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Soudan : poker menteur à Khartoum ?

Géopolitologue

Au Soudan, depuis la destitution d’Omar el-Béchir le 11 avril, le Conseil militaire contrôle politique le pays. Alors qu’une transition politique vers un pouvoir civil était négocié avec les chefs du mouvement de contestation, le Conseil militaire a suspendu les négociations, intensifiant les mobilisations de protestation à Khartoum. Une contextualisation historique montre combien l’impasse politique et démocratique actuelle résulte d’un pouvoir entretenu entre quelques mains qui s’agitent à cliver les forces de changement.

J’avoue ma perplexité devant l’évolution de la « révolution » soudanaise. Certes, j’ai connu l’intifada populaire d’avril 1985, et les conflits qui ont dévasté le pays, au Sud, dans les monts Nouba, au Darfour [1]. Du Caire à Ndjamena, de Nairobi à Asmara, j’ai fréquenté tout au long de ces décennies les opposants de tout le spectre politique, bien souvent connus durant les années passées à l’Université de Khartoum. L’expérience ne préjuge certes pas de la compétence, mais elle permet d’entrevoir ce qui se joue entre les acteurs dans les moments où l’histoire bascule.

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La première constatation est l’écart entre la ronde joyeuse des commères martelant en chantant leurs casseroles « Nimeiri ma fi, ha nechrab whisky safi ! »[2] en avril 1985, et le bras de fer actuel des jeunes instruits qui tiennent bon, depuis décembre dernier, face à la soldatesque du régime.

À l’époque, le monde était encore partagé en deux camps : Nimeiri, corrompu et inefficace, avait été remercié par George Bush, et sur le chemin de son retour de Washington, les mains vides, il avait été débarqué sans coup férir. L’armée avait pris les rênes avec le général Siwar el Dahab, un gouvernement de technocrates avait été chargé de redresser la situation économique, avant que des élections générales un an plus tard n’amènent au pouvoir un Sadiq el Mahdi, qui pour la seconde fois – après une première expérience de premier ministre en 1965-66 – conduirait le pays à la catastrophe : ses atermoiements à négocier avec la rébellion sudiste conduiraient au coup d’État militaire du 30 juin 1989, quatre ans seulement après la chute de Nimeiri.

Le talon d’Achille du Soudan était en effet la question du Sud : les Sudistes avaient été livrés par les Britanniques sur le départ aux dignitaires enturbannés des confréries du Nord. Ils revendiquèrent dans un premier temps l’indépendance, et obtinrent en 1972 une large autonomie, après déjà de lourds sacrifices ; puis celle-ci leur fut reprise en 1983, dès que la richesse pétrolière fut avérée ; et un nouveau mouvement, le Mouvement pour la Libération des Peuples du Soudan (MPLS), réclamait non plus l’indépendance, mais l’égalité des droits pour tous les groupes marginalisés du Soudan — et non plus seulement le Sud : des Nouba au Darfour, des Nubiens aux Béja de la mer Rouge…

Il y avait dans le régime d’Hassan el Tourabi une vision jacobine, d’unification culturelle forcée et de guerre contre les Chouans.

L’armée intervint alors pour s’assurer de la poursuite de la guerre, source de prébendes et de privilèges, mais aussi et d’abord pour le compte d’un nouvel acteur, le Front National Islamique de Hassan el Tourabi : celui-ci voulait mettre fin au règne des dirigeants conservateurs confrériques, pour leur substituer un régime islamiste moderne, et même néolibéral, à l’heure où l’URSS et avec elle, les régimes nationalistes arabes socialistes et laïcistes, allaient s’effondrer. Le coup d’État militaire devait lui donner le pouvoir, qu’il savait inaccessible par les urnes ; il n’était qu’une étape dans son projet politique et civilisationnel, qui n’était rien moins que la conquête du monde sous la bannière de l’islam, en détrônant les vieilles idéologies séculières occidentales, le capitalisme et le socialisme.

On sait ce qu’il en advint : une dictature effroyable, la guerre à outrance contre tous les mouvements d’opposition armés basés dans les régions périphériques et marginalisées du Sud, du Nil Bleu et des Monts Nouba ; puis après l’amorce d’un règlement de la question du Sud, une insurrection matée dans le sang au Darfour. Il y avait dans ce régime une vision jacobine, d’unification culturelle forcée et de guerre contre les Chouans : l’islam n’y servait qu’à légitimer la répression de toute opposition et d’instrument de la création d’un homo islamicus docile et standardisé.

En même temps, Hassan el Tourabi avait conscience de ce que la domination des tribus de culture arabo-musulmane sur le reste de la population n’était à terme plus tenable. Son projet était ainsi de créer une méritocratie à partir de la jeunesse formée aux métiers et aux pensées modernes, à l’école de l’Occident et de sa déclinaison dans les pays du Golfe, et de donner aux jeunes des peuples périphériques non-Arabes (mais musulmans[3]), une plus large place dans l’État et la société : il fallait élargir la base du régime, alors que la suprématie des gens de la vallée du Nil, les « awlad el balad[4] », était de plus en plus contestée.

Mais Tourabi a été évincé par ses propres créatures, réunies autour d’Omer el Béchir : elles étaient inquiètes de son projet d’exportation de la révolution islamique à l’échelle mondiale ; Khartoum, avec ses Conférences Populaires Arabo-islamiques bisannuelles, était devenu La Mecque des mouvements jihadistes internationaux, de l’Algérie aux Philippines, en passant par la Tchétchénie et la Palestine. La fortune pétrolière qui se profilait à la fin des années 90 faisait pencher de nombreux responsables du régime vers une sécurisation des fortunes acquises, par un rapprochement avec l’Occident. Après la tentative d’assassinat du Président Moubarak en 1995, Oussama ben Laden fut prié de quitter le pays avec sa Qaida en 1996, Carlos avait déjà été livré la France en 1994, dans le cadre d’un échange demeuré mystérieux..

Après l’attaque contre les ambassades américaines à Nairobi et Dar es Salam, suivies du bombardement ordonné par Bill Clinton d’une usine pharmaceutique de Khartoum qui était soupçonnée de servir à la fabrication d’armes chimiques, le 11 septembre 2001 contraignit le régime à accepter la sécession du Sud, après de longues négociations de 2002 à 2005. Les États-Unis l’autorisèrent toutefois en 2003 à mater la rébellion naissante du Darfour qui voulait emboîter le pas à celle du Sud[5] ; mais c’est cette rébellion et sa répression dévastatrice qui ont entraîné la faillite de l’État et donc celle du régime : l’armée a pris la haute main sur les affaires du pays, et s’est appropriée l’essentiel des ressources, 80 % du budget, en partage avec l’appareil de sécurité, le National Intelligence and Security Service (NISS). Celui-ci chargé de la répression de toute opposition, et formé par des instructeurs iraniens, s’est illustré par sa pratique de la torture et par le recrutement de forces supplétives à base tribale, déployées dans les zones de dissidence…

Le contraste est saisissant entre le désir général de changement à l’intérieur du pays, et son rejet à l’extérieur par peur de la contagion démocratique pour l’Égypte et les pays du Golfe, et même les pays occidentaux.

Trente ans plus tard, le pays est en faillite : son économie a été pillée et ses élites, cadres, techniciens, son intelligentsia de qualité, ont émigré dans les pays du Golfe ou en Occident. Les jeunes risquent leur vie pour se trouver un avenir au-delà de la Méditerranée. Le pays dispose pourtant de ressources non négligeables. D’abord dans le domaine agricole, mais les terres fertiles ont été confisquées aux paysans, sous divers artifices juridiques, et sont exploitées par des fermes mécanisées attribuées à des barons du régime ou à des intérêts étrangers. Ensuite, les ressources minières elles aussi attirent les convoitises : devant les hydrocarbures, l’or est devenu la première sources de revenus. Mais il est exploité de façon mafieuse par les militaires et les miliciens qui s’accrochent de ce fait au pouvoir.

Ils peuvent s’appuyer sur les puissants partisans du statu quo sur la scène internationale : le contraste est saisissant entre le désir général de changement à l’intérieur du pays, et son rejet à l’extérieur : peur de la contagion démocratique pour l’Égypte et les pays du Golfe, et même les pays occidentaux, au premier rang desquels la France, hostiles à toute instabilité sur le sol africain, alors que la région a déjà tendance à s’embraser, de la Libye au Yémen. Il est pourtant patent que ce sont les pouvoirs prédateurs et criminels qui sont la première cause d’instabilité au Moyen-Orient comme sur le continent africain. Ils apparaissent malgré cela comme les seuls garants du calme nécessaire à l’exploitation des richesses du continent, et espère-t-on, les remparts de l’Occident contre les appétits chinois, fantasmés ou non.

Mais les forces armées ont aussi leurs contradictions internes : l’armée soudanaise a gardé une dimension professionnelle, même si elle n’a jamais été utilisée que pour réprimer des rebellions à l’intérieur des frontières. Elle est dans une certaine mesure moins influencée par les préjugés ou le favoritisme ethno-tribal que l’administration, l’avancement s’y fait au mérite et à la compétence : l’implantation de commissaires politiques islamistes dans les unités n’a jamais réussi à briser l’esprit de corps et un sentiment national, ainsi que des passerelles familiales, tribales, régionales avec le monde civil.

C’est pour cette raison qu’elle a été doublée d’organes plus malléables ou plus fidèles, en tous cas plus idéologiques et plus brutaux : ce furent d’abord les Forces de Défense Populaire, chair à canon qui fut mal appréciée par les officiers, puis les janjawids, recrutés et financés par le NISS, dont sont issus également les Rapid Support Forces, sans parler des Gardes-frontières, et d’autres corps spécialisés, affiliés à tel ou tel responsable. Le régime a ainsi divisé pour régner, favorisant des carrières parallèles comme celle de Moussa Hilal, chef du clan Umm Jalloul des chameliers arabes Mahamid du Darfour-Nord, qui prit la tête des Janjawids, avant d’être évincé lorsqu’il devint trop gourmand – et après être devenu le gendre d’Idriss Déby, le président du Tchad, lui-même Zaghawa de la famille du sultan de Tiné.

Ce qui se joue au sein des forces armées, c’est la prééminence entre un corps professionnel conscient de ses responsabilités nationales, et des soldats de fortune uniquement motivés par l’appât du gain.

Mais si Moussa Hilal est un chef de tribu « noble », sa créature Hemedti, aujourd’hui vice-président du Comité Militaire de Transition, n’est qu’un modeste fils de la tribu nomade des Rizeigat, des éleveurs de bovins du Darfour central. Lui non plus n’est pas passé par une Académie militaire, n’a aucun grade officiel, mais des troupes qui lui sont soumises. Il a ainsi la faveur de l’Arabie saoudite, à laquelle il fournit des hommes pour la guerre au Yémen, en échange de subsides[6]. Ce qui se joue aujourd’hui au sein des forces armées, c’est donc la prééminence entre un corps professionnel, conscient de ses responsabilités nationales, et des soldats de fortune, originaires de la lointaine région du Darfour, et uniquement motivés par l’appât du gain.

Du côté des civils, on voit émerger à nouveau des groupes et des individus plus ou moins organisés au sein des organisations professionnelles, ou de groupes de pensée laïques, compétents et dévoués à la chose publique, tandis que les forces traditionnelles — Mahdiya et Khatmiya, et leurs expressions politiques, les partis Oumma et Democratic Unionist Party (DUP), restent en retrait. Ces forces traditionnelles ont-elles conservé leur base, après tant d’années d’absence de la scène politique, tant d’échecs aussi, et l’ouverture de la société et de la jeunesse soudanaise sur le monde, à travers l’émigration, l’éducation et les réseaux sociaux ? Des élections permettraient de faire un état des lieux, à défaut d’enquêtes d’opinion.

Mais il est à craindre qu’elles aient conservé leur capacité de nuisance, à travers les réseaux qui, entre confréries et tribus, maillent la société soudanaise. Leur intérêt est cependant qu’elles atténuent les tensions et les clivages régionaux, ethniques, etc. Il semble qu’aujourd’hui, les forces « de progrès » jeunes, éduquées, urbaines, affranchies de toute allégeance héritée, tiennent la rue et galvanisent le reste de la population. Mais qu’en est-il des campagnes, du pays profond, où les structures ancestrales se sont peut-être mieux maintenues, et pourraient être mobilisées au service d’un retour à l’ordre, adouci de versements d’argent du Golfe ?

L’invocation soudaine de la grande absente des débats, la place de l’islam dans le système juridique, est un coup de semonce préoccupant. Le fait que la question de la charia n’ait pas été évoquée jusqu’à présent montre qu’elle ne figure pas au premier rang des préoccupations populaires. Mais la mise en demeure du respect d’une charia pourtant imposée en 1983 par un charlatan trouble, Abou Gurun,  qui avait pris l’ascendant sur un Nimeiri vieillissant, est le signe d’une volonté de cliver les forces de changement sur un sujet symbolique et d’autant plus sensible.


[1] En mission auprès des réfugiés ougandais pour Médecins sans frontières (1983), à l’hôpital d’Aweil (2011), au camp de réfugiés nouba de Yida (2013). En mission d’étude de projets de développement agricole pour la Communauté européenne (1983-1986, 1995), puis comme conseiller politique et juridique de la Joint Military Commission chargée de la mise en oeuvre d’un cessez-le-feu (2002). Puis en mission humanitaire lors de la famine de 1984-85, puis en mission exploratoire pour MSF en 2004, et comme expert humanitaire et coordinateur du groupe d’experts du Conseil de Sécurité des Nations Unies pour le Soudan, en 2006.

[2] « Nimeiri n’est plus là, on va boire du whisky pur ! »

[3] Il édicta une interprétation selon laquelle tout Musulman qui se rebellerait deviendrait ipso facto un apostat et mériterait la mort ; ce fut le sens du jihad décrété à l’encontre des monts Nouba en 1992 mais aussi la base de la condamnation à la pendaison en 1985 du leader des « Frères Républicains », Mahmoud Mohamed Taha, le « Gandhi soudanais ».

[4] « Les enfants ou fils du pays », soit les héritiers ou les maîtres, avec une connotation ethnique et raciale

[5] Abdelwahid Mohamed Nour, fondateur du mouvement rebelle du Darfour, le « Darfur » puis « Sudan Liberation Movement », raconte que, demandant à Omer el Béchir le même traitement que celui qu’avait obtenu le Sud, s’entendit répondre : « ils se sont battus pendant vingt ans, tu n’as qu’à faire pareil ».

[6] Il se vantait récemment devant la presse d’avoir reçu 54 millions de dollars en échange de ces soldats, qui eux, ne perçoivent rien de ce qui leur est promis à l’engagement.

Marc Lavergne

Géopolitologue, Directeur de recherche au CNRS

Notes

[1] En mission auprès des réfugiés ougandais pour Médecins sans frontières (1983), à l’hôpital d’Aweil (2011), au camp de réfugiés nouba de Yida (2013). En mission d’étude de projets de développement agricole pour la Communauté européenne (1983-1986, 1995), puis comme conseiller politique et juridique de la Joint Military Commission chargée de la mise en oeuvre d’un cessez-le-feu (2002). Puis en mission humanitaire lors de la famine de 1984-85, puis en mission exploratoire pour MSF en 2004, et comme expert humanitaire et coordinateur du groupe d’experts du Conseil de Sécurité des Nations Unies pour le Soudan, en 2006.

[2] « Nimeiri n’est plus là, on va boire du whisky pur ! »

[3] Il édicta une interprétation selon laquelle tout Musulman qui se rebellerait deviendrait ipso facto un apostat et mériterait la mort ; ce fut le sens du jihad décrété à l’encontre des monts Nouba en 1992 mais aussi la base de la condamnation à la pendaison en 1985 du leader des « Frères Républicains », Mahmoud Mohamed Taha, le « Gandhi soudanais ».

[4] « Les enfants ou fils du pays », soit les héritiers ou les maîtres, avec une connotation ethnique et raciale

[5] Abdelwahid Mohamed Nour, fondateur du mouvement rebelle du Darfour, le « Darfur » puis « Sudan Liberation Movement », raconte que, demandant à Omer el Béchir le même traitement que celui qu’avait obtenu le Sud, s’entendit répondre : « ils se sont battus pendant vingt ans, tu n’as qu’à faire pareil ».

[6] Il se vantait récemment devant la presse d’avoir reçu 54 millions de dollars en échange de ces soldats, qui eux, ne perçoivent rien de ce qui leur est promis à l’engagement.