Pourquoi avons-nous si peur des fake news ? (2/2)
Le bilan des incertitudes sur la force de l’effet fake news invite à faire un pas en avant, plus abstrait, pour essayer d’interpréter notre obsession pour la manipulation de l’information, telle qu’abordé dans le premier volet de cet article. Le procédé est toujours identique : s’inquiéter d’une information fausse, l’associer à un chiffre important (des centaines de milliers de clics, de vues ou de partages) et s’émouvoir des conséquences que cette diffusion massive exerce sur les esprits faibles.
Cet effet panique doit être analysé comme une conséquence de l’empire qu’exerce la grille d’interprétation individualisante que nous portons désormais sur tous les phénomènes relatifs à la société numérique. Là plus qu’ailleurs, s’est imposé l’idée d’une société en apesanteur d’individus atomisés ballottés en tous sens par des informations orphelines que le numérique auraient libérées du contrôle éditorial des médias.
Tout le monde peut dire n’importe quoi à n’importe qui. Internet aurait rendu parfaitement incontrôlable et imprévisible la rencontre des gens et des messages. Cette vision a deux conséquences. La première est que les informations ne sont plus accrochées à rien, sauf aux intentions idéologiques et aux intérêts de leurs producteurs. Nous n’avons jamais prêté autant d’intérêt à d’obscures officines politiques, aux relations de pouvoir de milliardaires conservateurs, à l’univers ténébreux des hackers russes ou aux élucubrations des activistes de l’ultra-droite. En revanche la manière dont les infox qu’ils fabriquent circulent et sont rendues visibles, la façon dont les médias les reprennent ou les commentent, les procédés par lesquels elles contribuent à nourrir les représentations et les thématiques structurantes de l’agenda politique disparaissent étrangement de l’analyse.
La seconde conséquence de cette représentation du marché dérégulé est la théorie implicite de la réception qui la sous-tend : chez les individus « forts » de la société connectée, les effets sont faibles, mais pour les individus « faibles » à l’attention captive, les effets sont forts. Cette bascule témoigne d’un brusque changement des représentations de l’internaute. Dans sa version positive, le processus d’individualisation a d’abord été le principal ressort de la revendication d’autonomie des internautes qui s’est dressée contre les gatekeepers traditionnels.
L’autonomie de l’internaute est devenue la boussole que nous brandissons désormais dans tous les débats sur l’information.
En libérant l’expression de tous, en détachant l’information de sa source, en permettant aux internautes de partager les informations dans d’autres circuits d’échanges, le web des réseaux sociaux a contribué à l’autonomisation des individus. Et, la figure d’internaute qui a accompagné cette conquête démocratique est celle d’un individu réflexif, curieux et participatif disposant de capacités (de choix, d’interprétation, de distance critique) lui permettant de s’émanciper de la tutelle paternaliste des médias. L’autonomie de l’internaute est devenue la boussole que nous brandissons désormais dans tous les débats sur l’information. Détaché de tout, il se méfie des influences extérieures comme de ses propres préjugés, il ne veut pas être guidé par des algorithmes, s’indigne des bulles informationnelles qui lui cachent des perspectives, et il réclame d’accéder à toutes les informations pour être le seul maître de ses choix.
Mais les choses ne se sont pas du tout passées comme prévu. Conséquence de la démocratisation massive des pratiques numériques, la multiplication des désordres de l’information a brutalement interrompu cette promesse d’autonomisation. C’est toujours la même grille de lecture individualisante qui nous sert désormais à expliquer que l’émancipation informationnelle de l’internaute n’a pas produit les individus réflexifs, détachés et rationnels attendus.
Se dresse partout le constat que, libérés des carcans des gatekeepers, les internautes font un très mauvais usage de leur nouvelle liberté. Autrefois sous l’influence d’un « quatrième pouvoir », dont on dénonçait la partialité et le conformisme[1], le public numérique apparaît désormais bruyant, incontrôlable et manipulable. Éternelle complainte des effets pervers de la démocratisation, les nouveaux internautes des réseaux sociaux lisent n’importe quoi, cliquent sur des informations stupides, dilapident leur attention, relaient des informations douteuses, se laissent enfermer dans des bulles et cultivent des croyances irrationnelles.
Les individus autonomes ne sont pas à la hauteur de la liberté que le réseau leur a donnée. Un sous-entendu hante ce renversement de perspective : l’individu connecté et hyper-réflexif n’est pas un habit fait pour tout le monde. On oppose les rationnels et les crédules, les curieux et les croyants, les attentifs et les bornés et à la fin c’est toujours : « moi ça va [je m’informe bien, je suis distant, curieux et critique…], mais [rendez-vous compte…] les autres… ». Autres, les enfants, les peu éduqués, les milieux populaires, les provinciaux, les pas ou mal connectés – le mépris de classe à l’égard des « gilets jaunes » a offert un magnifique florilège à ce trope.
Sous des modalités opposées, autonome ou manipulable, esprit fort ou esprit faible, c’est toujours la grille du processus d’individualisation, « par excès » ou « par défaut » pour reprendre la terminologie de Robert Castel, qui sert de clé de lecture. Dans la fabrication de cette grille d’interprétation, il faut souligner le rôle pivot de la psychologie cognitive, qui est désormais considérée comme la science des comportements informationnels en lieu et place des traditionnelles études de réception. Si ces dernières savent mettre à jour la diversité des ancrages sociaux, contextuels, relationnels à travers lesquels les mécanismes d’interprétation des informations prennent des sens très variés, elles présentent en revanche le défaut de constamment ré-encastrer l’individu dans un ensemble pluriel et foisonnant d’attaches et de dépendances. Épousant beaucoup mieux les valeurs de l’individualisme en réseau, la psychologie cognitive présente l’avantage de défaire tous ces attachements et d’inscrire dans l’individu la ligne de partage entre rationalité et croyance.
Le répertoire des biais cognitifs que les psychologues ne cessent d’enrichir à travers des expérimentations parfaitement artificielles constitue le prisme à travers lequel les problèmes sont identifiés, expliqués et peuvent être résolus : les individus doivent lutter contre eux-mêmes parce, sous l’emprise d’une rationalité limitée, ils sont à eux-mêmes la principale cause de leur crédulité. Face à la désinformation, la réponse est toute trouvée : il faut aider les gens par une éducation rationnelle à lutter contre leur biais. En isolant les informations des circuits qui les mettent en visibilité et en individualisant les internautes, il ne reste plus alors devant nous qu’une question : est-ce que les informations sont vraies ? Est-ce que les gens y croient ?
Les infox ne rencontrent pas les internautes au hasard. Leur visibilité est une production collective du système de publications numériques.
Face à cette aporie, la force et l’originalité du travail de Yochai Benkler, Robert Faris et Hal Roberts est de proposer de changer de focale. Ils réinstallent des enjeux structuraux là où nous ne voyons plus que des individus biaisés et des informations atomisées. Ils ne se préoccupent pas de la relation singulière entre les infox et les internautes, mais des circuits qui assurent leur mise en visibilité.
Les infox ne rencontrent pas les internautes au hasard des interactions dans un monde devenu fluide. Leur visibilité est une production collective du système de publications numériques. Il faut que des gens fabriquent des infox, que des réseaux s’en saisissent, que des médias en parlent, que les algorithmes ne les filtrent pas pour que d’autres acteurs y répondent et que les publics se mettent à leur tour à les partager et les commenter.
L’infrastructure technico-économique du réseau n’agit pas toute seule. Elle est agie par un ensemble hiérarchisé d’acteurs interdépendants et de pratiques réglées qui ne s’est en rien évaporé sous prétexte que le grand court-circuit numérique aurait brusquement abolit le pouvoir des journalistes et des hommes politiques sur la production de l’agenda public. La hiérarchie entre émetteurs dominants, la proximité et la distance entre publications et les recouvrements de leurs audiences, la topologie des circuits de diffusion au sein du nouveau public en réseau, les articulations entre informations venues du centre et de la périphérie, sont le résultat d’une histoire, de stratégies et d’un ensemble d’interactions entre les espaces journalistique et politique. Cette structure n’a certes plus la forme pyramidale et hiérarchique à laquelle nous avait habitués l’espace public traditionnel, mais considérer qu’elle aurait disparu sous l’effet des nouvelles opportunités technologiques pour laisser libre cours aux biais cognitifs des internautes, c’est refuser de la penser au moment où son pouvoir se reconfigure dans un espace plus complexe.
Ré-encastrer les technologies numériques dans les spécificités politiques, médiatiques et culturelles des différents espaces nationaux est au cœur de la stratégie intellectuelle déployée par les chercheurs du Berkman Klein Center pour déconstruire la vulgate déterministe qui voit partout et dans tous les contextes s’exercer le même effet de la technologie sur tous les espaces publics. Avec une méthodologie qu’il faudrait mettre à l’épreuve d’autres contextes nationaux, comme le Médialab de Sciences Po l’a entrepris dans le cas français, ils ont analysé près de 4 millions d’articles de presse de l’écosystème médiatique américains, les liens hypertextes entre les sites de plus de 10 000 publications, les chiffres des partages des articles sur Facebook et Twitter.
Forts de si nombreuses données, ils cartographient cet espace en dessinant, sous forme de réseaux, les proximités entre médias dont les articles sont partagés par les mêmes comptes sur Twitter ou qui s’échangent des liens hypertextes. Ils fabriquent ainsi un ensemble très inventif de représentations des thématiques, des contenus des articles et des canaux par lesquels ils circulent sur le web. Une telle démarche présente l’immense intérêt de donner au débat sur la désinformation une carte et une structure pour comprendre quels sont les circuits qui sont ouverts, et ceux qui ne le sont pas, à la diffusion des infox.
Yochai Benkler, Robert Faris et Hal Roberts font apparaître une polarisation d’ensemble, une véritable déchirure, de la texture de l’espace médiatique américain.
Vu sous cet angle panoramique, les auteurs de Network Propaganda montrent que ce qui s’est passé aux États-Unis est sans doute plus important et plus grave que la bruyante apparition de nouveaux producteurs de désinformation. Yochai Benkler, Robert Faris et Hal Roberts font apparaître une polarisation d’ensemble, une véritable déchirure, de la texture de l’espace médiatique américain.
Alors que la polarité traditionnelle entre médias de centre droit et de centre gauche s’exerçait au sein d’un espace professionnel commun régi par des règles et un système de contrôle croisé, le paysage médiatique américain s’est clivé d’une manière particulièrement brutale lors de la campagne électorale de 2016. Autrefois considérés comme des médias du centre (The Hill) ou de centre droit, le Washington Post, ABC News, Business Week ou USA Today se retrouvent désormais dans le même espace de proximité que les médias libéraux de centre-gauche (The New York Times, CNN) ou de gauche (The Nation, Huffington Post, MSNBC).
Ce déplacement est la conséquence de l’émergence d’une nouvelle galaxie de média qui a évincé les publications du centre droit qui inclinaient vers le Grand-Old-Party. Tout comme le Parti Républicain a été littéralement kidnappé par Donald Trump reléguant vers le centre ses membres les plus modérés, la droite médiatique américaine est désormais dominée par un nouveau pôle constitué de Fox News, du Daily Caller et de Breitbart News entouré par une importante galaxie de sites d’ultra-droite dont l’audience est faible et la visibilité périphérique.
Les auteurs montrent que, toutes inquiétantes soient-elles, les fake news produites par la galaxie d’ultra-droite, les réseaux de désinformation russes ou la junk information du clickbait commercial ne sont en réalité guère menaçantes et fonctionnent dans un écosystème spécifique. Ce qui leur a donné un tel écho c’est cette transformation de l’architecture de l’espace public américain qui a vu les nouveaux médias dominant la droite américaine – Fox News, Breitbart – leur assurer une tonitruante promotion jusqu’à parvenir à en faire le thème principal de la conversation politique américaine.
La polarisation sous tension de l’espace public américain s’est soldée par une déchirure, libérant une partie des acteurs de l’espace médiatique dominant de toute référence aux normes de leur espace professionnel. Que des acteurs centraux, médias et/ou hommes politiques disposant d’une autorité et d’une forte audience, comme Fox News ou le compte Twitter de Donald Trump, se soient mis à relayer massivement ces infox en les soutenant contre l’évidence et au mépris des règles de la profession journalistique, constitue une nouveauté qui n’est pas mise en évidence dans tous les espaces publics – ce n’est pas le cas en France, par exemple.
Un double exemple peut servir d’illustration. Les auteurs de Network Propaganda contrastent le destin de deux fake news, l’une née à l’extrême-gauche (« Donald Trump a violé une fillette de 13 ans en 1994 »), l’autre dans l’ultra-droite (« Bill Clinton se rend régulièrement aux îles vierges (« île des orgies ») par avion (« Lolita Express ») afin de profiter d’un trafic pédophile d’enfants »). Apparues toutes les deux sur des sites périphériques, ces informations ont connu un début de diffusion dans les médias centraux avant d’être, les deux, démenties : les témoignages sont faux ou friables, les dates d’avions ne correspondent pas aux agendas, rien ne permet de soutenir la véracité des faits invoqués.
L’information concernant Donald Trump a vu sa diffusion immédiatement arrêtée par les médias américains ; la presse de centre-gauche s’est excusée et n’a plus évoqué l’information. En revanche, l’information concernant Bill Clinton, comme beaucoup d’autres à propos d’Hillary Clinton, a continué à être diffusée sans vergogne par Fox News sans aucune considération pour les démentis apportés par les autres médias.
L’espace journalistique américain s’est si fortement polarisé que deux réalités peuvent coexister sans que le champ journalistique ne parviennent à imposer une épreuve de vérité susceptible d’articuler des versions (éventuellement) différentes d’un même fait. La polémique frontale s’est substituée au conflit d’interprétation pour faire naître deux espaces de véridiction superposés, celui des « faits » et celui des « faits alternatifs » (alternative facts), sans doute l’invention majeure du trumpisme médiatique. Le président des États-Unis soutient posséder un authentique Renoir, ce que dément le Chicago Art Institute qui expose le tableau ; cela n’empêche en rien Donald Trump de présenter à ceux qui visitent son appartement le « vrai » Renoir.
Les « faits alternatifs » ne sont pas simplement une intéressante énigme ontologique pour philosophes. Ils ne tiennent pas tout seul. Ces énoncés si curieux ont besoin d’être investis, soutenus et validés par un système d’énonciation disposant d’une autorité symbolique suffisamment forte pour résister aux démentis venant de toute part les défaire, les moquer et leur demander grâce. Pour que les infox « tiennent », non pas à la périphérie, mais au centre de l’espace public, il faut d’abord qu’un segment de l’espace politico-journalistique et un public spécifique soient suffisamment installé pour les applaudir, les répéter et les défendre à tout prix. Mais il importe aussi de donner à l’espace public une forme purement agonistique pour transformer le légitime conflit des interprétations en pur rapport de force[2].
Le nœud de la démonstration de Yochai Benkler et de ses co-auteurs tient dans l’analyse des conditions dans lesquelles cette boucle de rétroaction de la désinformation (propaganda feedback loop) a pu établir un circuit de blanchiment des infox qui a littéralement coupé en deux, de bas en haut, l’espace public américain. Celle-ci, expliquent-ils, n’a pu s’installer qu’à la faveur d’une transformation du système d’incitations et de rétributions qu’a exploité le pôle Trump-Fox pour produire une différenciation forte avec le reste de l’espace médiatico-politique en nourrissant d’informations « fausses » une politique de l’identité s’appuyant sur la peur, la race et l’hostilité populiste à l’establishment.
Cette stratégie de radicalisation qui contredit les préconisations habituelles de positionnement central et de triangulation politique, n’a été gagnante que parce qu’un segment considérable du public américain a été préalablement familiarisé à cette radicalité par une exposition de plus en plus exclusive à Fox News. La chaîne est devenue la principale source d’information de 40% des électeurs de Donald Trump ; c’est aussi le seul média auquel ils accordent leur confiance. Elle a été un vecteur de fidélisation et d’identification des électeurs républicains beaucoup plus puissant que toutes les stratégies de désinformation numérique[3]. Lors de son lancement en 1996, le projet de Roger Aisle pour Fox News était, face à la mondialiste CNN, d’occuper le marché de la peur et d’agréger les angoisses sociales associés à la race et à la classe sociale.
Mais les prémisses de la constitution d’un tissu de média de l’ultra-droite remonte à beaucoup plus loin. Il a débuté avec les talk-show radiophonique de Rush Limbaugh dans les années 90, a profité de la dérégulation du secteur favorisant le développement de réseaux locaux de radio et de chaînes conservatrices soutenue par de riches mécènes ; il s’est déployé dans le paysage américain avec les outils d’échanges numérique du Tea Party. Fox TV est venu donner une audience et une visibilité nationale à ce tissu de médias conservateurs et radicaux qui s’était constitué de façon locale et périphérique.
« L’erreur ne se propage, ne s’amplifie, ne vit enfin qu’à une condition : trouver dans la société où elle se répand un brouillon de culture favorable », soulignait déjà Marc Bloch dans son texte sur les « fausses informations » de la Grande Guerre. « En elle, inconsciemment, les hommes expriment leurs préjugés, leurs haines, leurs craintes, toutes leurs émotions fortes »[4]. Pour que s’installe un circuit de diffusion des infox, il faut beaucoup plus qu’une infrastructure technique, il est aussi nécessaire que « les imaginations [soient] déjà préparées et fermentent sourdement ».
Les auteurs de Network Propaganda montrent comment un travail sur la langue a contribué à la production d’un imaginaire pour les infox. Pour les faire circuler et les voir reprises par des émetteurs centraux, les blanchisseurs d’infox ont effectué un véritable travail d’euphémisation afin de traduire les informations de l’ultra-droite « blanche » dans le vocabulaire plus policé de Fox News.
Les auteurs montrent par exemple comment un ensemble de termes propres aux sites suprématiste ou complotistes, comme celui « d’État profond » (deep state) va être progressivement incorporé dans le vocabulaire de Breitbart et faire l’objet d’un nouveau cadrage lors de l’affaire du Pizzagate ou de la fuite russe de la boîte mail d’Hillary Clinton donnant une audience démesurée à des complots rocambolesques.
Le seul usage du terme globalist, dont les auteurs montrent la circulation de la périphérie vers le centre (Steve Bannon, Fox News), suffit à produire une connotation antisémite sans avoir à afficher les propos, eux très explicites, des sites suprématistes. Une véritable division du travail idéologique s’est opérée de la même façon pour imposer le thème de l’immigration dans tous les débats de la campagne. Trump s’emploie à placer l’immigration mexicaine au centre de ses discours, pendant que la galaxie des médias qui le soutiennent, notamment Breitbart, fabrique un cadrage islamophobe de la thématique de l’immigration. Une porte idéologique est ainsi ouverte pour faire glisser la question de l’immigration vers la stigmatisation de populations multiples et différentes.
Si le système d’interdépendance entre les médias américains a pu se déchirer, c’est enfin en raison de son insuffisante autonomie à l’égard du champ politique. Le récit en a maintenant été bien fait, mais des relations de collusion quasi-symbiotiques se sont établies entre les équipes de Donald Trump, et aujourd’hui de la Maison blanche, et Fox News. Alors qu’une partie de la rédaction de la chaîne était encore réservée à l’égard de la candidature Donald Trump au début de la primaire, elle va progressivement se rallier unanimement au candidat et le soutenir sans aucune pudeur.
En juillet 2018, le vice-président de Fox, Bill Shine, devient même le directeur de communication du Président américain. Fox News est désormais une succursale de la Maison blanche dont elle n’est pas seulement le porte-voix, mais aussi le fournisseur de sujets pour les saillies présidentielles. Certaines diatribes de l’éditorialiste influent Sean Hannity, qui se présentait à la tribune avec Donald Trump lors de meeting des élections de mid term, sont directement sourcées dans les informations d’Infowars. Le talk-show du matin « Fox & Foe » fabrique délibérément la « réalité » de Donald Trump, son plus fidèle téléspectateur, pour qu’il la tweete. Normes professionnelles, principe de séparation des pouvoirs, contraintes exercées par les pairs, plus rien désormais ne contraint les idéologues de Fox News.
Cette polarisation extrême de l’espace médiatique américain a eu des conséquences décisives sur la formation de l’agenda public lors de la campagne électorale. Comme le soutient depuis longtemps la théorie des médias, s’il faut chercher un effet politique des médias, celui-ci doit être trouvé dans la structuration globale de l’agenda : les acteurs centraux de l’espace public sont en concurrence pour imposer aux électeurs la hiérarchie des enjeux qui organisent la compétition politique. Les auteurs de Network Propaganda montrent comment la boucle de propagande installée entre les sites de l’ultra-droite et le pôle Fox-Breitbart a imposé les principales thématiques de la campagne : l’immigration – i. e. sous-entendu, la race – la scandalisation d’Hillary Clinton et la personnalité de Donald Trump.
Ces thèmes sont devenus les principaux enjeux de la discussion publique, non pas sur les petits sites extrémistes ou dans les périphéries ultra de l’espace public numérique, mais au cœur même de l’espace médiatique, sur les grands réseaux de télévision et leurs interminables talk-show et même à la Une du New York Times qui a accordé plus de place à des titres portant sur le scandale de la boîte mél d’Hillary Clinton qu’à son programme politique. La manipulation de l’information n’est pas une affaire de production de fausses nouvelles mais une stratégie politique de grande ampleur pour transformer l’ensemble de la structure de l’espace médiatique.
Quelles leçons tirer de cette analyse fouillée de la situation américaine ? La première est que si la multiplication des infox est une conséquence indirecte de la liberté informationnelle offerte par internet, vouloir à tout prix nettoyer les écuries d’Augias risque de se payer d’une limitation dangereuse de la liberté d’expression. Il va sans doute falloir s’y habituer : les caves du web ne seront jamais très propres et civilisés.
Les modèles d’affaires basées sur le clic ont favorisé le développement d’un ensemble de médias d’information qui contribuent à une dégradation massive de la qualité des informations.
Il importe de trouver des moyens originaux pour favoriser une régulation des contenus sur le web, mais les auteurs de Network Propaganda soulignent que ces solutions, sauf à établir des moyens de contrôle punitif et à revenir à un contrôle a priori des publications, buteront toujours sur le caractère essentiellement ouvert des technologies numériques. Mais c’est une autre leçon qu’ils cherchent à mettre en évidence : il est sans doute plus important d’être attentif aux circuits qu’au infox. Qui les reprend ? Ceux qui les partagent disposent-ils d’une visibilité importante sur la toile ? Sont-ils au centre des lieux de production du discours publics ? Peut-être faudrait-il changer la direction du débat en s’intéressant moins à l’effet individuel que les infox exercent sur les internautes qu’à celui qu’elles produisent sur l’agenda public en profitant des fragilités nouvelles que la transition numérique exerce sur la structure de l’espace journalistique central.
Beaucoup de facteurs entrent ici en jeux, dont une grande partie sont d’ordre économique. Les modèles d’affaires basées sur le clic ont favorisé le développement d’un ensemble de médias d’information qui contribuent à une dégradation massive de la qualité des informations, à la remise en cause de la séparation entre information et divertissement et au développement d’une industrie massive de junk news susceptibles de relayer plus facilement des infox.
Ces questions sont décisives mais ne constituent pas l’angle d’attaque de Yochai Benkler et de ses co-auteurs. Ce à quoi il nous demande d’être attentifs, c’est au risque de rupture du jeu de règles et de contraintes auxquelles se soumettent, certes plus ou moins bien, les producteurs du discours public qui peut transformer un espace où s’exerce un contrôle mutuel sur les dires des uns et des autres en arène agonistique dans laquelle chacun constitue des univers de faits parallèles.
Si l’on doit tirer une leçon de l’expérience américaine, c’est bien de veiller sur la capacité de l’espace journalistique à exercer en son sein une critique mutuelle et une vigilance à l’égard des normes de la profession pour ne pas baisser la garde devant le pouvoir politique lorsque certains acteurs entreprennent de “blanchir” les thématiques de l’ultra-droite.