Politique

Changement de donne politique en Nouvelle-Calédonie

Anthropologue

Alors que le scrutin référendaire du 4 novembre 2018 avait été largement gagné par les loyalistes, ces majoritaires sur l’ensemble du pays se retrouvent après les récentes élections provinciales minoritaires au sein du Congrès de la Nouvelle-Calédonie. La même mésaventure pourrait bien se prolonger à leur encontre si le Congrès, dans un vote prévu le 13 juin, porte à la présidence du Gouvernement de la Nouvelle-Calédonie à nouveau un indépendantiste.

L’accord de Nouméa, signé en mai 1998 par l’État, le loyaliste Rassemblement pour la Calédonie dans la France (RPCR) et par l’indépendantiste Front de Libération National Kanak Socialiste (FLNKS), avait prévu plusieurs référendums devant décider d’un statut définitif pour la Nouvelle-Calédonie. Le corps électoral appelé aux urnes étant réduit aux personnes arrivées avant 1994 et à leurs descendants, c’est-à-dire à la population matériellement et moralement concernée par l’avenir du pays.

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Au terme d’un important transfert de compétences de la France vers cette collectivité sui generis d’Outre-Mer, il s’agissait d’interroger sa population quant à savoir si elle souhaitait ou non accéder à la pleine souveraineté en exerçant les compétences régaliennes (Justice, Défense, Monnaie, Affaires Étrangères, Police) encore aux mains de l’État français. La première de cette consultation référendaire s’est tenue le 4 novembre 2018 : le non à l’indépendance l’a emporté avec 57,7% des voix, le oui indépendantiste recueillant 43, 3% des suffrages.

Paradoxalement cette victoire électorale a déçu les loyalistes qui pensaient écraser leurs adversaires d’un rejet massif de leurs espérances et tourner ainsi définitivement la page d’une éventuelle indépendance de la Nouvelle-Calédonie. Mais les indépendantistes avaient su largement se mobiliser obtenant un assentiment à leur projet d’émancipation au-delà même de la seule composante kanak de leur mouvement. S’est ainsi ouvert aux partisans d’un nouvel État l’espoir d’une victoire lors des prochains référendums qui doivent se tenir en 2020 et/ou 2022.

Les élections provinciales du 12 mai 2019 dernier ne pouvaient qu’être pensées par les acteurs politiques et leurs mandants en regard du scrutin du 4 novembre 2018. Comme il fallait s’y attendre, l’électorat loyaliste intransigeant s’est regroupé autour de L’Avenir en confiance, parti fédérant pour la circonstance plusieurs mouvements concurrents mais prônant chacun une Calédonie seulement française.

En réaction aux résultats du 4 novembre, cette formation radicalisée s’est braquée contre tout débat avec les indépendantistes ; tandis qu’une certaine ouverture était prônée par d’autres loyalistes, plus modérés et rassemblés de longue date dans le parti Calédonie ensemble.

Porté par Sonia Backès, le discours de L’Avenir en confiance consistant à marteler « la Calédonie c’est la France et pas de discussions avec les indépendantistes » a attiré en Province Sud 29, 35 des suffrages des Calédoniens, les autres formations s’affichant loyalistes portant la victoire à 49, 03 % des voix : 5,2% pour l’Éveil Océanien et 14,48 % pour Calédonie ensemble.

Les propositions plus nuancées du leader de ce parti, Philippe Gomès, resté pour sa part toujours attentif à des discussions avec les indépendantistes, ont été ainsi désavouées par l’électorat de la Province sud. Celle-ci, dominée par Nouméa, est ainsi passée sous le contrôle d’Avenir en confiance beaucoup moins enclin au dialogue. Au Congrès de la Nouvelle-Calédonie composé de 54 membres, ce parti a obtenu 18 sièges et son concurrent loyaliste 7, soit 25 sièges en tout pour les anti ou non-indépendantistes.

Pour leur part, les indépendantistes, tous partis confondus, ont obtenus 26 sièges, gagnant un siège par rapport à la précédente mandature.  Mais la vraie nouveauté de ces élections provinciales est d’abord venue d’une jeune formation, L’Éveil océanien, qui a mobilisé les Français originaires d’un autre territoire d’Outre-Mer d’Océanie, Wallis et Futuna, et venus s’installer en Nouvelle-Calédonie à partir des années 1960. Trois d’entre eux sont entrés au Congrès.

Ensuite, tout en se réclamant du camp loyaliste ce nouveau parti a développé un discours très critique sur les inégalités sociales et économiques qui, il est vrai, détruisent le lien social en Nouvelle-Calédonie. Enfin, en se posant en progressistes pro-français mais « faiseurs de démocratie », les membres élus de l’Éveil océanien ont accordé leurs trois voix à Roch Wamytan, candidat des indépendantistes à la présidence du Congrès lui permettant donc d’accéder à ce poste, avec 29 voix contre 25.

Si les partis indépendantistes et l’Éveil océanien prenaient le contrôle du Gouvernement, les loyalistes se retrouveraient en situation de faiblesse dans les deux principales institutions dirigeantes de la Nouvelle-Calédonie.

Ainsi, alors que le scrutin référendaire du 4 novembre 2018 avait été largement gagné par les loyalistes, ces majoritaires sur l’ensemble du pays se retrouvent-ils aujourd’hui minoritaires au sein du Congrès de la Nouvelle-Calédonie. La même mésaventure pourrait bien se prolonger à leur encontre si le Congrès, dans un vote prévu le 13 juin, porte à la présidence du Gouvernement de la Nouvelle-Calédonie à nouveau un indépendantiste.

Cette institution, composée au maximum de onze ministres nommés par son président, met en œuvre les orientations du Congrès et travaille en relation avec l’État français et son Haut-Commissaire mais dispose in fine de son autonomie de décision. Si les partis indépendantistes et l’Éveil océanien prenaient le contrôle du Gouvernement, les loyalistes pourtant gagnants dans les urnes, se retrouveraient en situation de faiblesse dans les deux principales institutions dirigeantes de la Nouvelle-Calédonie.

Mais il ne s’agit là que d’une hypothèse maximaliste, tant les alliances au sein du Congrès peuvent être fluctuantes et parfois contre nature. Quelle que soit l’issue de ce challenge, objet d’intenses tractations, cette situation constitue un événement historique pour la Nouvelle-Calédonie, une conjoncture tout à fait nouvelle qui réactive avec force le processus de décolonisation engagé il y a trente ans.

L’entrée en lice de la communauté wallisienne et futunienne et son succès immédiat questionnent de plein fouet les modalités selon lesquelles la présence française dans l’archipel s’est construite depuis la fin de la seconde guerre mondiale.

La marginalisation de la population autochtone, dès la prise de possession de l’archipel par la France en 1853, s’est accompagnée d’une importation de main d’œuvre. Indochinois, Japonais, Javanais, Malabars. Chaque communauté est ainsi venue grossir les rangs des travailleurs dans les mines de nickel ou chez les colons éleveurs et agriculteurs.

Ces migrants ont été largement soumis à une gestion publique et privée hiérarchique et autoritaire tout entière centrée sur les bénéfices que l’État et les compagnies privées pouvaient tirer de cette situation. Mais, à partir de 1950, l’accès progressif de l’ensemble des Calédoniens à la citoyenneté française a ouvert des espaces de contestation, tant et si bien qu’en 1958, un mouvement progressiste tiré par l’Union Calédonienne a remporté les élections et ainsi constitué une majorité à l’Assemblée territoriale (l’actuel Congrès).

On se souvient qu’alors les partis loyalistes avaient investis l’assemblée par la violence, jetés des élus en prison et fait annuler les élections. De Gaulle laissa filer ce déni de justice, dans le souci de développer un programme d’essais nucléaires en Polynésie et de préserver la mainmise française sur le nickel. Puis le gouvernement dirigé par Pierre Messmer s’efforça de conforter la communauté française de Nouvelle-Calédonie en favorisant l’expatriation de cadres et employés métropolitains (« planter du Blanc ») et l’arrivée de travailleurs du nickel en provenance de Wallis et Futuna.

Cet archipel polynésien, situé à près de 2000 km à l’est de la Nouvelle-Calédonie, a été découvert et peuplé depuis environ 700 ans avant notre ère par des navigateurs en provenance des archipels voisins, l’arrivée des Européens ne remontant qu’à 1767. Wallis et Futuna deviennent un Territoire français d’Outre-Mer par la loi du 29 juillet 1961, tout en conservant leur organisation coutumière fortement christianisée, particulièrement hiérarchique, structurée et vivante jusqu’à aujourd’hui.

Des phénomènes migratoires importants eurent lieu dans les décennies 1950-1970 : nombreux sont les Wallisiens et Futuniens qui décidèrent alors de quitter leur île pour des raisons économiques. Ils s’installèrent surtout en Nouvelle-Calédonie où leur nombre est à présent plus important qu’à Wallis et Futuna même. Actuellement en Nouvelle-Calédonie cette population compte 22.000 membres et figure démographiquement en troisième position (8,2 %) après les Kanak et les Européens.

C’est à ces polynésiens enracinés de plus fraîche date en Nouvelle-Calédonie que l’Éveil océanien s’est adressé lors des élections provinciales du 12 mai. Ce jeune parti a tout à la fois exigé une reconnaissance équitable de leur spécificité culturelle et dénoncé les conditions de vie d’une majorité de Wallisiens et de Futuniens de Nouvelle-Calédonie.

La population de cet autre Territoire d’Outre-Mer a été en effet, comme le souligne l’un des représentants de l’Éveil océanien, « instrumentalisée politiquement et majoritairement par les partis loyalistes depuis plus de 30 ans », à savoir traitée comme un réservoir de main d’œuvre et une garde rapprochée de leurs principaux employeurs calédoniens. Mais à ce calcul n’était associée aucune reconnaissance particulière envers ces autres Océaniens. Mal logés, mal payés, ignorés quant à leurs traditions, les Wallisiens et les Futuniens de Nouvelle-Calédonie ont eux aussi enduré une politique cynique qui les manipulait dans l’intention de les opposer aux Kanak et de contrer en cela les revendications de ces derniers.

Les élections provinciales du 12 mai 2019 ont fait éclater au grand jour l’histoire douloureuse des Wallisiens et Futuniens immigrés dans un autre pays français d’Outre-Mer. L’Éveil océanien a d’ailleurs centré tout son programme sur la question des inégalités et de la reconnaissance, mettant ainsi en cause le système économique inégalitaire qui s’est imposé de longue date en Nouvelle-Calédonie. « C’est pour essayer de rendre la dignité à notre communauté, mais aussi aux Calédoniens », insiste Milakulo Tukumuli, que l’engagement politique autonome des Wallisiens et Futuniens s’est fait jour récemment.

Ce renouveau électoral du 12 mai 2019 a aussitôt ouvert en Nouvelle-Calédonie un débat animé sur l’histoire océanienne de l’archipel. Les indépendantistes kanak se félicitent de renouer avec leurs frères polynésiens de Wallis et Futuna en insistant sur les voyages et les échanges interinsulaires dans tout le Pacifique avant l’arrivée des Européens au XIXe siècle.

S’ouvre une phase nouvelle de l’histoire du caillou qui peu à peu, pourrait-on dire, retrouve son acte de naissance.

Ainsi Roch Wamytan, après avoir été élu président du Congrès, a-t-il recadré l’histoire de la Nouvelle-Calédonie en insistant sur son héritage pluriel, à savoir « kanak, océanien, républicain et chrétien » ; et Milakulo Tukumuli, l’un des leaders de L’Éveil océanien d’abonder en ce sens : « le mot « océanien », il faut le prendre au sens large, dans la mesure où tous les Calédoniens qui vivent en Nouvelle-Calédonie, pour moi, ce sont des Océaniens, pas au sens ethnique, mais « l’océanitude », c’est plutôt une manière de vivre ».

L’époque durant laquelle Jacques Lafleur, leader des anti-indépendantistes dans les années 1970-1990, pouvait encore affirmer « je ne voudrais pas que le Nouvelle-Calédonie devienne un pays d’Océanie », est bien révolue. S’ouvre en effet une phase nouvelle de l’histoire du caillou qui peu à peu, pourrait-on dire, retrouve son acte de naissance, c’est-à-dire son histoire pluriséculaire.

La prise en compte du temps long rapporte de fait la présence française à une courte période et donc la relativise. Il est clair aujourd’hui que l’avenir politique de la Nouvelle-Calédonie et l’élaboration d’un destin commun à toutes les composantes de sa population seront proportionnels à l’acceptation des Européens locaux de se penser comme des Océaniens d’origine française, sans plus.

 


Alban Bensa

Anthropologue, Directeur d'études à l'EHESS