Société

Vers un Grand monologue national ?

Sociologue

Après quatre semaines, le Grand Débat National (GDN) reste un objet politique non identifié. Monologue de l’exécutif, mise en scène bien huilée, addition d’idées individuelles qui peine à faire œuvre politique collective… les premiers bilans montrent qu’il ne suffit pas de s’exprimer pour faire débat et revitaliser la démocratie. Et au final, l’impraticable synthèse des contributions s’apparente à la chronique d’un naufrage annoncé.

Le monologue est-il une nouvelle forme de débat ? L’échange de questions réponses peut-il être considéré comme un débat ? Alors que l’exécutif, et principalement le président Macron continue sa série de rencontres chaque jeudi, il paraît utile de prendre un peu de recul pour tenter un premier bilan à mi-parcours du Grand Débat National (GDN) d’une part, et resituer les questions et revendications posées par les gilets jaunes d’autre part.

Ce débat inédit paraît difficile à qualifier. Décidé en réponse au mouvement des gilets jaunes, lui-même malaisé à saisir. De nombreux articles et analyses sont parus depuis le mois de décembre, sans pour autant parvenir à en saisir les contours. Il semble se renouveler et évoluer en temps réel. Les analystes (journalistes mais aussi penseurs ou chercheurs) se sont fait surprendre par ce mouvement aux caractéristiques originales compte tenu de l’ampleur des revendications de justice et d’égalité dont il est porteur, compte tenu également de ses formes inédites (en particulier dans son refus de se conformer au modèle habituel de « dialogue social »), que nous pouvons analyser en référence à d’autres expérimentations démocratiques (avec toutes leurs contradictions), ou de sa capacité à se maintenir (une telle mobilisation sur la durée) et à se renouveler.

Il semble que nous soyons ces jours derniers à un tournant de la mobilisation, et du grand débat national. Premièrement, les occupations de ronds-points sont moins visibles, alors que simultanément la répression policière des violences est aujourd’hui dénoncée, y compris par les instances européennes. Peut-on prôner le dialogue et en même temps réprimer indifféremment tous les manifestants, sans réellement tenir compte de leurs actions ou de leur fragilité (enfants, personnes âgées, etc.) ?

Après quatre semaines de Grand Débat National, force est de constater que si les Français semblent se mobiliser pour discuter ensemble, ils le font de manière moins cadrée que prévu.

Le nombre impressionnant d’interpellations semble indiquer une stratégie gouvernementale visant à faire « faire peur », à remettre en cause le droit de manifester au motif que les formes de cette mobilisation et de cette occupation de l’espace public ne rentrent pas dans les cadres usuels du maintien de l’ordre public. Par ailleurs, les images les plus diffusées à la fois par les médias et les réseaux sociaux sont aujourd’hui non plus celles de la convivialité et des échanges, mais de la violence : mains arrachées, œil perdu, affrontement entre forces de l’ordre et manifestants, passant sous silence le formidable élan démocratique, et la vitalité de ce mouvement.

Deuxièmement, après quatre semaines de GDN, force est de constater que si les Français semblent se mobiliser pour discuter ensemble, ils le font de manière moins cadrée que prévu. Le GDN n’est pas reconnu comme légitime par les gilets jaunes et par nombre de citoyens et d’associations. Sa préparation totalement centralisée par le gouvernement n’a pas pu établir des bases légitimes [1].

Un ensemble d’initiatives émergent pour créer un débat démocratique en marge de celui institué par le gouvernement. Ainsi le « vrai débat » porté par un groupe de personnes variées : gilets jaunes, simples citoyens, associations et chercheurs entre autres. De nombreuses réunions sont également organisées sans être répertoriées sur le site du GDN. Enfin, l’impréparation et l’amateurisme qui caractérisent l’organisation du GDN se confirment, faisant porter de nombreuses craintes sur la capacité du gouvernement à rendre compte fidèlement des apports des citoyens, puis à les traduire en modalités opérationnelles de manière légitime.

Il paraît d’autant plus utile d’analyser les premiers résultats du GDN, que les risques d’aplatissement de l’expérience démocratique vécue au cours du mouvement dans le « dialogue » institutionnalisé qui s’ouvre sont bien réels. Il n’est pas encore possible de dresser un bilan des nombreuses contributions, mais des tendances se dessinent qui méritent pour le moins d’être discutées. Dans quelle mesure le « grand débat national » instauré par le gouvernement ou les débats alternatifs peuvent-ils ouvrir un véritable espace de dialogue démocratique ?

Alors que nombre de papiers et d’experts se sont interrogés sur la nature du mouvement des gilets jaunes (politisés ou non, instrumentalisés ou non, éphémères ou non, etc.), nous souhaitons considérer ce mouvement sous l’angle d’une contestation globale de politiques publiques jugées injustes et inégalitaires d’une part, issues d’un système politique perçu comme peu démocratique et produisant des élites déconnectées et méprisantes du « peuple » d’autre part. Il s’agit donc de s’interroger sur les alternatives possibles pour instaurer un véritable débat à la hauteur de ces enjeux. Au-delà du questionnement sur la nature ou la portée du mouvement des gilets jaunes, nous vivons un moment unique d’ouverture. Cependant de graves risques pèsent sur le débat tel qu’il est pensé et organisé aujourd’hui, alors que des alternatives existent et se développent.

Cette forme de discussion ressemble peu à un débat, et renforce l’impression d’un monologue et d’un entre-soi.

La notion même de débat pose problème. Peut-on qualifier un simple échange de questions réponses de débat ? Un débat ne repose-t-il pas sur l’échange d’égal à égal au sein d’un groupe et non pas uniquement entre des « experts » ou des élus et le reste des participants ? Les participants du public peuvent-ils débattre entre eux, ou bien faut-il que l’initiateur du débat soit le seul dépositaire des réponses ? En d’autres termes : la discussion est-elle libre, la prise de parole permet-elle une véritable délibération collective ? Ou bien est-elle restreinte par un carcan d’habitudes, de rapport de force et de hiérarchies ?

Les premières étapes les plus visibles du débat n’ont pas non plus permis de remettre en cause la vision d’un « débat prétexte ». En effet, les réunions marathon du président face aux maires de certains territoires introduisent peu de dialogue. Cette forme de discussion ressemble peu à un débat, et renforce l’impression d’un monologue et d’un entre-soi.  Le positionnement du président à la fois seul contre tous et assez paternaliste, peine à convaincre d’un quelconque changement de méthode. M. Macron au centre de tous les échanges, « roi de l’arène » tente de convaincre davantage qu’il n’écoute.

Par ailleurs, les initiatives prises par les maires de communes rurales, ou les « cahiers de doléances », alimentent aussi une vision verticale et hiérarchique du débat politique, en contradiction avec le mode de fonctionnement des gilets jaunes qui réclament de l’horizontalité et une liberté d’expression. Les participants au débat, simples citoyens, peuvent avoir des attentes diverses. Certains seront peut-être satisfaits d’engager une discussion avec leur maire, occasion aujourd’hui encore assez rare. Néanmoins, les attentes vont au-delà et demandent une responsabilisation réciproque. L’affirmation d’un intérêt général incarné par nos élus parait inapproprié ici. Il s’agit de sortir des positions en surplomb pour faciliter une co-construction.

Le récent « débat » organisé avec mille « jeunes » le 7 février dernier à Étang-sur-Arroux, semblait sortir un peu de ce cadre établi. Enfin, M. Macron allait à la rencontre de concitoyens et non d’élus. La mise en scène à elle seule dénote de la dynamique de ces échanges : le président seul au milieu du gymnase, suscite les questions, répond, et fait la leçon aux jeunes assemblés. Ceux-ci ont appris quelques jours auparavant qu’ils étaient « sélectionnés ». Sur quels critères ? Mystère. Ils ont donc préparé leurs questions avec leurs enseignants et doivent suivre un ordre de prise de parole prédéterminé. Ils sont briefés à leur arrivée par un représentant de la préfecture. On peut imaginer le trac et la difficulté pour eux de prendre la parole. Pour chaque question posée, au moins deux personnes répondent : le ou la ministre la plus concernée (Mme Penicaud et M. Blanquer étaient présents) puis le président lui-même.

On est loin d’une égalité de temps de parole, sans parler des dissymétries de statut. Tour à tour, mentor, professeur ou moraliste, Macron exulte dans l’exercice qu’il maîtrise bien. Cependant il peine à montrer sa capacité d’écoute et de dialogue. Il « somme », il « interdit », il « refuse ».  En fin de réunion, alors qu’on lui demande de clore le débat car les bus attendent les jeunes pour leur retour, il retient tout le monde (brouhaha dans la salle, certain.e.s se lèvent et s’en vont), et va demander de poser les dernières questions. Finalement il fera une conclusion très longue, monologue de 30 minutes, avant de laisser partir les jeunes avec plus d’une heure de retard.

Peut-on qualifier ce type d’exercice de débat ? On est toujours dans l’exercice bien orchestré de recueil de « doléances ». À quel moment ces jeunes ont-ils pu interagir entre eux, se parler, expliciter leurs revendications, bref créer du collectif ? Quelle « intelligence collective » pourrait bien émerger de tels exercices ?

Il est important d’organiser des débats qui mélangent les catégories d’acteurs et les positionnements.

Malgré les défauts du débat national conçu par le gouvernement, il est important de rappeler qu’un débat reste imprévisible et donc en partie incontrôlable, et qu’il constitue malgré tout un espace d’élaboration collective. Quels sont les apports perceptibles du GDN ?

Des effets d’apprentissage sont déjà appréciables. Les membres des gilets jaunes ont acquis ou renforcé des compétences en matière d’organisation, mais aussi de capacité à débattre et à proposer des mesures réalistes. Il est réjouissant de constater que malgré les violences, beaucoup de nos concitoyens font une expérience constructive du débat et de l’échange d’idées. La capacité de ces groupes à s’auto-organiser, à maintenir une action sur plusieurs mois, dans des conditions difficiles et sans aucun moyen ni soutien institutionnel, est remarquable. Leur contre-proposition d’un « vrai débat » est déjà un apport.

Les dispositifs de délibération qui rassemblent de simples citoyens peuvent avoir « des avantages épistémologiques certains par rapport au gouvernement représentatif et aux comités de sages » (Yves Sintomer) : une délibération pertinente s’appuie sur l’expression de points de vue divers, de telle sorte que la gamme des arguments envisagés soit élargie et que la discussion soit plus inclusive. Il est donc important d’organiser des débats qui mélangent les catégories d’acteurs et les positionnements.

Reprenant en partie les propositions formulées en décembre par la Commission Nationale du Débat Public, plusieurs groupes de gilets jaunes ont proposé un « vrai débat » en six phases, commençant par le recueil des idées et propositions (individuelles ou collectives) sur une plateforme collaborative, et leur vote, puis la rédaction d’une synthèse par des volontaires, et le classement par nombre de votes des 15 propositions principales. Suivra une phase de « consultation », de discussion, d’amendements puis nouveau vote. Une conférence de citoyens traduira les revendications retenues en mesures concrètes. Ces mesures seront soumises au vote et soutenues pour une mise en œuvre.

Les initiateurs de cette plateforme collaborative (développée en open source) sont dépassés par le succès de leur initiative : la plateforme collaborative du vrai débat aurait déjà reçu 90 000 contributions. Rappelons qu’elle fonctionne entièrement sur le bénévolat. Ces groupes de gilets jaunes construisent donc ce qu’ils nomment « le vrai débat », avec des méthodes différentes, à la fois plus ouvertes (avec une plus grande mixité sociale) et basée sur la démocratie directe.

Par ailleurs de nombreux débats sont organisés en France en marge du GDN, sur des sujets et avec des objectifs variés. Tous ces matériaux devront être analysés et pris en compte dès mars prochain. Comment cela pourrait être possible alors que déjà 840 493 contributions figureraient sur le site du GDN ? La méthode annoncée par le gouvernement est peu crédible et confirme une vision verticale, cadrante à l’excès, non seulement du débat, mais aussi de ses apports et des modalités de son opérationnalité. Le recours à Opinion Way et à des algorithmes d’analyse, posent problème. Cette profusion de textes et de propositions devrait être analysée de manière précise et fidèle aux propos tenus, ce qui est difficile à obtenir si on traite les données en masse.

L’impraticable synthèse des contributions du débat s’apparente à la chronique d’un naufrage annoncé.

Les textes, comptes rendus, doléances, etc., vont-ils être « traités » indifféremment ? En outre, les laboratoires publics spécialisés dans le traitement informatique des discours et données textuels ne sont pas associés à la démarche, ce qui ne laisse pas d’étonner. La manière dont les propositions vont être hiérarchisées ne va pas de soi. Combien de fois une même proposition doit-elle être comptabilisée pour paraître importante ? Faut-il définir arbitrairement un seuil, au risque de perdre des idées moins citées mais tout aussi intéressantes ? Une proposition portée par un groupe aura-t-elle la prérogative sur une proposition individuelle ? En d’autres termes les critères de tri, d’analyse puis de sélection sont entièrement à définir. Or ceux-ci seront déterminants pour l’élaboration des « résultats ».

Autre question encore sans réponse : qui va traduire les éventuelles propositions retenues en décision ou en action ? Il restera sans doute un travail important pour partir d’une idée et la transformer en projet de décret ou de loi. Lors du Grenelle de l’environnement ce processus s’était avéré déterminant et avait amoindri, transformé ou réduit grandement la portée initiale des propositions. Cette opération étant loin d’être neutre, elle mériterait l’élaboration d’un cheminement démocratique précis, comme pourraient le faire par exemple des assemblées citoyennes. L’impraticable synthèse des contributions du débat s’apparente à la chronique d’un naufrage annoncé.

De nombreuses inconnues grèvent l’analyse de l’évolution du prochain mois de débat. Une certaine effervescence des idées est présente, même si la discussion réelle des idées et la confrontation des arguments peinent à s’organiser. Il ne suffit pas d’envoyer une réponse à un questionnaire ou une proposition sur un site pour qu’on puisse parler de débat. La discussion suppose un  échange d’arguments, mais aussi à certaines étapes une discussion au sein d’un groupe jugé légitime pour ordonnancer et mettre à plat les idées. C’est à l’occasion de ces échanges que les opinions évoluent et que des décisions peuvent être prises.

Le GDN offre peu cette possibilité. Le « vrai débat » s’en approche, en proposant à chaque étape un vote et un échange d’arguments, puis une conférence citoyenne finale qui analysera, discutera, les 15 propositions retenues et formulera des mesures concrètes. Il ne s’agit donc pas à notre sens d’additionner et de compter des données, mais bien de créer une dynamique collective qui donnera du sens aux futures décisions.

 


[1] Voir Legris Martine « A quoi sert un débat en temps de crise ? », revue Projets, mars 2019.

Martine Legris

Sociologue, Chercheuse au CERAPS, Université de Lille

Notes

[1] Voir Legris Martine « A quoi sert un débat en temps de crise ? », revue Projets, mars 2019.