Savoirs

L’archéologie, un passé qui passe plus ou moins bien

Historien

À la veille des Journées Nationales de l’Archéologie, l’intérêt du public pour une archéologie de proximité et de terrain ne se dément pas. Cette science du passé offre en effet à la réflexion contemporaine et citoyenne des savoirs précieux sur des enjeux sociaux et politiques contemporains : l’identité, l’État, le pouvoir… Persiste pourtant un problème récurrent qui concerne les rapports entre l’archéologie du territoire français et le pouvoir politique.

Ce week-end du 14 au 16 juin 2019 sont organisées pour la dixième année consécutive les « Journées Nationales de l’Archéologie ». Sous l’égide du ministère de la Culture, et coordonnées par l’Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap), ces journées sont une occasion de rapprocher l’archéologie des citoyens. L’an dernier, plus de deux cent mille personnes avaient pris part aux quelque 1600 manifestations et animations organisées – sur des chantiers de fouilles en cours, dans des musées, des laboratoires, des associations, toutes institutions confondues. Cette année, ces journées deviennent européennes, s’étendant aux pays proches, Allemagne, Angleterre, Belgique, Écosse, Espagne, Italie, Portugal et Suisse.

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L’intérêt du public ne se dément donc pas pour une archéologie de proximité et de terrain – loin de l’image du chercheur du trésor, loin même des grandioses expositions parisiennes, façon Toutankhamon, à la scénographie certes spectaculaire et prenante, mais aux explications historiques et sociopolitiques nettement plus discrètes. Des festivals d’archéologie sont d’ailleurs régulièrement organisés, comme celui du film à Amiens, ou celui, plus large, de Narbonne et, le plus récent, celui de Saint-Dizier.

La question du pouvoir

Cet enthousiasme croissant, en effet, ne tient pas seulement à un désir de savoir et de culture. Il se déploie dans un moment où les angoisses sur le présent et surtout l’avenir poussent immanquablement à s’enquérir et à réfléchir sur le passé. De ce point de vue, les archéologues et les historiens ont une indéniable responsabilité face à cette demande sociale. Oui, il y a bien eu des civilisations qui se sont effondrées pour avoir mal géré leur environnement, de l’Indus (il y a quatre mille ans) aux Mayas (il y a mille ans), ou des Khmers d’Angkor aux Polynésiens de l’île de Pâques (même si on en discute). Oui également, des régimes trop autoritaires ont été remis en cause et ont disparu, des constructeurs de mégalithes des bords de l’Atlantique il y a 5500 ans, jusqu’aux princes des premières cités celtiques il y 2500 ans, entre autres.

L’archéologie, loin des vitrines poussiéreuses ou de discours aussi érudits que rébarbatifs, est bien une discipline dans le siècle. Le succès actuel du livre de James Scott, Homo domesticus – Une histoire profonde des premiers États, prouve qu’un sujet qui pourrait paraître fort savant, sinon futile – l’émergence des premières villes de Mésopotamie – pose en réalité une question fondamentale, celle de l’État et du pouvoir. À partir d’une relecture des publications archéologiques récentes sur ce sujet, James Scott montre comment la généralisation de la céréaliculture a permis aux pouvoirs naissants de contrôler leurs populations, de les recenser comme de les taxer. Et Scott de citer Proudhon, puisque être gouverné, « c’est être, à chaque opération, à chaque transaction, à chaque mouvement, noté, enregistré, recensé, tarifé, timbré, toisé, coté, cotisé, patenté, licencié, autorisé, apostillé, admonesté, empêché, réformé, redressé, corrigé ».

James Scott appartient lui-même à un courant intellectuel qui s’est intitulé « anthropologie anarchiste », lequel peut remonter en France à l’ethnologue Pierre Clastres (La société contre l’État, 1979), et qui compte également aux États-Unis Marshall Sahlins (bien connu pour son Âge de pierre, âge d’abondance) et David Graeber (voir son récent : La dette, 5000 ans d’histoire), ou encore en Grande-Bretagne l’égyptologue David Wengrow, auteur avec David Graeber de plusieurs articles importants sur le pouvoir. « Anthropologie anarchiste » est en effet à comprendre comme une anthropologie, mais aussi une histoire et une archéologie, qui réfléchissent sur le pouvoir (archê en grec ancien), ou plutôt sur les résistances au pouvoir dans les sociétés passées ou présentes.

De ce point de vue, l’histoire n’est pas forcément à comprendre comme un rouleau compresseur à voie unique, par rapport auquel « il n’y a pas d’alternative », pour reprendre le mot de Margaret Thatcher, inspiratrice de la plupart des politiques économiques de notre temps. La caractéristique des sociétés simples, comme l’avait déjà montré Pierre Clastres, c’est de se prémunir, par toutes sortes de moyens, contre la montée de pouvoirs individuels excessifs. Et lorsque de tels pouvoirs se sont néanmoins développés, ils ont presque toujours fini, à un moment ou à un autre, par être remis en cause lorsqu’ils sont devenus trop oppressifs, comme on le rappelait plus haut.

Ce qu’on appelle des « effondrements » (collapse en anglais), peut être compris aussi comme une façon de se débarrasser de tels régimes politiques, lesquels sont en général suivis par des périodes de moindre inégalité sociale. Certaines sociétés, comme l’ont montré dans un article récent de la Revue du Crieur David Graeber et David Wengrow en reprenant une intuition ancienne du sociologue français Marcel Mauss, faisaient même alterner au fil de l’année, des périodes saisonnières de concentration du pouvoir (lors de l’organisation des grandes chasses des Indiens des Plaines nord-américaines ou des grandes pêches des Inuits) et des moments au contraire de totale « anarchie » sociale.

Si l’on extrapolait, on pourrait alors se demander si un monde globalisé, où 1% de la population concentre la moitié des richesses et pollue autant que les 50% les plus pauvres – un tel monde, donc, est voué à se perpétuer indéfiniment, ou bien au contraire risque d’être un jour sérieusement remis en cause.

Des remises en question permanentes

Encore n’est-ce là qu’un exemple parmi d’autres de ce que l’archéologie offre à la réflexion contemporaine et citoyenne. Elle permet tout autant, couplée avec l’histoire, de s’interroger sur la notion d’identité et de remettre en cause l’idée d’une « permanence » de nations intemporelles. Non, malgré la célèbre citation du général de Gaulle, la France ne vient pas « du fond des âges ». Il y a certes des continuités historiques, mais chaque société est un équilibre instable et temporaire, mariant des éléments divers issus de lieux et de moments antérieurs.

L’archéologie ne permet pas de distinguer, à la fin de l’empire romain, les tombes de Romains des tombes de « Barbares ». Au contraire, des traits culturels des uns et des autres se retrouvent dans une même sépulture, et cette période n’est pas celle d’un effondrement généralisé sous les coups de Barbares assoiffés de sang, mais celle de restructurations dans tous les domaines, politiques, économiques et culturels – quand bien même les mouvements d’extrême droite actuels voudraient y voir la préfiguration d’une catastrophe ethnique qui nous menacerait.

Et pour remonter plus en arrière, c’en est désormais fini de notre vision traditionnelle de l’évolution humaine, de cette file indienne qui partait du singe accroupi pour aboutir à l’homme blanc et barbu, fièrement redressé et sa lance à la main. L’histoire humaine est désormais plurielle, à comprendre comme un buissonnement permanent, fait de croisements et de métissages, et où la seule anomalie est notre situation actuelle, qui ne remonte qu’à vingt mille ans à peine : l’existence d’une espèce humaine unique, désormais « orpheline », et responsable de la sixième extinction massive de la biodiversité.

Il y a encore quelques dizaines de milliers d’années, coexistaient sur la planète, outre homo sapiens, l’homme de Neandertal en Europe et au Proche-Orient, celui de Denisova en Asie, celui de Florès en Indonésie, celui de Luçon aux Philippines (identifié il y a quelques semaines seulement), sans compter homo naledi en Afrique du Sud. Les trois premiers au moins se croisèrent, et il y aura sûrement d’autres espèces à découvrir, tant l’exploration archéologique du monde est encore bien loin d’être systématique.

Pour en rester à la préhistoire, c’est il y a quelques années à peine que l’on a découvert au fond de la grotte de Bruniquel en Tarn-et-Garonne des cercles de stalactites brisées, soigneusement édifiés par des hommes (ou des femmes) de Neandertal il y a 176 000 ans, sans aucune utilité pratique. Ainsi, non seulement ces humains s’étaient aventurés dans l’obscurité des grottes bien plus loin que ce que l’on avait supposé jusqu’à présent, mais ils avaient également été capables de processus mentaux que l’on ne soupçonnait pas. Et il y a quelques jours, une fouille de l’Inrap a découvert à Angoulême une pierre gravée figurant des animaux à une époque, dite azilienne, il y a 12 000 ans environ, où l’on pensait que l’art, ou plutôt la représentation figurée, avait disparu en même temps que la planète se réchauffait lentement à l’aube de l’actuelle période interglaciaire. Or ces représentations se situaient dans la lignée des styles de la période précédente, celle de la civilisation magdalénienne et des peintures de Lascaux.

L’archéologie a progressé aussi dans sa collaboration avec les autres sciences. La détection par Lidar, ou radar aéroporté, a permis récemment de détecter à travers un épais couvert forestier les ruines de cités disparues, au Cambodge comme au Guatemala, et à montrer qu’il n’y avait aujourd’hui sur terre plus aucune forêt véritablement « primaire ». La génétique, grâce à l’ADN ancien, permet de mettre en évidence les rapports de parenté dans les cimetières, voire des mouvements migratoires – même si on doit prendre quelques précautions pour ne pas retomber, comme au 19e siècle, dans des définitions biologiques des sociétés humaines. L’analyse du strontium, un élément chimique, dans les ossements humains permet aussi de retracer des migrations, et d’autres éléments chimiques nous renseignent sur l’alimentation dans le passé.

La concurrence commerciale contre l’archéologie

Aussi, au fil des ans, les oppositions qu’avait rencontrées l’archéologie préventive, celle qui précède les grands travaux d’aménagement, se font de plus en plus discrètes. Tel maire de Nîmes, qui avait violemment protesté contre le prix de la fouille d’un quartier romain intact avant le creusement d’un parking souterrain supplémentaire, a finalement fait construire un « Musée de la Romanité », solennellement inauguré. Tel élu champenois qui s’indignait du coût des fouilles préventives dans la zone industrielle de Troyes s’est ravisé après la découverte de la tombe princière celtique de Lavau, et a inauguré l’actuelle très belle exposition ArkéAube.

Mais sur les 600 km2 « artificialisés » chaque année pour les aménagements nouveaux (la surface d’un département français tous les huit ans), à peine un cinquième fait l’objet de sondages archéologiques préalables, alors que l’on compte statistiquement en France une vingtaine de sites archéologiques en moyenne par km2 – soit environ cinq à dix millions de sites archéologiques potentiels, dont une partie déjà détruits. Comme l’a démontré une publication toute récente de la Société archéologique champenoise (L’archéologie préventive post-Grands Travaux), plutôt que des opérations au coup par coup, mieux vaudrait se concentrer sur de vastes fenêtres représentatives (de plusieurs centaines de km2 chacune) où les fouilles seraient systématiques et nous révéleraient l’organisation des territoires du passé. Et les pressions n’ont pas totalement disparu.

La société Vinci, célèbre pour sa privatisation de nos autoroutes et pour son appétit sur l’aéroport de Roissy (après avoir perdu celui de Notre-Dame-des-Landes) n’a pas accepté avec enthousiasme les fouilles sur le contournement autoroutier (et payant) de Strasbourg. Les sondages préalables y ont été réduits à la moitié de ce qu’ils sont habituellement, et il a fallu renoncer à la fouille du squelette d’un mammouth entier qui portait des traces d’intervention humaine.

Pire, l’existence de sociétés commerciales privées de fouilles préventives de type low cost, qui n’hésitent pas à casser les prix, contribue à dégrader les conditions de travail des archéologues sur le terrain et la qualité scientifique des recherches et des publications. Si la concurrence peut être saine lorsque l’on recherche le meilleur rapport qualité / prix d’un produit, en revanche l’aménageur économique, qui choisit de par la loi l’intervenant archéologique sur son terrain, ne recherche pas la meilleure archéologie possible : il veut seulement qu’on libère son terrain le plus vite et le moins cher possible.

En outre, certaines de ces sociétés low cost n’hésitent pas à attaquer l’Inrap pour… concurrence déloyale, aussi bien auprès de l’Autorité française de la concurrence que de Bruxelles. L’une d’elles, mise en redressement judiciaire à la suite de sa politique de prix cassés, a néanmoins été sauvée in extremis par les soins intéressés, sinon idéologiques, de la Direction générale des entreprises de Bercy – atteinte indéniable à la « concurrence libre et non faussée », pourtant mantra du libéralisme économique actuel.

Politique et archéologie

L’absence délibérée du ministère de la Recherche sur le dossier de l’archéologie préventive, alors même qu’il a la cotutelle de l’Inrap, est tout aussi préoccupante. Quant au ministre de la Culture, s’il a récemment déclaré que « le monde nous envie » l’organisation de l’archéologie préventive en France, il ne semble pas avoir encore pris la mesure de ces dysfonctionnements plus que préoccupants. Son ministère s’est autocongratulé au début du mois de mai dernier à l’occasion de la célébration des vingt-cinq ans du Conseil national de la recherche archéologique, conseil d’experts archéologues placé auprès du ministre, mais qui en réalité existait depuis 1964 – la date de 1994 n’étant que celle d’un changement de nom, et surtout de la suppression du principe de l’élection pour une bonne partie de ses membres, désormais exclusivement nommés…

Il y a donc bien un problème récurrent des rapports entre l’archéologie du territoire français et le pouvoir politique. L’indigence des crédits octroyés au très beau Musée d’archéologie nationale de Saint-Germain-en-Laye, exilé depuis Napoléon III dans une banlieue lointaine et donc privé de visiteurs, en est un autre symptôme éclatant souligné récemment pas la Cour des comptes, alors même que des locaux se libèrent massivement dans l’île de la Cité. On ne peut pourtant pas se passer si simplement du passé…


Jean-Paul Demoule

Historien, professeur émérite à l'Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne