Médias

Pourquoi avons-nous si peur des fake news ? (2/2)

Sociologue

Les fake news ont alimenté le fantasme d’une société d’internautes, influençables et vulnérables jusque dans leurs décisions de vote. Pourtant, loin d’un éclatement, le marché de l’information demeure structuré et hiérarchisé ; et il convient donc de le protéger face au pouvoir politique, notamment face à des tentatives de « blanchiment » des thèmes de l’ultra-droite.

Le bilan des incertitudes sur la force de l’effet fake news invite à faire un pas en avant, plus abstrait, pour essayer d’interpréter notre obsession pour la manipulation de l’information, telle qu’abordé dans le premier volet de cet article. Le procédé est toujours identique : s’inquiéter d’une information fausse, l’associer à un chiffre important (des centaines de milliers de clics, de vues ou de partages) et s’émouvoir des conséquences que cette diffusion massive exerce sur les esprits faibles.

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Cet effet panique doit être analysé comme une conséquence de l’empire qu’exerce la grille d’interprétation individualisante que nous portons désormais sur tous les phénomènes relatifs à la société numérique. Là plus qu’ailleurs, s’est imposé l’idée d’une société en apesanteur d’individus atomisés ballottés en tous sens par des informations orphelines que le numérique auraient libérées du contrôle éditorial des médias.

Tout le monde peut dire n’importe quoi à n’importe qui. Internet aurait rendu parfaitement incontrôlable et imprévisible la rencontre des gens et des messages. Cette vision a deux conséquences. La première est que les informations ne sont plus accrochées à rien, sauf aux intentions idéologiques et aux intérêts de leurs producteurs. Nous n’avons jamais prêté autant d’intérêt à d’obscures officines politiques, aux relations de pouvoir de milliardaires conservateurs, à l’univers ténébreux des hackers russes ou aux élucubrations des activistes de l’ultra-droite. En revanche la manière dont les infox qu’ils fabriquent circulent et sont rendues visibles, la façon dont les médias les reprennent ou les commentent, les procédés par lesquels elles contribuent à nourrir les représentations et les thématiques structurantes de l’agenda politique disparaissent étrangement de l’analyse.

La seconde conséquence de cette représentation du marché dérégulé est la théorie implicite de la réception qui la sous-tend : chez les individus « forts » de la société connectée,


[1] Herman (Edward), Chomsky (Noam), Manufacturing Consent. The Political Economy of the Mass Media, New York, Pantheon Books, 1988.

[2]. En contraste avec la situation américaine, les acteurs politiques ou journalistiques français qui s’essayent maladroitement au fake souffrent très vite de la faiblesse de leur position et de l’absence d’un milieu suffisamment constitué pour les soutenir : à peine formulé, ils retirent leurs propos ou bien, comme dans la récente affaire de Pitié Salpêtrière, se voient obligé, au prix de contorsions multiples, de s’autocorriger.

[3]. Des travaux d’économétrie ont mesuré l’effet Fox News sur la polarisation politique en montrant que l’introduction de la chaîne dans les bouquets locaux du câble augmentait le vote républicain, DellaVigna (Stefano), Kaplan (Ethan), “The Fox News Effect: Media Bias and Voting”, Quarterly Journal of Economics, vol. 11, n°3, August 2007, pp. 1187-1234 ; Martin (Gregory J.), Yurukoglu (Ali), Bias in Cable News: Persuasion and polarization, NBER Working Paper, April 5, 2017.

[4]. Bloch (Marc), Réflexions d’un historien sur les fausses nouvelles de la guerre, Paris, Allia, 2019 (ed. originale : 1921), p. 14.

Dominique Cardon

Sociologue, Directeur du Médialab de Sciences Po

Notes

[1] Herman (Edward), Chomsky (Noam), Manufacturing Consent. The Political Economy of the Mass Media, New York, Pantheon Books, 1988.

[2]. En contraste avec la situation américaine, les acteurs politiques ou journalistiques français qui s’essayent maladroitement au fake souffrent très vite de la faiblesse de leur position et de l’absence d’un milieu suffisamment constitué pour les soutenir : à peine formulé, ils retirent leurs propos ou bien, comme dans la récente affaire de Pitié Salpêtrière, se voient obligé, au prix de contorsions multiples, de s’autocorriger.

[3]. Des travaux d’économétrie ont mesuré l’effet Fox News sur la polarisation politique en montrant que l’introduction de la chaîne dans les bouquets locaux du câble augmentait le vote républicain, DellaVigna (Stefano), Kaplan (Ethan), “The Fox News Effect: Media Bias and Voting”, Quarterly Journal of Economics, vol. 11, n°3, August 2007, pp. 1187-1234 ; Martin (Gregory J.), Yurukoglu (Ali), Bias in Cable News: Persuasion and polarization, NBER Working Paper, April 5, 2017.

[4]. Bloch (Marc), Réflexions d’un historien sur les fausses nouvelles de la guerre, Paris, Allia, 2019 (ed. originale : 1921), p. 14.