Littérature

Un monde à rebâtir – à propos de L’affaire La Pérouse d’Anne-James Chaton

Critique

« A-t-on des nouvelles de Monsieur de La Pérouse ? » Cette question sans réponse finit une vie (celle de Louis XVI) et finit un monde (l’Ancien Régime), mais fait commencer l’écriture : à partir de cette épigraphe Anne-James Chaton initie une sorte d’enquête littéraire à la recherche du grand explorateur français, dont les restes n’ont jamais été retrouvés.

Que faire de nos restes, de nos déchets ? Que faire de notre culture, de notre civilisation ? Ces questions sont systématiquement esquivées par nos gouvernements et leurs protestataires – miniaturisées jusqu’à la molécule (le CO2), déguisées de contraintes économiques ou barbouillées d’éloquence écologique, neutralisées par des taxes. Elles sont pourtant très actives dans la création contemporaine : les écritures les plus vives s’emploient continument à renouveler l’oxygène que nous respirons, à travers des opérations de récupération, de déplacement, de retraitement des déchets.

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Cantonnière du quotidien, Clémentine Mélois ramasse par terre des listes de commissions pour préparer un roman de papiers froissés : abîmées et salies, ces listes abandonnées sont les cellules primaires qui serviront à la mise en culture de ses personnages. Historien et archiviste de l’éphémère et du presque rien, Philippe Artières découpe en 2016 des petites annonces publiées en 1980, dans le supplément à Libération du samedi, puis il sépare ces bribes et les rassemble par « collages subjectifs » – sous forme de miettes (1).

Sollicitée pour une exposition à Saint-Étienne en 2006, Valérie Mréjen découpe des images dans les catalogues  périmés de vente par correspondance d’une manufacture disparue en 1985 (Manufrance) pour faire un film (Manufrance, 2006) ; elle découpe des noms dans des annuaires téléphoniques qui n’existent plus non plus pour faire un livre, elle manipule des cartes postales démodées pour faire une exposition. Photogramme par photogramme, Éric Rondepierre examine en cinémathèque des bobines de films pour en photographier les accidents ou les dégradations par le temps ; passe-t-il de la table de montage à l’ordinateur ? Chairs corrompues et couleurs bavées, ce sont d’étranges maladies qui sont photographiées entre les images, soustraites au film pour lui faire raconter ce que leur succession bien portante ne dira jamais.

C’est par des techniques mixtes que se définit la manière qu’a Anne-James Chaton de déranger les pratiques culturelles pour les refaçonner.

Arpenteur de la grande ville, depuis un demi-siècle Didier Blonde y prélève des détails restés (un nom, une image, une légende, des adresses, une figurante) pour refaire autrement les histoires que nous connaissons tous, et nous offrir ce luxe de penser que tout est à repenser. Plus généralement, il faudrait aussi se pencher sur la façon dont s’écrit ou se ré-écrit aujourd’hui le cinéma systématiquement : de Jean-Paul Manganaro à Marie de Quatrebarbes, d’Olivia Rosenthal à Bruno Sagnard… Écrivain, plasticien et performeur, 20 ans de production ont imposé Anne-James Chaton comme un acteur important de ce travail formel : c’est par des techniques mixtes que se définit sa manière à lui de déranger les pratiques culturelles pour les refaçonner.

Discrète et colossale, son œuvre vient de s’augmenter d’un livre intitulé L’Affaire La Pérouse : ce n’est pas un poème, ce n’est pas un roman, ce n’est pas un essai, mais un livre merveilleusement dégénéré – dont il serait facile de dire qu’il contient tous les autres genres et beaucoup d’autres livres. C’est de cette dégénération qu’il sera question ici. Le texte s’ouvre sur une citation de dictionnaire des citations : « A-t-on des nouvelles de Monsieur de La Pérouse ? » Cette question sans réponse finit une vie (celle de Louis XVI) et finit un monde (l’Ancien Régime), mais fait commencer l’écriture : à partir de cette épigraphe l’artiste compose une sorte d’enquête à la recherche du grand explorateur français La Pérouse, dont les restes n’ont jamais été retrouvés – le moment était venu de s’y mettre sérieusement.

Le travail d’Anne-James Chaton consiste d’abord à déployer les cartes, en ouvrant récits de voyages, dictionnaires et encyclopédies : dans son livre il y a beaucoup de mots, beaucoup de choses, d’espaces et de noms propres. Mais tous ces éléments, l’auteur commence par les dé-capsuler : tous les citations du monde connu sont délivrées de leur environnement naturel, c’est-à-dire culturel, et sur la plage de Robinson Crusoé de cet éparpillement l’écrivain fait l’inventaire, en dressant des listes.

Casser les vieux assortiments pour les refaire autrement : c’est ici que l’aventure commence. Afin de « délivr[er] des réponses inédites » à une « interrogation vieille de plus de deux siècles », Anne-James Chaton construit une prodigieuse machine à écrire : déployant des « aperçus », des « hypothèses » et des « interrogatoires », le texte incorpore tous les éléments disloqués de notre culture – pour les faire participer au voyage.

Mosaïque ? réseau ? récit ? série ? les termes propres ne suffisant pas, quelle métaphore choisir ? Pour décrire le dispositif, il faudrait imaginer que Georges Perec, Raymond Queneau, Raymond Roussel, etc. ont fait équipe avec Louis-Antoine de Bougainville, Daniel Defoe, Hermann Melville, Robert Louis Stevenson, Jules Verne, sous la direction d’une professionnelle du mensonge et de la vérité – mettons Agatha Christie (qui contribue de fait activement à l’enquête). Ainsi est-il donné au lecteur de reparcourir le monde connu en énumérant ses charmes et en examinant ses risques – n’oublions pas que c’est d’une disparition qu’il s’agit.

Le modus operandi de ce texte peut faire penser à quelque technique oulipienne mécanique et désincarnée, mais l’auteur s’emploie aussi à nous solliciter personnellement.

Voilà pour la méthode : qu’en est-il des profits de cette lecture ? D’abord il faudrait dire que le dépaysement des données culturelles provoque un indescriptible effet de première fois : chacun forcément reconnaîtra des objets et des lieux, des livres et des films, des personnes et des personnages, mais ré-agencés autrement. La triple opération de découpage-déplacement-montage réorganise notre monde : ses éléments dételés des récits officiels sont remis au conditionnel dans la machine à écrire d’Anne-James Chaton. Ainsi décrit, le modus operandi de ce texte peut faire penser à quelque technique oulipienne mécanique et désincarnée, mais l’auteur s’emploie aussi à nous solliciter personnellement, c’est-à-dire physiquement : cet effet, décisif à la lecture, est plus difficile à analyser mais essayons.

La mise en forme du texte constitue des séries rythmiques, et des séries acoustiques très calculées – de sorte que les images du monde que nous parcourons sont provoquées autant par la respiration, les cadences et les sonorités que par les mots eux-mêmes de la phrase ou de la liste. Mais il faut ajouter que les séries fonctionnent aussi visuellement – j’entends par là que la page est à regarder autant qu’à lire : délivrée de l’organisation en paragraphe ou en strophe qui discipline habituellement la lecture des romans et des poèmes, la page est traitée comme une surface de suggestion-figuration participant de la dimension physique de notre expérience de l’œuvre. Souvenons-nous qu’Anne-James Chaton est performeur : le travail éditorial est fait de sorte que son écriture continue d’impliquer notre corps en sollicitant notre liberté.

Concrètement, la dé-linéarisation partielle du texte a cette conséquence sur la page : le lecteur bénéficie de certains effets sonores et rythmiques sans en avoir encore lu un mot. J’aimerais terminer cette incitation sur ce qui me semble le plus délicatement subversif dans l’écriture d’Anne-James Chaton : l’usage poli qui est fait de la grammaire française et de son lexique participe d’une diction légèrement désencrée dont la force lavante est celle des alcools les plus purs ou des eaux les mieux déminéralisées. Le monde nous est redonné immense, propre et neuf — reste à le bâtir.

Anne-James Chaton, L’affaire la Pérouse, éditions P.O.L, avril 2019, 160 pages.

(1) voir aussi Des Routes, Accrochages (Paris, Pauvert, 2018), ou encore Rêves d’histoire, pour une histoire de l’ordinaire (Paris, Les Prairies ordinaires, collection « essais », 2006 ; repris aux éditions Gallimard, collection « verticales », 2014.).


Jean Cléder

Critique, Maître de conférences en littérature générale et comparée à l'Université Rennes 2

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