Politique

On n’en a – toujours – pas fini avec les partis (2/2)

Politiste

La dernière élection présidentielle française a vu l’opposition entre des candidats issus de partis anciens et d’autres revendiquant une rupture avec ce type d’organisations et leur préférant des « mouvements ». Deux ans plus tard, qu’en est-il vraiment de La République en Marche et de La France Insoumise ? Qu’est-ce aujourd’hui qu’un parti politique ?

Après un détour historique et géographique dans le premier volet de ce texte, revenons à présent au cas français pour réfléchir sur les formes contemporaines les plus discutées dans notre pays du lien partisan et sur les entreprises de rénovation voire de dépassement de la forme partisane classique, ceux que l’on appelle les « partis du système », « la caste », « les partis traditionnels », voire les « partis de gouvernement » (terme indigène et politologique désignant les organisations qui ont exercé durablement le pouvoir).

Ces partis ont intégré les contraintes de l’exercice du pouvoir, à savoir mobiliser l’État et tenter de satisfaire les opinions publiques. Ils ont acquis une forme de réalisme qui peut s’apparier avec des formes de renoncement qui, au nom du refus d’une dissonance entre programme et promesses politiques et réalisations « policistes » (des politiques publiques), acceptent désormais de privilégier « l’expertise » contre l’imagination idéologique.

La croissance des « nouvelles technologies » n’a pas changé fondamentalement les données du problème et n’a pas miraculeusement permis une transformation de la répartition des ressources au sein des groupements (le mythe de l’horizontalité), mais a sans doute transformé les formes et la vitesse de circulation des informations.

Les dirigeants des « vieux partis » français  n’ont pas attendu les mobilisations mouvementistes pour tenter de régénérer leurs modes de fonctionnement et, à défaut de réinvestir les anciennes pièces de répertoire parfois désormais, en tous les cas en France, abandonnées ou sous-traitées, ont tenté d’afficher une bonne volonté démocratique, parfois empesée ou surjouée pour annoncer et introduire des outils de remotivation et de remobilisation militantes ; comme l’usage de certaines formules de démocratie dite participative, l’activation des réseaux sociaux et l’appel à l’horizontalité, l’ouverture des partis à des sélections par des primaires partisanes. Les résultats ont été très mitigés, particulièrement pour les primaires, qui ont contribué à l’accélération de la dévitalisation des vies partisanes.

Les tentatives de managérialisation au sens strict du terme (importer et pas seulement de manière métaphorique des modes de gestion entrepreneuriaux mais il n’y a pas une seule façon de gérer une entreprise), ont été aussi des manières de rationaliser les méthodes d’enrôlement de prospects, et à développer une « culture d’objectifs » tirée des manuels de management et de pratiques entrepreneuriales (au parti travailliste britannique, à l’UMP sous Sarkozy). Des projets de politique collaborative de start-up politique pour changer la  République et son « business model » accompagnent, en dehors des partis, ces tentations de rationalisation de la compétition politique ; mais les exemples de « Nous Citoyens » ou des 577 autour du maire Neuilly, Jean-Christophe Fromantin, ne sont guère probants du point de vue du résultat de la mobilisation citoyenne entrepreneuriale.

Mouvements en mouvements, et mouvements de gouvernement

D’autres entreprises placées sous le label « mouvement » ont, dans les pays européens et particulièrement en France, affirmé la fin des partis politiques en proclamant qu’il fallait non seulement changer la politique, changer la manière de faire de la politique, mais encore changer les outils essentiels de la prise et de l’exercice du pouvoir, en disant inventer de nouvelles formes d’entreprises. Ils ont en effet concouru au renouvellement du personnel politique : rajeunissement, féminisation, relative ouverture sur la « diversité », appel à un certain nombre de « novices » de la politique usant de la légitimation du label « société civile » et pour certains d’entre eux, assurant de ne pas vouloir se professionnaliser en politique. Le renouvellement en termes d’origine sociale n’est toutefois pas avéré, à LREM mais aussi à LFI (sur de tout autres registres).

Quant au renouvellement dans la forme partisane, cela se marque d’abord dans l’onomastique partisane. La France est un pays dans lequel les noms de partis ont connu une incroyable instabilité par rapport à des configurations partisanes généralement stables. Cinquante ans plus tard, aucun sigle ne subsiste à droite (UDR/RPR, UDF/CDS, RI,  et même le FN s’est mué en RN) ; seuls les deux fantômes du passé, le Parti radical (1901) et le CNI (1949) poursuivent une existence très ralentie. Le PCF (1920) ayant gardé cependant un certain potentiel militant. Les deux mouvements émergents (LFI-LREM) ont entendu se différencier, en rompant avec tout ou partie de la mécanique des sigles : pas d’acronyme traditionnel (Parti ou au contraire union ou rassemblement / rejet d’un référent identitaire, de la revendication d’une tradition, ou de la propriété d’un clivage / mise à l’écart d’une éventuelle référence à un territoire, national, français.. ).

Ici, c’est une marque qui est inventée, avec le recours à des communicants pour En Marche ! qui décline tout à la fois un Mouvement (sans s’intituler mouvement au sens classique), fait une référence lointaine à une autre Grande Marche, une Révolution (titre de l’ouvrage de son fondateur), et acronymise les initiales du candidat par et pour lequel il est institué : EM.  Un nouveau vocabulaire est inventé (les militants ont disparu au profit des marcheurs, les référents et les ambassadeurs remplacent les secrétaires, le DG se substitue au Secrétaire Général). Une sorte de table rase, puisqu’il n’y a pas de généalogie historique légitimatrice. Ce qui n’est pas le cas du mouvement initié par Jean-Luc Mélenchon, qui certes rompt avec le lexique partisan (parti de Gauche) et avec les dénominations de structure (désormais on parle d’« espaces », de « groupes d’action »…)  mais enracine le geste mouvementiste dans une histoire, la France, mais pas n’importe laquelle, la France insoumise, donc lestée de ses combats séculaires.

Près de trois ans plus tard que peut-on dire de ces deux expériences, proches et pourtant très différentes, puisque sociologiquement, politiquement et topographiquement (au pouvoir / dans l’opposition) tout les oppose. On peut par ailleurs concevoir un « mouvement protestataire », mais que dire d’un « mouvement de gouvernement » qui se transforme d’ailleurs, après le second tour des élections législatives en « La République en Marche » (LREM), mouvement au gouvernement.

Le jeu a d’abord consisté à définir les deux mouvements. Ainsi Jean-Luc Mélenchon a-t-il stylisé en Octobre 2017, LFI — « ni vertical, ni horizontal, il est gazeux, c’est-à-dire que les points se connectent de façon transversale : on peut avoir un bout de sommet, un bout de base, un bout de base qui devient un sommet… » Manuel Bompard y voyait « une forme de coordination et d’animation polycentrique et collective ». Plus récemment, Eric Coquerel a pris une autre métaphore : « Quand vous appartenez à une nébuleuse, il faut accepter qu’il y ait des galaxies qui prennent des décisions en votre nom ».

LREM est « horizontal, adaptatif, liquide », pour Aurélien Taché,  et Bruno Bonnell a ainsi théorisé:  « La traditionnelle segmentation droite-gauche ne propose que des engagements glissants entre marxisme et capitalisme et réduit tout positionnement dans cet espace en une seule dimension limitée à un point sur une ligne. En Marche ! a proposé une ordonnée conservateurs-progressistes, orthogonale à l’abscisse traditionnelle droite-gauche décrivant ainsi un plan, espace à deux dimensions. Il est alors possible d’être progressistes ou conservateurs tout en se définissant de droite ou de gauche » !

L’incertitude sur le statut exact du parti est patent dans les plus récentes déclarations : « L’enjeu, c’est de faire de ce parti quelque chose, inventer un truc, faire un mouvement et pas un parti traditionnel » (Castaner), « Inventer un mouvement politique moderne qui concilie l’ascendant et le descendant » (Renson).

Pour bien signifier leurs différences avec les « partis », les deux « mouvements » ont rompu avec l’affiliation par adhésion pour privilégier un rattachement par clic, sans contribution financière et sans adhérence formalisée. D’où des chiffres d’affiliés très élevés, mais très inégalement présents dans les vieilles tâches militantes, ou dans les consultations en ligne. Même si LFI a sans doute gardé un potentiel militant, du fait des trajectoires antérieures de nombre de ses affiliés, et du fait de sa situation oppositionnelle ; la ratification de la liste des candidats LFI pour les européennes n’a toutefois réuni que 33 645 clics.

Pour signifier leurs différences, ils se sont engagés dans des politiques d’équipement politique réunissant tout à la fois des technologies anciennes et utilisant des moyens de communication avec le public et dans l’entre-soi qui ont été inaugurées ailleurs (plates-formes participatives diversement transparentes, formules de tirage au sort, processus renouvelé de sélection des candidats inauguré dans le « Et si c’était vous » de Fromantin en 2016).

Surtout, avec là encore de fortes différences, il s’agissait de réintégrer à l’intérieur de l’espace militant un certain nombre d’activités qui avaient disparu ou avaient été externalisées.

On ne peut pas dire que le résultat soit probant à LREM, comme le déplorent un certain nombre de députés qui parlent de « Parti fantôme », « Le parti n’existe pas », « Inaudible et invertébré » « Pilier brinquebalant ». Certes en avalisant la thématique de l’adhésion post-it popularisée il y a 20 ans par Jacques Ion, et en légitimant une consommation et un activisme nomades (du snacking politique a-t-il été dit), les à-coups participatifs sont inscrits dans le fonctionnement même du groupe, d’autant que le parti a été vidé de sa substance par une inflation de parole présidentielle accentuée encore depuis le début du mouvement dit des « gilets jaunes ». Certes l’Institut « Tous Politiques » proposera des formations ouvertes à tous ; certes L’Atelier des Idées engrange les projets et les idées des marcheurs ; certes des projets citoyens sont conçus comme étant la base d’un mouvement “de services” retissant du lien social et consistent à trouver des stages, monter une opération rue propre, élaborer des circuits courts pour la cantine, fournir une aide numérique, voire un “Je t’invite chez moi”. Il s’agit d’« être des consultants en lien social. » Mais, la réintégration en interne des grandes « fonctions » des partis (comme Emmanuel Macron l’avait annoncé dans Révolution : « Pour revivifier les partis, il faut qu’ils retrouvent leur raison d’être : former, réfléchir et proposer. ») n’a guère progressé.

La base militante de LFI est sur ces points plus susceptible d’investir ce type de travail social que celle de LREM, eu égard à leurs dispositions militantes plus constituées et durables. Il s’agit aussi de réinsérer le débat politique au sein du parti et de faire vivre par des “cogitations citoyennes”, par des incitations à répondre à des questionnaires, à se manifester sur des plates-formes participatives ou à lancer des initiatives par des réseaux sociaux. La structure de base sont les « groupes d’action » constitués par 15 personnes au maximum et animés par deux personnes de « genres différents » « La France insoumise est un mouvement réseau. Elle fédère des groupes d’action qui se constituent par la volonté des insoumis.es et disposent d’une autonomie d’action dans le respect du programme  L’avenir en commun. » Outre la participation à des initiatives (débats, réunions, aides locales concrètes, caravanes), les militants peuvent suivre en ligne (voire, pour les cours, en face à face) les incitations à la pédagogie politique (« tutos, par exemple « les 10 commandements des réseaux sociaux » cours, jeux, mises au point), lire les livrets thématiques et regarder la télévision sur Canal FI….L’idée renouvelée est de renouer avec la pratique de l’auto-formation et de la formation militante qui n’existe plus guère actuellement que dans les stages de formation des centrales syndicales, depuis que les Ecoles du PCF ont périclité.

Ces activités affichées ont sans nul doute une réalité plus forte à LFI. Il faut attendre les enquêtes approfondies pour aller plus loin. Toutefois comme l’ont montré un ensemble de micro-événements internes, l’espace LFI a aussi reproduit ce qui fait le lot commun de tout espace partisan, luttes de territoires et de positions, chausse-trappes et conflits de pouvoir, voire ici répudiations politiques d’en haut par tweet. Fondé par et pour un chef appuyé sur la fluidité des réseaux sociaux, LFI laisse dans le flou les questions pourtant essentielles de l’institutionnalisation des activités statutaires et programmatiques.

La question du pouvoir se pose dans les deux formations. Il s’agit de deux formations fondées autour de deux hommes qui disposaient chacun d’un capital politique écrasant, par rapport à ceux qui ont été enrôlés dans leur entreprise. C’est d’abord autour d’un nom fait marque, que s’est fait le rassemblement, JLM et EM. Tous les deux ont revendiqué pourtant l’ouverture sur la démocratie participative, au point que l’on a pu styliser ces mobilisations par une formule sans doute trop lapidaire : un chef + Internet. De fait, des communautés charismatiques ont pu se former autour des deux dirigeants, et les formules de fonctionnement au consensus assisté, peuvent autoriser des formes de remise de soi plus ou moins consenties.

La finalité proclamée de ces nouvelles mobilisations, c’est le renouvellement des élites politiques par la mise en cause de la verticalité partisane et la lutte contre la loi d’airain de l’oligarchie pérenne définie par Robert Michels en 1911 dans son ouvrage séminal : « Qui dit organisation dit tendance à l’oligarchie ». Force est de constater que ces nouvelles manières de faire, si elles rompent avec les pratiques des partis installés qu’elles entendent détruire – en refusant les primaires, en renouvelant les formes d’adhésion très fluides et en suscitant des approbations et/ou des contributions programmatiques contrôlées –, n’en sont pas moins problématiques du point de vue de la production et de la distribution du capital politique, très concentré entre les mains du chef.

Les partis après les partis

Parti, pas parti, hors-parti, non-parti. Plus qu’un parti, moins qu’un parti. Nous avons vu qu’en France cette mouvementisation était très contrastée. Comme en Italie où Luigi di Maio de 5 Stelle (Mouvement 5 Étoiles) a acté : « L’âme du Mouvement ne change pas, il devient simplement plus adulte »

On en revient à la question de départ ; c’est quoi un parti ? cette enveloppe ductile qui a pris des formes très différentes selon ceux qui y ont habité des rôles très contrastés.

À un bout de l’axe, un simple sigle, même éphémère, le temps d’une campagne qui donne une seconde identité à celui, celle et ceux qui peuvent s’en prévaloir après avoir conquis par tous les moyens imaginables, des votes et toutes les ressources, y compris monétaires, qui peuvent avoir cours dans une compétition démocratique le droit de parler en son nom. D’ajouter son propre nom, à sa propre image charnelle, un référent collectif, que le porteur de sigle peut certes totalement incarner mais qui le dépasse. Définition minimale : un parti c’est une étiquette, voire une marque, qui a pu être dans le passé une couleur. Une entreprise de conquête du pouvoir.

À l’autre bout une organisation très structurée, une machine, un appareil, une contre-société réputée étanche et intégrée, investie de dispositifs émotionnels et de pratiques politiques, de significations très différentes.

Il n’y aura sans doute pas de retour en arrière dans les démocraties les plus institutionnalisées.

Ce qui est important désormais c’est la représentation des clivages, puisque nombre de formations ont enterré la droite et la gauche pour tenter de construire d’autres traductions et figurations du monde social.

Le mouvement dit des gilets jaunes aura montré à la fois la retenue de tous les partis souhaitant éviter d’être taxés de « récupération » du mouvement, mais aussi leur incapacité à réactiver un imaginaire et une expression renouvelée du monde social. Entre le refus de toute délégation d’un mouvement – « les gilets jaunes » – qui dénie toute autre parole qu’individuelle et particulière, et les propositions de représentation dite mouvementistes, mais aussi celles émanant des partis dits populistes, qui repose sur une délégation au chef « je pense donc tu suis », il doit y avoir la place pour réinventer une structure de conquête (et de gestion ?) du pouvoir politique qui ne soit pas seulement une étiquette et une machine électorale personnalisée.


Michel Offerlé

Politiste, Professeur émérite à l’École normale supérieure