Exposition

« Un barbare en Europe » – Dubuffet au Mucem

Ecrivain, critique

Jean Dubuffet, artiste clivant et insaisissable, inventeur d’une pensée nouvelle de l’art explosant les cloisons entre art, sciences humaines, psychiatrie ou artisanat ouvra de nouvelles voies de créations. Dans une exposition interrogeant le barbare, le Mucem nous fait naviguer entre ses œuvres pour nous donner à comprendre la démarche singulière d’un artiste-chercheur dont la portée est toujours actuelle.

Qu’est-ce qu’un barbare ? Au(x) sens étymologique(s) et dans son origine grecque, le mot signifie étranger, et ce dernier se qualifierait par le fait de n’être pas civilisé, ou civil, c’est-à-dire de ne pas connaître la langue et la culture d’un territoire, ni ses modes et règles de pensée, ou de ne pas en avoir la citoyenneté.

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Pour autre occurrence, plus tardive, Montaigne écrivait dans ses Essais : « Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage. » C’est ainsi le fait de civilisations étrangères, et incompréhensibles les unes aux autres, divergentes, diverses, de sensibilités, logiques, attitudes, cultures, différentes. Qui se méconnaissent. S’ignorent. C’est-à-dire sont ignorants du savoir de l’autre. Hors du territoire propre. On pourrait parler de localités désarticulées, et c’est d’ailleurs par une incompréhensibilité de l’articulation de la langue inconnue que les grecs désignaient ce qui est barbare, ou étranger, à leur idiome, un babil « d’inanité sonore », pour citer Mallarmé, une altérité dialogique, ou une autre logique, qui, d’inaccessible est considérée comme inexistante, et comme un fait d’inculture.

Et l’on peut saisir là les dérives du terme, d’incivilisé à sauvage (ce dernier mérite aussi commentaire quant à ses conceptions, on y reviendra), et passant par bien d’autres caractéristiques de dénigrement, justifiant des démarches conçues comme humanistes et civilisatrices, qui ne furent que conquêtes et ordres impérialistes à travers l’histoire. Pour le philosophe Walter Benjamin, telle est la barbarie, s’agissant des formes culturelles absentes de l’histoire, disparues et liquidées, « car il n’est pas de témoignage de culture qui ne soit en même temps un témoignage de barbarie ». Cultures subalternes ? Insignifiantes ? Non officielles. Hors catégories. Mineures ? A-territoriales, ou déterritorialisées, selon le concept de Deleuze et Guattari ? Ou non instituées, ni instituantes.

Ce sont à celles-ci que Dubuffet s’est intéressé, et dont il renversa la valeur – on évoque d’ailleurs son « nihilisme actif » – au nom de l’art et de l’invention, en inventant lui-même la notion d’Art Brut, faisant « Honneur aux valeurs sauvages » face à l’« Asphyxiante culture », constituant son œuvre, ou plutôt l’« ouvrage » de cet « homme du commun », dans une variété de formes et de références, de collaborations et d’explorations. Dubuffet a recherché les « altérités artistiques », l’« invention singulière qui résiste aux catégorisations », tantôt aux bords des valences sociales, de la normativité, si ce n’est de la normalité, tantôt « aux franges de l’art occidental ».

« À l’heure du bouleversement que vit l’Europe du XXe siècle, province du monde parmi tant d’autres, l’artiste croit mordicus que c’est aux racines de la culture qu’il s’agit de travailler pour pouvoir la transformer en profondeur. Et l’art – qui s’adresse à l’esprit – est le véhicule qui permet d’agir, à la manière d’une image spéculaire ou déformante, sur toute conception que l’on se fait du bien-fondé, de l’immuable, du permanent, et c’est en ce sens qu’il est vecteur de transformation. Car l’art fabrique de la valeur et, chemin faisant, transforme la culture ». Comme l’écrivent Isabelle Marquette et Baptiste Brun dans, les commissaires de l’exposition « Jean Dubuffet : Un Barbare en Europe », dans  le chapitre « Portrait de Jean Dubuffet en anthropophage » du catalogue officiel de l’exposition du Mucem, tel était l’activisme débordant du peintre, sculpteur, auteur, collectionneur, et fondateur de l’Art Brut.

Étranger, inculte, incivil, telle peut être l’altérité radicale, impénétrable, et dont le poète Victor Segalen écrivait qu’il fallait se réjouir.

« Jean Dubuffet, un barbare en Europe » ? L’explicitant distinctement et brillamment, c’est d’ailleurs en référence au titre du poète Henri Michaux, qui fut son ami, que les commissaires ont nommé cette exposition. « Un barbare en Asie » est le récit désavoué, presque renié ou abjuré (si la signification n’en était pas si religieuse), des découvertes lointaines (orientales sans qu’il soit orientaliste) de Michaux dans les années trente et qu’il commentera quelques décennies après par : « Ici, barbare on fut, barbare on doit rester ». Rendant ainsi son sens initial au mot, qui est celui d’étranger.

Étranger, inculte, incivil, telle peut être l’altérité radicale, impénétrable, et dont le poète Victor Segalen écrivait qu’il fallait se réjouir plutôt que de vouloir asgsimiler les cultures, les mœurs et les peuples. Qu’en est-il de cette altérité dans le rétrécissement progressif du divers accompli par la globalisation ? Qu’en est-il de sa perception, de son acceptation, en tant qu’étrangeté même ? Qu’en est-il de méthodes, de règles, d’arts, de sciences, diversifiés ? Qu’en est-il du vulgaire, au sens de vernaculaire, du commun, au sens de populaire ? Du banal, de l’excentrique, à défaut de l’exotique. Qu’en est-il du sauvage, et quelle en est la valeur ?

Dubuffet lui faisait honneur et Lévi-Strauss consacra une grande part de sa recherche scientifique à cette dimension de l’homme, et à sa part spirituelle. Dans ce même catalogue, « Art Brut » et « pensée sauvage » sont mis en regard par Vincent Debaene, évoquant des connivences entre les deux notions, ce par les différences et continuités qu’elles opèrent entre archaïsme et modernité, bricolage et ingénierie, concret et abstrait, interrogeant et renversant les constructions de la civilisation occidentale, la prépondérance de la pensée scientifique et de l’universalisme, Dubuffet étant en quête d’« une autre pensée » et d’une culture nouvelle.

En proposant cette exposition, le Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée réaffirme son positionnement, revisitant, et nous faisant visiter, une autre histoire de l’art et de la culture, de leurs catégories, entreprise notamment depuis le XXe siècle par des artistes, poètes, anthropologues, ethnologues, archéologues, et tous genres d’explorateurs, ou encore d’amateurs, tendant à ouvrir les sens : la sensibilité autant que la signification. Et à relativiser autant que réévaluer les situations, les œuvres, leurs lieux, leurs statuts… Et ceux qui les ouvragent.

En effet, l’œuvre de Dubuffet – comprenant sa propre création mais aussi, et il faut le souligner, des collections, notamment celle qu’il constitua via la Compagnie de l’Art Brut, des collaborations, de nombreux textes manifestes, ceci n’étant pas un bazar accumulateur mais le fondement et la cohérence de ses recherches – en est exemplaire, faisant rupture avec les normes officielles de la culture et « ses corps constitués », renonçant à l’académisme artistique, dans la continuité des avant-gardes, faisant fi des systèmes, faisant fête à l’invention.

Car, mettait-il en garde dans L’homme du commun à l’ouvrage : « La fonction de l’artiste est capitalement celle d’un inventeur. Des inventeurs il y en a plus qu’on ne croit. Mais le caractère d’un art inventé est de ne pas ressembler à l’art en usage et par conséquent (…) de ne pas sembler être de l’art ». Au public possible de cet art discret ou modeste, « banal », « ordinaire », « commun », à percevoir ou apercevoir, Dubuffet engageait : « Portez vos yeux attentivement non plus sur ce qui a l’air d’être de l’art (…) et pourtant est prêt à le devenir si vous savez le faire fonctionner : devenez inventeurs des inventions ! »

Critique inlassable de la culture et de ses institutions, Dubuffet réorienta aussi les définitions et l’exercice de l’art, brutalisant ses hiérarchies, reconfigurant sa généalogie, s’agissant de réfuter la terminologie d’art primitif tout autant que de l’absorber dans la modernité, ou encore de distinguer un art des fous différant d’une norme, celle-ci étant toute relative. « Il n’y a pas plus d’art des fous que d’art des dyspeptiques ou des malades du genou ». Ces « autres cheminements » de l’art, traçant « librement leur parcours dans les immenses territoires que la grand-route de la culture a laissé péricliter au point d’oublier qu’ils existent », écrivait Dubuffet dans « Place à l’incivisme ».

Ces « positions anticulturelles », ou postures profanes, ses explorations de l’altérité autant que de la quotidienneté, du désert saharien au métro parisien, des hauts murs des villes aux éléments souterrains, du proche et du lointain, des figures abstraites aux matériaux bruts (ou presque car l’outil y a sa présence et sa trace, et « l’art doit naître du matériau et de l’outil », de leur lutte, et ainsi « l’homme doit parler mais l’outil aussi et le matériau aussi »), valurent à Dubuffet des amitiés, des échanges et des coopérations nombreuses et diverses : avec, parmi ceux-ci, des auteurs comme Paulhan ou Breton, des artistes comme Artaud ou Chaissac, des anthropologues, comme Lévi-Strauss ou Rivière – ce dernier étant le fondateur du Musée des arts et traditions populaires, et auquel le Mucem, dépositaire de cet héritage, a consacré une précédente exposition –, mais aussi avec le corps médical et particulièrement quelques psychiatres, la découverte des créations des aliénés ayant été un des aspects à l’origine de la formation de la notion d’Art Brut.

L’art populaire pratiqué, défendu et récolté, ou collecté, par Dubuffet tient de la tradition, de l’artisanat, de l’archaïsme, et de ses « survivances ».

« Tout le monde est peintre ! ». Cette affirmation de Dubuffet (relayant ou non la phrase « Tout homme est artiste » de Joseph Beuys) relève d’une conception de « l’activité artistique comme fondamentalement anthropologique », et qui relierait peut-être les peintures rupestres aux graffitis urbains, la condition humaine à l’échelle cosmique, mais cela dans une temporalité non linéaire, à l’opposé d’une historicité, et de toute pensée d’évolution. Entre asymétries et coïncidences.

En effet, l’explique Maria Stavrinaki dans son texte « Circuit fermé », Dubuffet se présentait comme « actualiste » et souhaitait ériger un « Monument à l’oubli » : « Ma loi à moi c’est qu’il n’y a de précédents à rien, tout homme qui vient au monde est le premier homme qui vient au monde » et en fait sa propre expérience. S’agit-il d’abolir l’histoire, ou la mémoire ? Ou bien de l’écrire autrement, de la retracer.

Avec cela, l’art populaire pratiqué, défendu et récolté, ou collecté, par Dubuffet tient de la tradition, de l’artisanat, de l’archaïsme, et de ses « survivances », dans un retard, un attardement, un « temps ralenti », échappant au « temps accéléré de l’Occident », et, selon Thierry Dufrêne, auteur de l’article « Dubuffet et le populaire », laissant « un espace indéterminé », asynchrone et peut-être ouvert, tout en traversant la vie moderne, ses objets, mais sans les appréhender ni les représenter sous leur caractère de marchandise, et n’abordant pas leur économie, dans le contexte de la production de masse, production industrielle, qui sera aussi catégorisée sous les termes de culture de masse, celle des industries culturelles, et analysée autant que critiquée en tant que culture pop, donnant aussi vie au mouvement du pop’art et ses complexes relations au système des « facteurs d’art », tels que les nommaient le regretté Jean-Pierre Cometti, et ses marchands, entre underground et célébrité, alternatif et spéculatif.

Cette complexité étant aussi propre à Dubuffet, qui de refusé et rejetant lui-même célébration et officialisation, deviendra célèbre et célébré par les instances les plus officielles, et ceci internationalement. Paradoxes que l’exposition et les textes du catalogue soulèvent justement, avec « l’ambition de mieux cerner l’art de Dubuffet (1901-1985) », écrivent encore les commissaires. « Plus exactement, il s’agit de décrire et de comprendre le paradoxe Dubuffet, à savoir l’énergie débordante qui fut celle de l’artiste à fomenter sa critique de la culture ».

Et ici, de façon subsidiaire autant que conséquente, l’on pourrait interroger, encore et actuellement, où est et ce qu’est l’art populaire. Cette « affinité fondamentale entre l’œuvre d’art et un peuple », écrivait Gilles Deleuze à propos de l’acte de création et commentant Paul Klee quant au « peuple qui manque », « n’est pas, et ne sera jamais claire ». Questions qui pourraient être à nouveau débattues, en ce centenaire du Bauhaus, école et communauté qui ont tenté d’œuvrer à cette (ré)conciliation, et qui furent réprimés et interdits par le régime nazi en 1933.

 

« Jean Dubuffet. Un barbare en Europe », exposition au Mucem à Marseille jusqu’au 2 septembre 2019, sous le commissariat de Isabelle Marquette et Baptiste Brun.


Colette Tron

Ecrivain, critique, Directrice d'Alphabetville