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Renégociation du Brexit, chimère ou tentative de prise d’otage ?

Juriste

Mardi 29 janvier, la Chambre des communes a repoussé une nouvelle fois l’adoption d’une prise de position claire à propos du Brexit, disant ce qu’elle ne voulait pas (le « backstop ») sans proposer clairement ce qu’elle voulait (un « arrangement alternatif »). Ce n’est pas de la procrastination, c’est de l’indécence, tant à l’égard du peuple britannique que des européens. Le report ad nauseam d’une décision constructive et sans ambiguïté ne fait pas que repousser les problèmes, il en ajoute, aussi bien sur les plans économique, que politique et juridique.

Acculés. La Première Ministre Theresa May. Les députés de la Chambre des communes. Le monde économique. Les citoyens. Acculés. Deux mois ou plus précisément 59 jours avant la date fatidique de sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne – déterminée par l’article 50 du Traité sur l’Union Européenne (ou 50 TUE) – et 951 jours après le référendum (indiquant que 51,9 % des votants souhaitaient la sortie de l’Union européenne, tandis que 48,1% souhaitaient y rester), les Britanniques sont le dos au mur. Plus exactement, les responsables politiques britanniques se sont eux-mêmes mis le dos au mur et prennent en otage le reste de l’Europe et leurs propres citoyens.

Alors que le Parlement de Westminster s’était donné les moyens procéduraux de reprendre la main, c’est le pire choix qui a été retenu dans la soirée du 29 janvier 2019 : exiger la renégociation d’un accord discuté pendant près de 18 mois, que chacune des parties avait accepté, sur le point le plus polémique (le « backstop »), tout en refusant la possibilité d’un no deal.

A la suite d’une rocambolesque évolution de la procédure parlementaire britannique, c’est en effet mardi 29 janvier qu’ont été votés les amendements parlementaires à la motion de la Première ministre à la suite du refus écrasant (par 432 voix contre 202) d’approuver l’accord avec l’Union européenne le 15 janvier à la Chambre des communes, vote repoussé par Mme May, qui devait initialement avoir lieu en décembre. La Première ministre a fait volte-face mardi soir, contrainte pour se maintenir encore à son poste de soutenir un amendement du député Graham Brady, un conservateur parfaitement eurosceptique (qui préside par ailleurs le comité 1922 qui avait organisé le vote de défiance interne au parti conservateur) déclarant approuver l’accord à condition que le backstop sur l’Irlande soit remplacé par des « arrangements alternatifs de nature à éviter une frontière physique ». Sitôt l’adoption par 317 voix contre 301 prononcée, vers 22 h, Madame May a promis à la Chambre des communes pour la énième fois une renégociation avec l’Union européenne et de redonner la main au Parlement le 14 février si un accord n’était pas trouvé d’ici le 13.

Ce n’est pas de la procrastination, c’est de l’indécence, tant à l’égard du peuple britannique que des européens.

Mardi 29 janvier donc, la Chambre des communes a repoussé encore une fois l’adoption d’une prise de position claire. À nouveau, la Chambre a dit ce qu’elle ne voulait pas (le backstop) sans proposer clairement ce qu’elle voulait (un « arrangement alternatif ») à la place. Ce n’est pas de la procrastination, c’est de l’indécence, tant à l’égard du peuple britannique que des européens.

Le report ad nauseam d’une décision constructive et sans ambiguïté à la Chambre des communes à proximité toujours plus grande de la date butoir du 29 mars ne fait pas que repousser les problèmes, il en ajoute, aussi bien sur les plans économique, que politique et juridique. Il est créateur d’une insécurité juridique renouvelée et de frustrations pour les citoyens lassés et désireux d’en finir une bonne fois pour toutes. Le rejet d’amendements proposant une extension du délai de négociation permis par l’article 50 TUE a annihilé l’espoir des partisans d’un maintien dans l’Union et militants pour un second référendum.

Le rejet d’une sortie sans accord (l’amendement contre un no deal du député travailliste Jack Dromey et de la députée conservatrice Caroline Spelman adopté par 318 voix contre 310) couplé à l’exigence de la renégociation de l’accord sur le backstop (l’amendement de Graham Brady précité) peut paraître logique, à condition que l’on fasse abstraction de l’irrationalité totale qui gouverne le Brexit depuis le début au Royaume-Uni, et si l’on se situe uniquement dans une perspective britannique, ou plutôt dans la bulle de Westminster.

Les ultra-conservateurs et les parlementaires les plus fervents d’un Brexit radical avec l’Union européenne ont continué avec succès leur travail de fond utilisant Mme May comme une marionnette au service de leurs intérêts, cette dernière s’étant laissée piéger comme dans une certaine mesure David Cameron s’était laissé piéger par le UKIP. C’est ici et maintenant que réside le plus grand danger pour l’Union européenne. Celui d’être elle-même acculée par les Britanniques, dans un chantage de dernière minute. Ce que cherchent les ultras, ce n’est pas un deal satisfaisant avec l’Union européenne, car il n’existe pas, c’est de faire passer encore une fois l’Union pour un bloc égoïste et vengeur, éloigné des intérêts britanniques, pour mieux préparer un no deal qu’ils ont feint pour l’instant de ne pas vouloir laisser arriver, quand Mme May répétait encore à l’envie « No deal is better than a bad deal ».

Jusqu’à présent, l’équipe de négociation européenne a tenu bon et les États sont restés soudés. Mais le spectre de 2016 ressurgit. Celui où David Cameron, se disant lié par son Programme de 2015 dans lequel il avait promis une renégociation avec l’Union européenne pour une « nouvelle relation » et un référendum sur l’appartenance du Royaume-Uni à l’UE. Il pensait l’emporter haut la main sous couvert de cette renégociation préalable des conditions d’appartenance du Royaume-Uni à l’Union, tout comme lors du référendum de 1975 qui avait également été précédé d’une renégociation. Pressé par des sondages plus préoccupants que prévu, en bout de course c’est-à-dire 4 mois avant le référendum, à peine plus de temps que ce qui nous sépare aujourd’hui de la date de sortie, il réussit à négocier l’accord le plus honteux que l’Union européenne ait jamais paraphé : « Un nouvel arrangement pour le Royaume-Uni dans l’Union européenne » conclu le 19 février 2016 accompagné de six déclarations.

Ne réitérons pas le camouflet de février 2016 en février 2019.

Le « nouvel arrangement » (terminologie dont il faut souligner qu’elle est peu courante en droit de l’Union, à la différence de la langue juridique anglaise qui l’a donc influencé), document d’à peine 32 pages (comparé aux 585 p. de l’Accord de sortie), déclarations comprises, prenant juridiquement la forme d’une décision du Conseil européen, est venu rogner et renier les principes fondamentaux du droit de l’Union. Les quatre axes généraux et hétéroclites de l’arrangement, à savoir la gouvernance économique, la compétitivité, la souveraineté, les prestations sociales et la liberté de circulation, précédaient les déclarations plus ciblées, mais non moins hétéroclites elles aussi, sur l’euro, la subsidiarité, l’indexation des allocations familiales, le mécanisme de sauvegarde, l’utilisation abusive du droit à la liberté de circulation.

Signe que les compromis auxquels les négociateurs avaient abouti pouvaient interroger, était la précision selon laquelle les dispositions étaient « pleinement compatibles avec les traités », avant l’affirmation selon laquelle la décision était « juridiquement contraignante » et ne pouvait « être modifiée ou abrogée que d’un commun accord entre les chefs d’État ou de gouvernement des États membres ». Pourtant, rien que la suppression temporaire de l’octroi des prestations sociales des travailleurs nouvellement arrivés sur le sol britannique posait un grave problème de compatibilité avec les traités et la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne.

Mais il fallait donner des gages aux Britanniques, ne pas prendre le moindre risque de provoquer un résultat serré au référendum. Ces renoncements n’ont pourtant pas suffi. Ne réitérons pas le camouflet de février 2016 en février 2019.

Il faut bien comprendre que l’Union européenne a déjà été très loin en proposant un « backstop » et qu’il s’agit déjà d’une dérogation aux règles élémentaires de la construction européenne. Seul le caractère inédit de la situation géographique de l’Irlande du Nord, territoire enclavé d’un État sortant dans un État membre restant de l’Union (c’est-à-dire deux types d’États sur une même île) et la circonstance historique (la nécessité de préserver le Good Friday Agreement permettant le rétablissement de la paix sur l’île depuis 1998), couplés à une alliance contre-nature du gouvernement conservateur au pouvoir avec le DUP (parti unioniste nord irlandais sans lequel Theresa May ne dispose pas de la majorité à la Chambre depuis les snap elections ratées de 2017) ont imposé d’envisager une telle solution.

Ce qui pose problème dans le backstop n’est en réalité pas un problème européen, c’est un problème britannique.

La situation normale et juste vis-à-vis des 27 autres États membres de l’Union est évidemment et simplement un retour aux frontières. Le backstop ou « filet de sécurité » ou encore « clause de sauvegarde » n’a été envisagé que pour éviter ce retour à une frontière physique entre les deux Irlande, source immédiate de tension entre les deux portions de l’île traversée quotidiennement par des milliers de personnes. Il est impensable que les marchandises et personnes puissent circuler librement sur le territoire de l’Union européenne sans que soient garanti le respect des règles de circulation de l’Union européenne, et notamment de l’Union douanière. L’« arrangement spécial » pour l’Irlande du nord consistant en son maintien temporaire et partiel dans le marché intérieur est un moindre mal pour le Royaume-Uni, lui-même maintenu dans un territoire douanier unique avec l’Union européenne le temps que l’Accord sur les relations futures soit conclu.

Ce qui pose problème dans le backstop n’est en réalité pas un problème européen, c’est un problème britannique. Et le problème n’existe que pour une minorité des Britanniques, les partisans de l’aile la plus à droite du parti conservateur, et notamment du groupe (ERG) du député Jacob Rees-Mogg, et du parti unioniste nord irlandais qui par idéologie ne veulent pas voir appliquées des règles distinctes aux différentes parties du Royaume-Uni, sous couvert de la nécessité de préserver l’unité du Royaume, et plus pragmatiquement pour le DUP en raison des rapports de force entre catholiques et protestants en Irlande du nord. C’est une impasse qui ne peut pas être résolue par l’Union européenne. Il ne sert dès lors à rien de fantasmer sur des contrôles par drones ou sous-marins, mais plutôt de savoir quel type de relation le Royaume-Uni envisage vraiment avec l’Union européenne dans le futur.

C’est seulement ici que l’Union européenne a une éventuelle responsabilité : avoir voulu à tout prix dissocier la sortie de l’Union des relations futures, alors que les deux sont liées. Une sortie « ordonnée » ne peut être envisagée qu’en coordination avec un accord d’association (quel que soit le degré d’intensité de l’association finalement négocié), seule possibilité de sortie garantie sans no deal. Les négociations n’ont pas été trop longues, mais trop courtes…

Dès lors, c’est l’Union qui serait aujourd’hui acculée si elle se laissait prendre en otage par les Britanniques. Elle doit à tout prix ne pas faire revivre le spectre de 2016.


Emmanuelle Saulnier-Cassia

Juriste, Professeur de droit Public, Université Versailles – Saint-Quentin