Politique

La République et l’islam à l’épreuve des modernités

Historien

Comment expliquer, qu’aujourd’hui en France, le culte musulman soit sans cesse remis en question dans sa capacité à se fondre dans les principes républicains et laïques ? Un regard historique, opérant un retour sur les deux derniers siècles, montre que les politiques coloniales françaises – plus particulièrement en Algérie –, en mettant en place une laïcité à deux vitesses et en promouvant une prétendue mission civilisatrice ayant fait advenir l’islam comme une idéologie de combat anticolonial, ont posé les jalons de l’imbroglio actuel.

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Ce n’est un secret pour personne que l’islam a du mal à se fondre dans le creuset républicain et laïc français. Un retour sur l’histoire des deux siècles passés permet de mieux en comprendre les raisons. L’origine coloniale de la politique musulmane de la France a suscité en réaction une défiance envers les valeurs auxquelles les musulmans de France sont invités à adhérer. L’Algérie offre la meilleure illustration de l’imbroglio auquel nous sommes confrontés aujourd’hui. La question est posée du rôle joué par la modernité dans les entreprises de domination impérialiste comme dans les réactions qu’elles ont induites.

La République et l’islam en Algérie : un siècle de retournements

Entreprise sous le règne de Charles X, en 1830, pour redorer le blason d’une monarchie aux abois, la conquête de l’Algérie s’avèrera ensuite d’abord un projet défini par les élites politiques de la IIIe République acquises à la laïcité au courant du XIXe siècle. Rattachée à la France en 1834, l’Algérie des trois départements français (Alger, Oran, Constantine) illustre la tentative d’assimiler une colonie au territoire métropolitain et son échec final.

Le choc colonial a radicalement transformé l’islam. Mais ce fut d’abord sous sa forme traditionnelle, celle d’un islam pluriel imprégné de soufisme, que la religion majoritaire releva le défi du colonialisme ; il y eut ainsi l’épopée de l’émir Abdelkader contre les Français (1831-147).

Ce choc colonial a fait naître en réaction un mouvement réformiste musulman qui prônait un retour à l’islam des origines, pointant l’éloignement de l’islam des souverains musulmans comme cause de la faiblesse des pays musulmans face à une Europe conquérante. Les défaites militaires successives des mouvements inspirés de l’islam eurent pour résultat des divisions au sein du mouvement réformiste musulman. Tandis qu’une partie de ses protagonistes se faisait désormais les avocats d’une participation au jeu politique, avec une reconnaissance implicite du droit de la majorité à travers les élections et un système parlementaire, d’autres, plus radicaux, optaient pour un apolitisme militant, préférant se retirer d’une scène politique qu’ils jugeaient être une source de corruption, et choisissaient de vivre dans une sorte de contre-société piétiste. Les premiers seront représentés par l’Association des Oulémas musulmans algériens du cheikh Ben Badis, fondée en 1931, sortes de proto-Frères musulmans. Les seconds vont s’approprier le monopole du mot « salafisme » (de l’arabe salaf qui désigne les « pieux ancêtres »), mais on entendra peu parler d’eux jusque dans les années 1980 où ils sortiront de leur quiétisme pour s’engager sur une voie violente.

Les retournements des élites républicaines et laïques françaises vont faire de l’Algérie un laboratoire des contradictions coloniales. Si l’on excepte l’expédition d’Alger sous Charles X et le projet de royaume arabe du Second Empire, la colonisation de l’Algérie a été mise en œuvre sous la IIIe République. Elle l’a été par des élites républicaines opposées à la droite cléricale, beaucoup plus frileuse en matière d’expansion coloniale, contrairement à une vision actuelle qui associe volontiers la colonisation à la droite, voire à l’extrême-droite (le parti des colons, l’OAS).

Le décret Crémieux (1870), la non-application de la loi de 1905 aux musulmans d’Algérie, l’assimilation des musulmans d’Algérie à l’indigénat, aucun de ces événements, promus et justifiés par des républicains laïcs, ne peut être qualifié d’épiphénomènes. Ils ont laissé des traces profondes dans les mémoires.

L’utopie saint-simonienne en Algérie

Une secte post-révolutionnaire française, les saint-simoniens, s’était attribuée la mission de diffuser les Lumières, notamment en reliant Orient et Occident par des voies de communication modernes. Ismaÿl Urbain (1812-1884) est ainsi à l’origine de la politique qualifiée d’indigènophile de Napoléon III, dont il devint le conseiller personnel.

Il s’était définitivement installé en Algérie en 1845, où une forte amitié le lia à l’émir Abdelkader. Largement responsable de la politique arabophile de Napoléon III, Urbain correspondait avec de nombreuses personnalités politiques, militaires et culturelles majeures de l’Algérie de son temps. En 1861, il publia L’Algérie pour les Algériens où il défendait les idées de royaume arabe auxquelles s’opposaient farouchement les colons et les intérêts économiques propres à la colonisation. Son échec, comme celui des saint-simoniens, avec l’avènement de la III ème République en 1870, illustrait l’impossibilité d’un choix colonial « en douceur », celui de l’association.

Prosper Enfantin, le chef des saint-simoniens, qui avait précédé Urbain en Algérie, dénonce pour sa part la prééminence de l’administration militaire et le mauvais choix dans le profil des colons. Il accuse les militaires de commettre de véritables boucheries.

La conversion à l’islam de celui qui se fera désormais appeler Ismaÿl Urbain témoigne de la bienveillance des saint-simoniens envers l’islam. Mais c’est d’un nouvel islam dont Urbain se veut le défenseur : celui où les musulmans abandonneraient leur statut personnel religieux fondé sur la sharî’a pour le code civil français. En attendant, Urbain conseille que les musulmans d’Algérie doivent être considérés comme des Français, mais sans la citoyenneté. Le « sujet » français était né : de nationalité française, il ne jouit d’aucun des droits du citoyen. Car, pour devenir citoyen français, le musulman algérien devait « séparer le spirituel du temporel », comme le dit Urbain, et abandonner son statut personnel musulman, c’est-à-dire le fait de dépendre de loi coranique pour les grands événements de la vie (mariage, mort, héritage, adoption, etc).

On est là au cœur de la contradiction coloniale et on comprend mieux comment et pourquoi le fait de refuser de séparer le spirituel du temporel deviendra une ressource de mobilisation contre la domination coloniale. En même temps, un code de l’indigénat se met peu à peu en place depuis Louis-Philippe. Il impose aux indigènes un statut que certains historiens n’hésiteront pas à situer à mi-chemin entre l’esclavage et la citoyenneté.

Les saint-simoniens ne remettaient pas en cause la colonisation qu’ils voyaient à travers une association avec les musulmans d’Algérie. Ismaÿl Urbain occupa une place prépondérante dans la politique française en Algérie, notamment à travers les bureaux arabes. Adeptes de la « bonne colonisation », Enfantin et Urbain hésitèrent toujours entre une vision « libérale » de la gestion de l’islam, avec une séparation de l’État et de la religion, et une vision concordataire, où l’État « reconnaissait » l’islam à travers des institutions officielles sous contrôle.

Le décret Crémieux ou la marche des juifs d’Algérie vers l’Occident

En 1865, sous l’influence des saint-simoniens, Napoléon III avait promulgué un senatus-consulte aux termes duquel les indigènes d’Algérie de nationalité française (essentiellement les musulmans et les juifs) se voyaient offrir la possibilité de bénéficier de tous les droits politiques et civiques français, mais à la double condition d’en faire la demande et d’abandonner leur statut personnel religieux respectif. Le senatus-consulte de 1865 s’inspirait largement des idées saint-simoniennes et il reprenait presque mot par mot le discours tenu par Urbain. Ce texte laissa les musulmans tout à fait indifférents. Un peu moins les juifs. Il n’y eut que 30 à 35 demandes d’accès à la citoyenneté française pour les musulmans sous le Second Empire. Car pour devenir citoyen français, le musulman algérien devait « séparer le spirituel du temporel », comme le dit Urbain, ce qui figurait pour les musulmans une forme d’apostasie. Les juifs furent également très réticents : seuls 144 juifs acquirent la citoyenneté française entre 1865 et 1870. Comme les musulmans, les juifs ne souhaitaient pas faire une démarche personnelle qui aurait passé à leurs yeux, et encore plus aux yeux de leurs coreligionnaires, comme une forme d’apostasie.

La fin du Second Empire et l’avènement de la IIIème République en 1870 mit fin à la politique « arabe » de Napoléon III. Le nouveau régime républicain renonça à l’association pour l’assimilation, première mouture d’une politique coloniale de domination de plus en plus explicite. La France avait besoin de relais en Algérie. Par ailleurs, les notables juifs de France, notamment provençaux, émancipés depuis la Révolution française (29 septembre 1789), souvent de la gauche radicale, s’étaient fixés comme mission de « sauver » les communautés juives de la Méditerranée, soumises, comme les chrétiens, au statut de dhimmitude (la « protection » réservée aux Gens du Livre) selon la sharî’a. Un statut évidemment bien inférieur à celui des musulmans.

La demande de citoyenneté française n’émanait pas des juifs d’Algérie, mais était une revendication des milieux républicains de gauche et des notables juifs de France et d’Algérie. Parmi ces derniers, Adolphe Crémieux, avocat et homme politique français, homme de gauche, proche des républicains de Gambetta, était conscient de la force de résistance religieuse des juifs d’Algérie. Il se fit le promoteur d’une naturalisation collective des juifs d’Algérie. Le décret Crémieux numéro 136 du 24 octobre 1870 supprima le statut personnel des juifs français d’Algérie et les soumit collectivement au statut personnel des citoyens français. Alors que les révolutionnaires de 1789 s’adressaient aux « citoyens » sur une base individuelle, le décret Crémieux s’adressait lui à une communauté sur une base religieuse.

En majorité hostiles, les juifs d’Algérie découvriront vite les avantages de jouir de droits politiques et civiques qui en faisaient des égaux notamment des colons. Ils vont alors entamer une longue marche vers l’Occident, adoptant les valeurs de la puissance coloniale. En 1889, les étrangers d’Algérie (Espagnols, Italiens, Maltais, Allemands et Suisses), qui étaient aussi nombreux que les Français, acquirent automatiquement la citoyenneté française par un acte législatif similaire au décret Crémieux. L’indigénat resta donc en vigueur pour les seuls musulmans. Le « sujet français » musulman, de nationalité française mais sans la citoyenneté, était une réalité voulue et justifiée par des élites républicaines françaises. L’islam devenait clairement la religion du colonisé et c’est à ce titre qu’il se transforma en idéologie de combat anti-colonial.

L’apologie de la « bonne » colonisation par Jules Ferry

Jules Ferry, l’un des héros du roman national français, père de notre école laïque, a aussi été le défenseur acharné de la colonisation dans laquelle il voyait la manifestation la plus aboutie de la « mission civilisatrice » de la France, sans oublier « la fille de la politique industrielle », selon son expression, à un moment où le développement industriel du pays rendait nécessaire l’accès facile aux matières premières et à de nouveaux débouchés. Dans un discours à la Chambre du 28 juillet 1885, afin de justifier sa décision d’envahir la Tunisie (1881), Jules Ferry n’hésite pas à évoquer le « devoir » des « races supérieures vis-à-vis des races inférieures » en matière de diffusion de la « civilisation ». Parmi les rares opposants à cette conception au sein du camp républicain, Clemenceau reste célèbre. Mais on sait qu’il se ralliera à son tour au parti colonial au moment du protectorat sur le Maroc (1912), sans parler des mandats sur un Moyen-Orient divisé entre la France et la Grande-Bretagne.

Une incroyable succession de lois (du 16 juin au 29 juillet 1881) montre mieux que tout autre exemple les contradictions du discours républicain. Jules Ferry annonça à la Chambre des mesures phares historiques que chacun a encore aujourd’hui en mémoire : l’école primaire publique laïque, qui deviendra obligatoire (entre six et treize ans), la liberté de réunion et la liberté de la presse. Fut également voté le Code de l’indigénat pour les « sujets français » d’Algérie, c’est-à-dire les musulmans, depuis que les juifs avaient collectivement accédé à la citoyenneté française par le décret Crémieux.

Rappelons que le Code de l’indigénat désignait une catégorie d’infractions spéciales imputées aux seuls indigènes et dont la répression appartenait soit aux administrateurs des communes mixtes institués juges de simple police, soit aux maires. Le régime de l’indigénat comprenait bien d’autres entorses au droit commun, par exemple des « peines spéciales aux indigènes » (amendes collectives, internement administratif pour une durée indéterminée, responsabilité collective appliquée à des tribus et des villages entiers, séquestre des propriétés « indigènes » et transfert de celles-ci aux colons, etc.) Initié sous Louis-Philippe, il acquit ainsi un statut de code officiel par la bouche de Jules Ferry. Le Code de l’indigénat resta en vigueur jusqu’en 1944, mais certaines de ses dispositions perdureront jusqu’à l’indépendance de l’Algérie en 1962.

Toutefois, l’Algérie allait symboliser aux yeux de Ferry la « mauvaise colonisation », alors que la Tunisie allait être promue modèle du protectorat. Lors d’une visite en Algérie au printemps 1892, à la tête de la commission sénatoriale appelée la Commission des Dix-Huit, il réalisa la réalité de la domination coloniale. À son retour, il condamna sans appel l’assimilation et prôna désormais une politique résolument indigènophile. Mais à aucun moment, il ne remit en cause le principe bienfaiteur à ses yeux de la colonisation et il cibla les colons comme principaux responsables du « dévoiement » de la colonisation en Algérie.

La non-application de la loi de 1905 aux musulmans d’Algérie

La loi de 1905 sépara les Églises et l’État et fit sortir la France d’un conflit que le système concordataire, en vigueur depuis Napoléon, n’avait pas réussi à régler. L’État renonçait à son contrôle sur l’Église et ne reconnaissait ni ne finançait plus aucun culte, mettant en avant sa neutralité en matière religieuse. Une fois encore, l’islam, dans le contexte colonial, connut en la matière une « exception ».

Certains républicains, le très anticlérical Émile Combes en tête, refusèrent l’application de la loi de 1905 à l’Algérie : sous-entendu, les musulmans d’Algérie ne sont pas encore assez « civilisés » pour avoir les mêmes droits que les autres Français, ils sont trop attachés à leur religion et il faut les contrôler.

La loi de 1905 fut finalement appliquée de façon officielle à l’Algérie par un décret promulgué en 1907. Les associations cultuelles furent créées sans problèmes majeurs pour les autres cultes d’Algérie (chrétien et juif). Ces autres cultes étaient représentés par des « citoyens » français jouissant de tous les droits civils et politiques. Mais, pour les musulmans, toujours soumis au Code de l’indigénat dans leur immense majorité, il en alla tout à fait différemment…

L’article 11 du décret disposait en effet que le gouverneur général d’Algérie pouvait accorder des « indemnités temporaires », appelées aussi « coloniales », aux ministres des cultes. Les associations cultuelles qui se constituèrent risquaient donc de rester sous le contrôle indirect de l’administration coloniale. Les cultes juif et chrétien avaient leurs propres ressources. Mais, pour les musulmans, les principales mosquées et les fondations pieuses (habous) qui servaient à financer leur culte avaient été aliénées par l’État au moment de la conquête (1830) et demeuraient dans le Domaine de l’État. Avec la nationalisation des biens habous, l’État s’était engagé dans le financement du culte musulman pour mieux le contrôler. Le décret de 1907 apparaissait ainsi comme un tour de passe-passe pour ne pas appliquer la loi de séparation aux musulmans d’Algérie.

Un clergé musulman « officiel », sous le contrôle du gouverneur, se mit en place et acquit le monopole des lieux de culte musulmans. Le paradoxe est que les musulmans, de plus en plus attirés par le réformisme musulman, qui aboutira à la création de l’Association des Oulémas de Ben Badis, utiliseront la loi de 1901 sur les associations pour avoir une existence légale dans le cadre d’associations culturelles et non pas cultuelles. L’application de la loi de 1905 aux musulmans d’Algérie demeurera une revendication musulmane en même temps que la restitution des biens habous.

La France républicaine et laïque a ainsi paradoxalement assigné les musulmans d’Algérie à leur identité religieuse. L’islam était clairement devenu la religion du colonisé. Comment s’étonner qu’aujourd’hui, les musulmans n’aient pas la même vision des idéaux en vertu desquels ils sont invités à s’intégrer en France ? La version réformiste de l’islam est devenue une idéologie de combat contre la colonisation, puis contre les régimes autoritaires qui lui ont succédé. La sécularisation galopante de la société algérienne s’est ainsi faite par la religion et n’a pas été accompagnée par une laïcisation comme ce fut le cas de la France métropolitaine. Une équation difficile à comprendre pour nombre de Français…

Islam et modernités

La « mission civilisatrice » a été l’argument permettant de légitimer la colonisation de l’Algérie par les élites républicaines et laïques françaises. De quoi s’agissait-il ? D’étendre la modernité au bassin méditerranéen jugé en retard sur l’Europe et, singulièrement la France, sur la voie du progrès. Le progrès impliquait une prise de distance avec la religion, qu’elle soit catholique et musulmane.

Le sociologue Jean-Paul Willaime rappelle que, dans son rapport à la religion, la modernité reposait sur quatre processus : la rationalisation, la différenciation, l’individualisation et la pluralisation. Et que ces quatre processus réunis étaient censés représenter un « progrès » et une « émancipation » pour les populations. Ceci fut au point où le progrès en arriva à incarner un « dieu de substitution ». Les forces productives et ceux qui les développent et les administrent – la science et l’économie – ont remplacé Dieu et l’Église. Jean-Paul Willaime ajoute qu’une analyse objective doit cependant reconnaître que chacun des processus de cette première modernité a aussi son versant négatif, voire un côté oppresseur. D’abord parce qu’ils confondent modernité et européanisation, justifiant du même coup les entreprises coloniales. Les sociologues et les historiens ont depuis admis qu’il y avait plusieurs modernités et que la modernisation n’était pas obligatoirement synonyme d’européanisation. Confronté à une modernité européenne exclusive et impérialiste, l’islam est ainsi devenu une idéologie de combat anticolonial et c’est désormais par la religion que la sécularisation se manifeste en terre d’islam, après l’échec des modèles laïques rejetés par des sociétés civiles émergentes pour leur autoritarisme (Turquie, Iran, parti Baas). On assiste bien à une sécularisation galopante, mais qui ne s’accompagne pas d’un processus de laïcisation comme en Europe.

Daech et l’ultramodernité

L’ultime phase de la modernité, celle que nous entamons, est nommée par Jean-Paul Willaime ultramodernité. Par ce mot, Jean-Paul Willaime désigne non pas une sortie de la modernité – en ce sens, il ne s’inscrit pas dans les problématiques de la postmodernité – mais une évolution de celle-ci. Ce nouveau régime de modernité, qui a commencé à émerger après la modernité triomphante des « Trente glorieuses » (1945-1975), constitue une radicalisation de la modernité, une radicalisation qui, loin de correspondre à une désécularisation, poursuit la sécularisation et même l’accentue.

Jean-Paul Willaime précise que « l’âge ultramoderne de la modernité occidentale, ce n’est pas un retour du religieux qui remettrait en cause les acquis de la modernité émancipatrice, c’est une reconfiguration conjointe du séculier et du religieux dans le cadre d’une radicalisation de la sécularisation. Et ce, même s’il est bien évident que diverses expressions religieuses intégristes et fondamentalistes continuent à lutter contre les acquis de la modernité émancipatrice en remettant en cause et en cherchant à limiter les droits humains fondamentaux, la laïcité et la liberté de la connaissance scientifique. Mais ces éléments fondamentaux de la première modernité sont aujourd’hui si solidement ancrés culturellement et institutionnellement dans les sociétés occidentales européennes que ces protestations intégristes et fondamentalistes qui les contestent n’ont qu’une portée limitée et ne remettent pas en cause le trend dominant de la sécularisation. »

La thèse que Jean-Paul Willaime défend, en parlant d’ultramodernité, « c’est celle d’un nouveau paradigme où sur le fond d’une désacralisation généralisée des imaginaires séculiers, comme des imaginaires religieux, séculier et religieux se recomposent sous la forme d’une sécularité désenchantée et d’un religieux rationalisé. Ce sont toutes les transcendances collectives, qu’elles soient religieuses, politiques ou éducatives, qui se trouvent dès lors remises en cause en régime d’ultramodernité. Celle-ci représente en réalité un processus de sécularisation de la modernité, de démythologisation des idéaux séculiers au nom même desquels elle a contribué à la sécularisation du religieux. »

« Après avoir désenchanté le ciel et ses promesses de salut dans l’au-delà, la dynamique de sécularisation a désenchanté la terre et ses promesses de salut ici-bas. La terre et le ciel sont vides, les sociétés ont du mal à se projeter dans un univers commun de significations. La question du sens est renvoyée aux individus qui peuvent s’identifier aux horizons de sens et d’espérance de leur choix. L’État, la puissance publique en général, a perdu une grande partie de son pouvoir symbolique et il y a une désinstitutionalisation du sens. Ce ne sont plus seulement les héritages du passé qui sont désacralisés, mais encore les promesses de l’avenir : le temps de l’ultramodernité est celui du présent et de l’espace monde, alors que le temps de la modernité était un présent se projetant dans un avenir crédible et désirable et dans un espace national. »

Cette analyse amène à se poser la question : le terrorisme au nom de l’islam n’est-il pas une manifestation de cette ultramodernité qui s’installe ? Daech n’incarne-il pas en terrain musulman une part importante de cette ultramodernité ? Si l’on admet la multiplicité des modernités, pourquoi en serait-il différemment de l’ultramodernité ?

Triomphe de l’individu en tant qu’acteur central, crise des institutions, délitement des autorités et affaiblissement de la « représentation », politique mais aussi religieuse, quête de sens…tout ceci conduirait à un enkystement fondamentaliste de la religion sécularisée.

Après quelques années d’études dans une faculté de théologie à Baghdad, Abou Bakr al-Baghdadi, le calife auto-proclamé de Daech, n’a pas un savoir exceptionnel en matière de religion et il n’a été adoubé par aucune autorité religieuse musulmane. Ses proches l’ont décrit comme un « garçon pauvre et ordinaire, sans charisme ni intelligence particulière. » Peu importe. Il est un label qui donne un sens à l’action bien plus qu’un dirigeant politique et religieux. C’est ce label qui permet de réunir de jeunes musulmans radicalisés vivant dans les pays occidentaux et les membres de tribus arabes d’Irak et de Syrie…sans parler de Boko Haram au Nigeria et des groupes qui affirment lui avoir fait allégeance aux quatre coins de la planète. Une mondialisation rendue possible par les médias et qui ne prend plus en compte les spécificités « nationales », surtout lorsqu’il s’agit d’États faillis d’origine coloniale et souvent construits contre leurs sociétés (Irak, Syrie).

On n’est plus syrien, irakien, algérien, tunisien, ou français, mais « musulman ». Sous un monisme d’apparence, c’est bien cette capacité à déléguer à l’individu et au local qui caractérise le succès de Daech. Le localisme a ici remplacé l’autoritarisme d’Al-Qaïda qui mettait les locaux sous la coupe de combattants étrangers. Daech devait simplement être l’unique drapeau et faire respecter des règles de vie inspirées par l’islam salafiste. Pour le reste, la consultation (shûra) locale primait (avec un refus des élections reconnues légitimes par les islamistes comme les Frères musulmans, Ennahda tunisien ou le FIS algérien) et Daech n’intervenait qu’en cas de conflits entre ses partisans. Les combattants étrangers étaient contenus dans des tâches spécifiques (médias, attaques kamikazes, police des mœurs).

Seuls deux aspects dérogent à la description de Daech comme manifestation de l’ultramodernité. Le messianisme millénariste remplace ici la rationalité, sans la faire disparaître, et le désenchantement, propre à l’ultramodernité européenne, fait place à une promesse d’avenir radieux. Peut-être un atout supplémentaire aux yeux de certains…? La radicalisation est d’abord une démarche individuelle.

Avec son refus de tout pluralisme et son absence de respect pour la vie humaine, Daech représenterait en quelque sorte la face sombre de l’ultramodernité.

 

NDLR : Pierre-Jean Luizard publie  La République et l’islam : aux racines du malentendu, Tallandier, 2019


Pierre-Jean Luizard

Historien, Chercheur

Mots-clés

Laïcité