Cinéma

Un chant du cygne formaliste – sur An elephant sitting still de Hu Bo

Critique

Premier film, An elephant sitting still demeurera une œuvre unique, Hu Bo ayant décidé à 29 ans de mettre fin à ses jours. D’emblée immense formaliste, le jeune réalisateur chinois a baigné son long métrage d’une noirceur scintillante, en écho au ton irrésistiblement élégiaque qu’il a choisi pour soutenir un dispositif de mise en scène clair, souverain et singulier. Un film pour toujours.

Soit quatre personnages dont les trajectoires vont se télescoper. Un adolescent qui tue par accident son bourreau ; un jeune homme qui couche avec la copine de son meilleur ami, qui se défenestre en l’apprenant ; un vieillard que son fils veut abandonner et envoyer en maison de retraite ; une adolescente accusée d’une liaison avec le proviseur adjoint. Tout se passe en une journée, dans une ville du Nord de la Chine.

Ce qui subsume l’existence de ces personnages n’est autre que le malheur, la souffrance abyssale que le film verbalise plusieurs fois par des formules dialoguées cioranesques : « ma vie est une poubelle. Les ordures s’accumulent. » ; « ma vie est lamentable, ça sera toujours comme ça » ; « tout le monde est détestable » ; « le monde est répugnant », « la souffrance durera toujours » (comme un clin d’œil à la dernière phrase prononcée par Van Gogh). Univers dans lequel être né semble donc un inconvénient…

Pour autant, on ne sent nulle complaisance dans ce pessimisme exacerbé. Habité par un puissant souffle tragique, le film est passionnant jusqu’au bout parce qu’il est d’une sincérité absolue. La photographie baignée de gris et l’image souvent sous-exposée rendent compte de ce monde terne, opaque et invivable. La puissance plastique du film hypnotise.

Si la note d’espoir finale l’arrache in extremis à la tragédie, la façon dont la mort, et notamment le suicide, opère comme un leitmotiv nécessaire, ne laisse aucun doute sur la vision du monde lucide et acérée de son jeune auteur, dont le spectateur aura peu à s’enquérir et encore moins à s’étonner qu’il n’est plus parmi nous.

Si son suicide à 29 ans l’a empêché d’entrer dans le fameux « club des 27 » (Hendrix, Morrison, Joplin, Cobain and co), c’est au même âge qu’un génie du cinéma avait lui aussi disparu, Jean Vigo. Les problèmes qu’il a rencontrés avec son producteur, notamment sur le montage final du film, n’y seraient pas étrangers. On sait que la réputation d’un artiste maudit peut parfois bénéficier à l’image d’un cinéaste, à son devenir ou sa postérité. Il serait néanmoins injuste de supputer que la réception critique laudative du film d’Hu Bo ne doive qu’à cette mort prématurée. C’est un film remarquable, indiscutablement remarquable, ne serait-ce que sur le plan formel.

On n’avait pas vu plus forte esthétique du flou, de la faible profondeur de champ depuis le dernier Dolan.

C’est que Hu Bo a construit un dispositif de mise en scène clair, souverain et singulier qui préside à l’ensemble du film, et qui informe sa noirceur scintillante, son ton irrésistiblement élégiaque. Avec une rigueur exemplaire, il ne dévie jamais de la ligne qu’il s’est fixée, sans sacrifier pour autant à l’esprit de système, la forme s’autorisant des échappées qui n’en sont que plus remarquables. De quoi s’agit-il ? D’un usage du plan long, parfois plan-séquence (Bo a été l’élève de Bela Tarr et il partage également son pessimisme) dont la particularité est d’être construit le plus souvent avec la mise au point sur un seul personnage jusqu’à la fin du plan. Ainsi, un interlocuteur prend-t-il la parole qu’il n’en reste pas moins dans la partie floue de l’image. On n’avait pas vu plus forte esthétique du flou, de la faible profondeur de champ depuis le dernier Dolan en date, Juste la fin du monde, où il révélait l’isolement des personnages. Mais chez Dolan, l’usage de la bascule du point, en faisant alterner les parties nettes et floues de l’image, était moins étouffant et moins radical que ce refus opiniâtre, jusqu’à la fin du plan, de rendre net un personnage souvent secondaire mais pas moins parlant. Tout se passe comme si les personnages souvent principaux – en net donc – restaient emmurés dans leur solitude existentielle et ne pouvaient parvenir à communiquer avec l’autre.

Ce dispositif rigoureux, il sait s’en déprendre pourtant vers la fin, non sans être retors. En effet, lorsque l’adolescent vient réclamer l’argent de son billet de train au vendeur escroc, c’est peut-être la première fois que deux personnages sont montrés ainsi ensemble de façon nette. Serait-ce alors le signe d’une lueur d’espoir pour notre héros ? Un signe fallacieux bien plutôt : s’ils gravitent ensemble une pente, ce n’est que pour mieux retomber dans le désespoir que marque le dispositif de Bo. Un auteur était bien né : la forme qu’il érigeait souverainement pouvait recéler des pièges dramaturgiques subtils et suscité un suspense inattendu dont l’issue ne l’était pas moins. On n’en dévoilera pas trop ici, mais un meurtre a lieu qui reste flouté. Retour du flou qui ménage la splendeur du plan final, entièrement net, sans doute le plus large, un plan d’ensemble qui propose une sorte de cosmos, où chaque élément semble avoir trouvé sa place et sa nécessité. D’une construction symétrique rigoureuse, le plan divisé en quatre parties égales, le bus est à droite, les personnages à gauche, le ciel surplombant, l’éléphant hors-champ dont on entend la trompe – celui qui donne son titre au film, éléphant qui reste constamment assis dans la ville de Manzhouli.

Le plan dure plusieurs minutes, le thème principal y passe in extenso, dont les sonorités postrock ordonnent une nécessité du monde, insufflent un élan vital et distillent le sentiment océanique du monde. On se love alors à l’intérieur du plan dont le cœur battant semble se caler sur le nôtre dans une durée bercée par les vents. On respire enfin. La violence, larvée ou explosive qui larde le film, se dissout dans ce plan pictural, accueillant et paisible. Soudainement, subrepticement, on se laisse gagner par la sensation que la joie puisse être ravivée.

Mais Hu Bo a encore bien d’autres idées purement formelles. Lorsque cessent les discussions solipsistes, il aime à suivre ses personnages qui déambulent, errent souvent seuls dans le cadre, presque toujours de dos, dans de longs travellings majestueux (à la steadycam) qui ne sont pas sans rappeler l’esthétique de Gus Van Sant, en particulier Elephant. La caméra décrit parfois un mouvement circulaire pour que l’on puisse voir le personnage de face. Mais c’est vers la fin du film qu’un travelling arrière suivra l’avancée d’un personnage face à nous, comme s’il s’affirmait enfin vraiment.

De même, lorsque Huang Lin, la jeune fille qui est accusée d’avoir une liaison avec le proviseur adjoint du lycée, s’enfuit de chez elle, ses vêtements s’accordent chromatiquement, pour la première fois, avec le décor, comme si elle commençait enfin à trouver sa place idoine dans le monde.

C’est aussi avec une certaine discrétion que le cinéaste distille les signes du changement qui attend Wai Bu dans la dernière heure : il rompt son habitude du plan long avec quelques raccords dans l’axe ou jump cuts sur le protagoniste qui marche. Comme si pour préparer le kronos, le moment opportun, celui où peut basculer une vie toute entière, les signes devaient être peu lisibles, subtils, souterrains. Qu’il fallait faire l’effort de les percevoir, ou du moins d’être assez disponible au monde, en l’occurrence à la diégèse, pour ne pas les rater. Encore une fois Bo se révèle en grand styliste, sa manière épousant parfaitement les contours de ses idées.

La fin bruisse d’un optimisme feutré : l’amour n’est peut-être pas impossible.

Autre idée importante, quoique moins formaliste – en s’appuyant tout de même sur quelques récurrences plastiques –  : la déclinaison sinon la répartition d’un même personnage en trois figures. Hu Bo a peut-être vu la Lola de Jacques Demy, dans lequel certains critiques ont perçu dans la mère et la fille que rencontre Roland Cassard des sortes d’avatars de Lola. Comme si les trois femmes ne constituaient au fond, virtuellement, qu’une seule personne. Ici, il s’agit de décliner différents moments de la vie d’un même homme. Le grand-père et le grand frère du bourreau des récrés sont comme des virtualités de notre héros, Wai Bu (nom qui n’est pas sans rappeler celui de Hu Bo…), ses devenirs probables. Il faut déjà souligner qu’ils sont tous trois exclus ou maltraités par une figure en particulier de leur entourage : le fils, le père ou la copine. Remarquer ensuite que la mort rôde autour d’eux, qu’ils en soient le dépositaire (l’adolescent), le responsable indirect et malheureux (le grand frère) ou la victime (le grand-père qui perd son chien, seul véritable compagnon depuis plus de dix ans)

De plus, les deux figures aînées dispensent comme des leçons de vie ou proposent des mises en garde au héros. Le grand père lui assène qu’ici ou ailleurs cela ne changera pas, la vie sera toujours pourvoyeuse d’échecs, de malheur avant tout ; le voyou lui dit que son frère n’était qu’un moins que rien et qu’il doit quitter la ville s’il veut réussir.

Enfin, c’est par le truchement de la forme qu’Hu Bo noue le rapprochement de ces personnages. Ainsi construit-il un raccord inter-séquentiel en faux raccord-mouvement donnant l’impression que l’ado et le vieillard marchent du même pas. Autre exemple : l’oblique d’une queue de billard qui rappelle la ligne oblique d’une rampe d’escalier du plan précédent.

La fin, qui abandonne la virtualité ou le devenir voyou du protagoniste, bruisse d’un optimisme feutré : l’amour n’est peut-être pas impossible.

Comme dans l’écrasante majorité des films – et des fictions –, on attend en effet qu’advienne une romance. D’aucuns seront déçus à cet égard, mais la virtualité amoureuse que le film recèle en sourdine n’est pas des moins intéressantes. Thème cher à Wong Kar Wai, la relation amoureuse en puissance, jamais actualisée, dont on a pu voir l’an dernier une bouleversante variation dans le dernier Civeyrac, Mes Provinciales. Ce ne sont ici que les prémices à l’amour qui sont narrées, à peine chuchotées. Dans la rencontre au parc, pour laquelle Huang Lin se maquille, usant du fond de teint de sa mère : à la faveur d’une scénographie de la réserve et de l’incommunicabilité, de l’incompréhension voire de l’hostilité (féminine), la fille au second plan debout, le garçon au premier assis.

Seul moyen peut-être d’envisager une échappée au malheur, lequel préside à la vie familiale. En effet, les parents des adolescents sont irresponsables, insupportables, mal-aimants, maltraitants. Ils aboient sur leur enfant au réveil, les enjoignent aux tâches ménagères (en intégralité), les traitent d’ordure ou de traînée, volent leur argent, pillent leurs ressources, détruisent leur vie. Les grands frères ne sont pas mieux, qui considèrent leur cadet comme un moins que rien, et dont la défense vengeresse abdique finalement devant l’inanité rendue alors à son évidence. De ce monde violent où l’amour manque, Hu Bo a choisi de se soustraire par la mort. Mais son film, unique, magnifique, vivra pour toujours.

An Elephant sitting still, un film de Hu Bo, en salles.


Aurélien Gras

Critique, Doctorant en études cinématographiques

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