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Extrême droite, l’exception portugaise

Politiste

Partout en Europe l’extrême droite progresse. Partout sauf dans un pays : le Portugal. Pourtant, là comme ailleurs, les plans d’austérité, le chômage de masse, la dette, l’euroscepticisme et la corruption composent le terreau habituel du développement d’une force d’extrême droite. Comment dès lors expliquer que le Partido Nacional Renovador ne parvient jamais à dépasser 1% lors des élections ?

Jusqu’aux dernières élections régionales espagnoles du 2 décembre 2018, l’extrême droite restait un phénomène anecdotique dans la péninsule ibérique alors qu’elle connaît depuis plusieurs années une expansion fulgurante sur le reste du continent européen. Ce constat est désormais obsolète. Après la crise indépendantiste catalane, le parti Vox a obtenu 12 sièges au parlement régional d’Andalousie. Fondé en 2013 afin de capter le vote nationaliste à la droite du Parti populaire (PP), Vox a adopté comme tous ses congénères européens une rhétorique profondément anti-UE, anti-immigration et islamophobe.

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Désormais, seul le Portugal semble encore « imperméable » à cette percée de l’extrême-droite en Europe ; le PNR (Partido Nacional Renovador) y cumule des scores dérisoires à chaque scrutin électoral depuis sa fondation en 2000. Le pays connaît pourtant les mêmes maux qui affectent ses voisins et ont favorisé l’essor des discours extrémistes. Ces dernières années, il a essuyé plusieurs plans d’austérité et peine à juguler un chômage de masse record. Il se débat avec une dette colossale et des problèmes de corruption gangrènent la vie politique nationale. Pourquoi, dans ce cas, le Partido Nacional Renovador ne parvient-il pas à décoller dans les sondages d’opinion et reste isolé dans le paysage politique ?

Le pays de Fernando Pessoa présente un réel intérêt dans la mesure où aucun parti d’extrême droite n’est parvenu jusqu’à présent à profiter de la crise de l’euro et à capitaliser sur les contestations et frustrations qu’elle a pu engendrer parmi la population pour s’imposer au niveau national. Aux législatives de 2011, seuls 18 000 Portugais ont ainsi déposé un bulletin PNR dans les urnes (0,32 % des suffrages exprimés). Plus tard, lors des élections générales du 4 octobre 2015, le parti prônant « le Portugal aux Portugais » n’est parvenu à rassembler sur son programme que 0,5 % des électeurs (soit 27 269 voix sur un total de 5 408 805 votants).

L’exemple portugais montre que la crise économique ne génère pas en elle-même une poussée de l’extrême-droite et que les explications économicistes souvent avancées pour expliquer ce phénomène d’expansion ne sont guère pertinentes. Malgré les plans d’austérité à répétition, le Parti Social démocrate (PSD, centre droit) et le Parti socialiste (PS) continuent de se partager l’exercice du pouvoir. Certes, la Révolution des Œillets du 25 Avril 1974 a diabolisé tout ce qui pouvait s’apparenter au régime autoritaire déposé et, a fortiori, à l’extrême-droite. Les PSD et CDS (Parti Populaire de droite) ont réussi à tenir les nostalgiques du salazarisme sous leur contrôle.

Du fait de leur discours anti-marxiste, ouvert à un électorat catholique et libéral conservateur, ces formations partisanes agissent comme des tampons entre le spectre politique d’ « avril » et l’extrême droite. Constitués durant les années de la transition démocratique (1974-1976), en accueillant tous les modérés du régime déposé, ces partis privent toutes potentielles formations placées plus à droite de cadres compétents et de positionnement idéologique. Occupant tout l’espace du conservatisme, ils n’hésitent pas d’ailleurs à former des alliances comme « Portugal à frente » pour gouverner, aspirant dès lors tout le vote utile contre la gauche. En 1999, ces formations traditionnelles ont pourtant été bousculées par l’émergence d’un nouveau parti, le Bloco de esquerda (Bloc de gauche).

Cependant, le mécontentement s’exprime davantage par une désaffection massive vis-à-vis des élections (quelles qu’elles soient) plutôt que dans les urnes. Ainsi, en 2014, pour les élections européennes, l’abstention a atteint le record de 66,2 %. Plus récemment, lors des dernières élections législatives de novembre 2015, le taux d’abstention était de 43 % alors qu’en 1975, lors des premières élections générales organisées dans le pays, il n’était que de 8,5 %.

Le mode de scrutin à la représentation proportionnelle limitée est apparu comme un mécanisme nécessaire à l’apaisement des tensions entre les différentes factions qui se sont déchirées durant la période troublée de transition.

Depuis 1976, le système politique connaît une stabilisation du nombre de formations partisanes et de leur influence respective au sein des institutions. Le mode de scrutin à la représentation proportionnelle limitée (art. 116 et 155) est apparu comme un mécanisme nécessaire à l’apaisement des tensions entre les différentes factions qui se sont déchirées durant la période troublée de transition qui a connu pas moins de six gouvernements provisoires. Le scrutin proportionnel ne comporte qu’un seul tour et, dans l’attribution des sièges, les résultats de chaque parti sont pris en compte. L’article 155 de la Constitution prévoit explicitement l’utilisation de « la méthode de la plus forte moyenne de Hondt » (proportionnelle avec une prime à la liste ayant bénéficié du plus grand nombre de voix) et proscrit l’instauration d’un seuil minimal.

Toute formation dépassant les 3 % des suffrages exprimés peut ainsi obtenir des sièges au prorata de son score dans chaque circonscription (art. 288, limites matérielles de la révision, point h). Dans ce panorama, le Parti Nacional Renovador, ne dépassant jamais les 0,5 % des suffrages, ne parvient pas à envoyer des représentants à l’Assemblée de la République. Dès lors, contrairement à une idée reçue, le scrutin proportionnel tel qu’il est pratiqué au Portugal ne favorise pas une meilleure représentation de la diversité d’opinion des électeurs. Il ne permet pas aux petits partis d’obtenir plus facilement des élus, encore moins un groupe parlementaire, essentiels pour faire entendre leur voix au Palais São Bento.

Le mode de scrutin choisi favorise largement le premier parti à obtenir une majorité et lui permet de gouverner seul ou pratiquement seul. Le législateur a également introduit l’article 46 dans la Constitution interdisant les associations défendant une vision du monde « fasciste ».  L’article 46 § 4 vient limiter la liberté d’association. Les députés de l’Assemblée constituante ont souhaité, à l’unanimité, laisser en dehors de ce droit fondamental toutes les « associations armées », « de type militaire, militarisées ou paramilitaires » ainsi que « les organisations racistes ou prônant une idéologie fasciste ». Le texte constitutionnel ne définissant pas explicitement ce qui est susceptible de relever de l’ « idéologie fasciste », a été complété par la Loi n°64/78 votée le 6 octobre 1976 qui, dans son article 3, fait explicitement référence aux expériences historiques des régimes fascistes en insistant sur les « moyens antidémocratiques » employés pour accéder au pouvoir, le « recours à la violence » et autres « formes de lutte contraire à l’unité nationale ».

La Constitution interdit les « organisations fascistes » mais ne légitime pas pour autant la création d’un délit d’opinion. Il est possible de défendre des idées fascistes dans l’exercice de la liberté d’expression individuelle ; il n’est pas possible de fonder des organisations politiques ou culturelles fascistes. La nuance est importante puisqu’elle vise à empêcher qu’une association du type « Association pour défendre la mémoire du maréchal Pétain » créée en 1951 sur le fondement de la loi 1901 puisse voir le jour au Portugal pour défendre l’œuvre et la mémoire de l‘Estado Novo salazariste.

Les nombreuses formations de la droite radicale qui ont cherché à exister dans le paysage politique portugais depuis 1974 ont toutes tenté d’emprunter la voie légale en collectant les 5 000 signatures de citoyens nécessaires pour être reconnues par le Tribunal Constitutionnel. Dans les années 1990, des groupuscules extrémistes de la frange skinhead sont alors partis à l’assaut des partis moribonds comme le Parti Renovador Democratico (PRD). Ils ont payé les dettes du mouvement et changé son logo en PNR. Le Tribunal Constitutionnel ne s’est pas prononcé pour son interdiction et, dans une décision du 12 avril 2000, il a considéré que la demande de changement de nom de PRD en Partido Nacional Renovador, les initiales PNR et la flamme tricolore adoptée ne contenaient aucun vice de procédure ou irrégularité. Le PNR a, ensuite, construit un discours anti-européen, anti-immigration et anti-Islam.

Toutefois, certains des grands thèmes de prédilection de l’extrême-droite s’avèrent peu porteurs car confisqués par d’autres formations politiques tandis que d’autres ne trouvent tout simplement pas d’échos au sein de la société civile portugaise. Le CDS-PP de Paulo Portas n’hésite pas à verser dans le discours sécuritaire, à exalter la fierté nationale ou se charger de la défense des intérêts des anciens combattants de la guerre coloniale.

Quant au créneau de l’euroscepticisme, thème central dans la campagne du PNR, il se trouve largement capté par le PCP depuis que le Portugal a effectué sa demande officielle d’adhésion à la CEE en 1977. Le PCP pèse lourd dans le paysage électoral (environ 12 %) et contrôle encore la centrale syndicale la plus importante du pays. Attaché à une vision particulièrement souverainiste de la nation, il prône le retour à l’escudo et la sortie du pays de l’Union européenne. Les discours du PCP ont des accents populistes en ce qu’ils réactivent une logique binaire construite autour du clivage « peuple/élite » ou « nous/eux ». Ses propos sont résolument protectionnistes et il entend réserver l’attribution des emplois aux seuls nationaux.

Dans le sud, la « peur de la mondialisation » a conduit à un populisme de gauche qui se traduit par des discours contre l’Europe et pour la mise en œuvre d’un protectionnisme économique mais sans les questions identitaires.

Paradoxalement, l’appel au peuple, la critique de la démocratie libérale, la défense de la souveraineté nationale par rapport aux instances et enjeux européens, typiques du populisme de droite, ne font recette qu’à la gauche de la gauche socialiste. La « peur de la mondialisation » a conduit le nord de l’Europe et les pays les plus riches vers un populisme de droite lié à la préservation des territoires et des frontières. Dans le sud, le même phénomène a conduit à un populisme de gauche qui se traduit par des discours contre l’Europe et pour la mise en œuvre d’un protectionnisme économique mais sans les questions identitaires. Le CDS-PP ou le PCP captent alors l’essentiel du vote protestataire, « anti-establishment », laissant par conséquent peu d’espace pour s’exprimer à un parti d’extrême droite comme le PNR.

L’immigration n’est pas considérée comme une menace par les Portugais. Selon les données de l’Eurobaromètre de mai 2016, 3 % seulement des Portugais considèrent l’immigration comme le problème majeur du pays. Ils ne sont pourtant pas moins xénophobes que les autres peuples européens. Le PNR, en ciblant les immigrés, espère attiser les peurs collectives mais, concrètement, il bute sur plusieurs obstacles : la persistance du « lusotropicalisme » dans les mentalités et le fait que l’émigration soit une constante de l’histoire nationale.

Pétris depuis des décennies de l’idéologie « lusotropicaliste », les Portugais restent persuadés que le racisme n’existe pas chez eux et lorsque celui-ci s’exprime c’est toujours l’ « autre » qui est désigné comme étant raciste. Le lusotropicalisme a été élaboré par le sociologue brésilien Gilberto Freyre dans les années 1930 puis réactivé, dans les années 1960 durant les guerres coloniales par l‘Estado Novo afin de légitimer le maintien de la présence portugaise dans les colonies africaines face aux critiques de la communauté internationale. Le Portugal y est dépeint comme étant, par essence, une nation métissée dépourvue de racisme.

En dépit de la chute de l’Estado Novo, cette rhétorique persiste dans l’imaginaire et nourrit, dorénavant, le mythe de la tolérance raciale. Dès lors, l’extrême droite est placée dans une position inconfortable vis-à-vis des immigrés venus des anciennes colonies puisqu’ils étaient, avant Avril 1974, des citoyens portugais et que le Portugal pour l’État Nouveau était non seulement une « nation pluriséculaire » mais également « une nation multiraciale ». De plus, dans la mémoire collective, la nostalgie forgée autour de l’Empire reste indissociable du trauma provoqué par les treize années de la Guerre coloniale. Le discours nationaliste peine par conséquent à revendiquer et magnifier l’idée d’empire tant elle a acquis une connotation négative. Il est automatiquement associé à l’oppression, à l’injustice et au sous-développement du « vivre habituellement » de l’Estado Novo.

Dans un pays où chaque famille ou presque a son « imigrante », le slogan « le Portugal aux Portugais » peut difficilement rencontrer un écho au sein de la population.

Le PNR tente alors de mobiliser contre « l’invasion des islamistes » et, plus largement, contre l’installation dans le pays des migrants venus des régions arabo-musulmanes. Cependant, la réalité sociale portugaise étant profondément différente de celles observées en France ou en Belgique, le discours du leader du PNR, Pinto Coelho, doit toujours être formulé au futur : « nous ne voulons pas que le Portugal devienne la France ou la Belgique » et n’a donc aucun impact sur les votes.

Dans les années 1990, le pays a connu une forte croissance économique et a commencé à accueillir des ressortissants venus notamment des pays d’Europe de l’Est ou de Chine. Il a donc défini une politique d’immigration, régularisé de nombreux clandestins. Mais, dans un pays où chaque famille ou presque a son « imigrante », le slogan « le Portugal aux Portugais » peut difficilement rencontrer un écho au sein de la population.

En 2003, les Portugais et leurs descendants étaient 4,9 millions à résider en dehors de leur pays d’origine. C’est l’une des plus grandes diasporas au monde. Dans les années 1960-70, sous le régime dictatorial, ils s’installaient en particulier en France. Avec la crise financière de 2008, le flux d’émigration massive de travailleurs a repris puisque le salaire minimum y est encore l’un des plus bas d’Europe avec moins de 600 euros brut.

La crise économique s’est traduite par une crise démographique, le solde naturel et le solde migratoire étant tous les deux négatifs. En somme, le dilemme est cornélien pour le PNR : comment attirer des suffrages en axant son discours sur la critique des populations migrantes qui s’installent au Portugal lorsque des millions de Portugais sont eux-mêmes des migrants ?


Cécile Gonçalves

Politiste, Enseignante en sciences sociales et théorie politique aux universités de Versailles-Saint-Quentin et de Laval-Mayenne

Mots-clés

Populisme