de personnes déplacées à l’intérieur de la Syrie. Au total, ce sont donc plus de 13 millions de personnes qui sont toujours déplacées (à l’extérieur et à l’intérieur), soit plus de la moitié des 21 millions de Syriens qui formaient la population de 2011. Ces chiffres mesurent un stock à une période donnée. On estime donc que le nombre de personnes qui ont connu au moins un épisode de déplacement intérieur est plus important, car une fraction de ces personnes déplacées à l’intérieur, sont retournées chez elle et ne sont donc plus comptabilisées comme déplacées.