Politique

Face au présent, défendre la raison

Historien

Le pacte entre la République et la Raison serait-il aujourd’hui mis à mal ? C’est ce que la séquence actuelle des « gilets jaunes » et la déroute interprétative qui l’accompagne pourrait laisser croire. Pourtant, on peut tout aussi bien y voir une invitation à inventer à la suite de la raison républicaine une raison démocratique, qui serait aussi étrangère aux tyrannies de l’expertise qu’aux démagogies populistes.

En France, le pacte républicain dans sa version « athénienne » repose sur la raison. Cette dernière constitue le socle de l’action, fonde l’argumentation, rejette dans l’illégitimité ceux qui n’en respectent pas les règles. Elle put même passer pour une déesse castratrice, aux horizons fermés, intolérante et incapable d’accueillir les audaces de la pensée ou les aventures esthétiques. Les Lumières – la Raison en actes – n’avaient pas en effet tout éclairé et la Révolution française qui lui avait ménagé un trône en fit une arme redoutable mise au service de pratiques trahissant ses principes. Il n’en demeure pas moins que les noces de la République et de la raison sont anciennes et les infidélités toujours dénoncées.

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La Raison fut donc, avec passion, la grande puissance régulatrice des régimes républicains successifs. La IIIe République, qui occupe la place que l’on sait dans toutes les nostalgies républicaines faisant du déclin le moteur de l’histoire, en est la plus parfaite illustration. Contrôleuse des émotions qu’elle juge négatives et menaçantes, accusées d’obscurcir toute lucidité critique, elle en appelle à la retenue, au maintien. Elle se garde des personnalités : « Oui, s’époumonait Gambetta, crions, quand cela convient et quand cela résume, comme dans un mot suprême, toutes nos aspirations, crions Vive la République ! mais, ne crions jamais – du moins autant que nous le pourrons ! – ne crions jamais Vive un homme ! »

Dans cette lignée, la politique ne doit être remise qu’entre les mains d’hommes raisonnables : ceux dont la réputation atteste le savoir, la culture et la réflexion. C’est la science qui doit présider à la prise de décisions. C’est la controverse argumentée qui doit assurer la gestion du désaccord. Le Parti politique, tel qu’il surgit comme acteur de la vie politique dans les deux dernières décennies du XIXe siècle, n’est pas seulement un outil de conquête ou de gestion du pouvoir. Il est aussi un lieu de formation et un instrument de promotion sociale. Ce cadre général s’offrit à la figure de l’intellectuel, personnage clé du débat politique alliant l’excellence du savoir à la disponibilité politique. L’intellectuel instille de la connaissance, certifie le propos, reformule la question ou déplace les termes trop convenus. Il est appelé à faire œuvre de raison.

Dans les enceintes institutionnelles que s’est donnée la République, les passions politiques, parfois les plus brutales, côtoient les appels à la raison.

La société républicaine est donc assise sur un tel dispositif de croyance qui assure une légitimité morale aux hiérarchies sociales par l’adossement de celles-ci à la connaissance. La « méritocratie » prétend garantir l’ascension sociale par le savoir. Ceux qui dirigent sont ceux qui savent. La méritocratie conjugue la morale et la compétence puisque l’école gratuite permet à ceux qui le veulent (et non qui le peuvent) de bénéficier de l’ascenseur social qui les conduira aux étages les plus élevés. Les élites peuvent ainsi bénéficier d’une confiance sociale reposant sur cette croyance qui accorde au savoir un tel prix.

Le socialisme est le produit de cette configuration rationaliste. Du début du XIXe siècle, quand, sans encore le désigner, le comte de Saint-Simon en appelait à la « science de l’homme » pour transformer une société injuste, aux années 1970, qui encadrent la renaissance du socialisme appuyée sur de « nouvelles couches » sociales promues par la démocratisation scolaire de l’après-guerre, en passant par la greffe marxiste de la fin du XIXe siècle, la science et la raison n’ont cessé de fournir à la gauche une ossature qui proposait un langage aux indignations sociales dont elle était née.

La raison ne fut cependant jamais la seule à orchestrer la société républicaine. Les historiens savent bien que les passions politiques furent aussi à l’œuvre : colères, violences, haines, ressentiments animèrent des émotions qui secouèrent régulièrement les nations européennes. La politique, même en ces temps où la raison s’imposait comme un modèle impérial (à tous les sens du terme), fut aussi tissée de sensibilités. L’anthropologie historique des pratiques politiques a depuis longtemps mis au jour la part sensible qui active les révoltes, les grèves et les révolutions à la naissance desquelles se trouve toujours un sentiment moral, à commencer par ceux d’injustice ou d’indignation. Même dans les enceintes institutionnelles que s’est donnée la République, les passions politiques, parfois les plus brutales, côtoient les appels à la raison. Les arènes parlementaires ou les Congrès politiques en font la démonstration : on y profère des insultes, on y abuse des effets de manche mais on y développe aussi les arguments les plus raffinés. Voyez Jaurès ! Voyez Clemenceau !

Ce vieux modèle est entré en dégénérescence dans les quarante dernières années. Peu à peu, la raison se retire de la scène. La fanfare tonitruante des émotions prend sa place, laissant orphelins ceux qui s’y accrochent comme à la dernière bouée dont dispose le naufragé d’une société sans repères, sans raison.

La déroute interprétative face à un tel mouvement est l’un des phénomènes les plus frappants qui soit.

Le tableau général est connu, documenté et décrit par de nombreux auteurs. Le moralisme (et non la morale) épaulé par la sensiblerie (et non la sensibilité) l’emportent peu à peu sur les argumentaires construits et informés. La raison est mise en procès : médiocre, grise, étouffante même, elle contrecarrerait toutes les aventures intellectuelles et politiques. Historiquement et culturellement situées, ses prétentions universalistes sont rabattues au rang des impérialismes de toute espèce. La séquence actuelle des « gilets jaunes » est une nouvelle illustration de cette nouvelle crise de la raison, quoiqu’elle dise de profond et de grave sur une société française souffrant d’injustices devenues insupportables.

La déroute interprétative face à un tel mouvement est l’un des phénomènes les plus frappants qui soit. Elle conduit à remplacer les hypothèses (auxquelles il serait « sage » de s’en tenir pour le moment alors même que les données et leur traitement font défaut) par des opinions où s’affrontent ceux qui reconnaissent dans le mouvement des formes anciennes. La ressemblance active ainsi des sentiments, de l’effroi, des craintes ou, au contraire, des sympathies, de l’enthousiasme et même parfois du soulagement. Nouveaux fascistes pour les uns, bolcheviques ou communards d’un XXIe siècle en plein réveil pour les autres, peuple épuré aspirant à une émancipation cinglant l’histoire ou populace sortie du monde des Deschiens, ramassis de frustrés, toutes ces catégories culturelles activent moins des raisonnements que des rejets ou des adhésions.

Lorsqu’à la fin du XIXe siècle, de grands esprits fondèrent les sciences sociales, ils le firent avec un souci positiviste susceptible de faire aujourd’hui sourire tant il nous paraît daté et manqué d’épaisseur scientifique et de générosité morale. C’est oublier qu’à la rigueur intellectuelle, tous ces savants, sociologues, historiens, philosophes, juristes, ajoutaient un engagement républicain non négociable. On le vit pendant l’affaire Dreyfus dans laquelle ils se précipitèrent d’ailleurs au nom de la raison, et sans jamais sacrifier leur éthos de savant à la logique militante. Quelques années plus tard, le germaniste dreyfusard Charles Andler le rappelait en ces termes à son ami Lucien Herr, le bibliothécaire de l’École normale : « quant aux étudiants des Facultés et grandes Écoles, il faut les laisser chercher eux-mêmes leur certitude. Ils ne demandent aux maîtres que la capacité technique ; et nous avons tâché d’être d’irréprochables techniciens ».

Or la politisation des sciences sociales, telle qu’on peut l’observer en certains de ses segments, leur fait courir un risque si on l’entend comme un renoncement à cette ligne directrice. Le relativisme doit se comprendre comme un outil critique et non comme une destruction de la raison à laquelle il conduit certains chercheurs convaincus que leurs savoirs ne résulteraient que des seuls points de vue qui sont les leurs. Comme si les normes édictées par une communauté savante n’étaient pas le fruit d’une accumulation de connaissances et de manières de faire et de penser. On s’en rend compte aujourd’hui avec le brouhaha discursif ayant fait des « gilets jaunes » un sujet de polémique et non un objet à interroger selon des procédures d’enquête certifiées ou discutées par des communautés savantes. Des sociologies sauvages moutonnent comme autant d’interprétations nées d’opinions ou de parallèles historiques approximatifs. L’illusion lyrique bouscule l’analyse sociologique.

Cette tendance à la hâte interprétative résulte beaucoup de l’ère communicationnelle dans laquelle tous les acteurs sociaux, y compris les chercheurs, se trouvent pris. La sollicitation permanente des médias et le monde de moins en moins souterrain que constituent les réseaux sociaux imposent leurs règles à la transmission des connaissances savantes ou à ce qui en tient lieu. Les phénomènes de théâtralisation percutent les voies sereines que l’analyse pondérée exige. Violence, outrageuse simplification (et non indispensable pédagogie), narcissisme, victimisation généralisée des dominés, commerce de la souffrance – l’inventaire de ces émotions contemporaines reste à faire – gouvernent les débats de chiffonniers qui, s’ils ne sont nouveaux ni au sein de la sphère politique ni parmi les intellectuels, disposent d’un écho d’une ampleur et d’une efficace inouïes. Court-circuitant les modalités anciennes de la reconnaissance intellectuelle ou scientifique, chahutant les autorités établies, les nouveaux dispositifs de débats renversent les butées de la raison démocratique.

Deux écueils menacent qui s’entretiennent l’un l’autre depuis déjà plusieurs années : le premier renvoie à un ordre vertical, le second fait de l’horizontalité sa valeur première.

La démocratie est le régime de la controverse régulée et l’on ne peut que se réjouir de la voir remise en selle au plus fort de la crise politique que nous traversons sous la forme d’un « grand débat ». Mais deux écueils menacent qui s’entretiennent l’un l’autre depuis déjà plusieurs années. Le premier renvoie à un ordre vertical, le second fait de l’horizontalité sa valeur première. Tous deux sont des attentats à la raison et donc à la société démocratique.

Le premier est celui qui n’accorde de valeur qu’aux propos experts. Héritage dévoyé d’un positivisme hors d’âge estimant qu’à chaque problème existe une solution. Ce régime de la connaissance n’a cessé de dicter sa loi dans les dernières décennies face au désarroi politique grandissant qu’entraînait l’affaiblissement des cultures politiques traditionnelles. L’expert, souvent économiste, parfois sociologue ou historien, est devenu le grand consultant de nos sociétés complexes. Péremptoire, s’appuyant sur une conception asséchée de la raison, il dit la vérité, sous une seule espèce. Ainsi comprise, l’expertise trahit la science et la raison.

Face à cette appropriation indue du vrai, adossé à un relativisme radical minant l’esprit scientifique, surgit en force une contestation sans nuance des élites intellectuelles et du savoir qu’elles produisent. Les sciences sociales sont les premières visées en raison de leur faible degré de formalisation. Mais le néo-lyssenkisme contemporain, comme l’ancien qui, dans les années 1950, distinguait la « science bourgeoise » de la « science prolétarienne », pourrait bien finir par menacer toutes les entreprises de savoir. Si, selon lui, tout est affaire de points de vue et d’intérêts, si tout est corrompu, si tout est sujet à méfiance, qui pourra dès lors garantir que la terre est toujours ronde ou que Dreyfus était bien innocent ? La nouvelle économie de la connaissance, où l’horizontalité s’affiche comme la grande exigence démocratique, risque de « dégager » les maîtres et leur position d’autorité, les vérités établies comme des « ordres », la raison pacifiée comme moteur du savoir en faveur de l’emballement des passions autrement plus puissantes et des gourous incultes au verbe enflammé.

Ces deux dérives sont à combattre. La célèbre formule de Goya tombe à pic pour qui s’inquiète de l’état de notre présent : « Le sommeil de la raison engendre les monstres ». Qui ne s’en tient qu’à la seule nostalgie d’une raison républicaine (et de la vieille école qui s’en est nourrie) où chacun est à sa place et les détenteurs du savoir réduits à une étroite élite tranquillement installée sur son Aventin, risque la déconvenue. La société de la connaissance dans laquelle nous sommes entrés accorde à la raison la première place mais il nous reste encore à inventer une raison démocratique, aussi étrangère aux tyrannies de l’expertise qu’aux démagogies populistes.

Dans les années 1930, plusieurs nations européennes, déjà soumises aux tourments d’une grande crise civilisationnelle que beaucoup vivaient comme une « crise de la raison », se lancèrent dans la rédaction de grandes encyclopédies nationales. Savants et politiques s’allièrent pour dégager des bilans autant que pour dessiner des perspectives. En France, l’entreprise fut conduite par le grand historien Lucien Febvre et le ministre de l’Éducation nationale, Anatole de Monzie. Bien que quelques heurts opposèrent les deux hommes, l’attelage n’en avait pas moins une signification qui vaut peut-être pour aujourd’hui : redonner à la politique la saveur du savoir et la couleur de la raison.

 

Ce texte, commandé par AOC, est publié en prélude à La Nuit des idées, manifestation dédiée le 31/01/2019 au partage international des idées, initiée et coordonnée par l’INSTITUT FRANÇAIS. Toute la programmation en France et dans le monde sur lanuitdesidees.com.


Christophe Prochasson

Historien, Président de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales