Sous les intérêts individuels, les passions sociales
La France en colère – site d’information sur le mouvement des « gilets jaunes » – dénonce le mépris de classe des élites. Le ressentiment des manifestants s’est transformé parfois en actes de haine qui ont suscité l’indignation. À lire l’actualité on dirait que l’espace public est envahi par la résurgence des passions dans les conflits sociaux. Mouvements populistes, craintes millénaristes, indignation devant l’injustice, ressentiment social, colère, humiliation, solidarité et empathie vis-à-vis des plus vulnérables, font la une de l’information et semblent expliquer pourquoi les gens agissent, votent, se révoltent, bouleversent les normes sociales et s’entretuent. Pourtant, une thèse bien répandue dans les sciences sociales voit dans l’intérêt le moteur de l’action des individus.
Notion introduite entre la fin du XVIe siècle et le début du XVIIe, l’intérêt permettrait de surmonter la dichotomie classique entre passion et raison, en rendant possible de maîtriser d’une façon raisonnable des passions comme l’amour de soi. Concept hybride, l’intérêt ne pâtit ni du pouvoir destructeur de la passion, ni de l’impuissance de la raison. L’homo oeconomicus, motivé par l’intérêt réussirait en somme à tirer le mieux de deux mondes : on reconnaît en lui à la fois la passion de l’amour de soi ennoblie par la raison.
La résurgence des passions dans les conflits contemporains ainsi que le rôle des valeurs symboliques dans le débat public et dans les mobilisations sociales, questionnent cette thèse. Comment comprendre aujourd’hui les motivations de l’action sociale sans référence au débordement des passions, bien au-delà de l’intérêt individuel rationalisé dans l’action collective ?
Les passions semblent donc faire un retour en force dans les sciences sociales. Pourtant, leur omniprésence dans l’actualité ne va pas de pair avec le développement d’une théorie sociale qui rende pleinement compte de leur rôle. Si l’étude des sensibilités humaines s’est affinée au cours des