Économie

La cryptomonnaie Libra, pile et face

Economiste

Avec Libra, sa cryptomonnaie annoncée le 18 juin, Facebook entend révolutionner le monde de la finance. Les parlementaires américains sont moins enthousiastes, ils ont convoqué Mark Zuckerberg les 16 et 17 juillet. Mais est-on vraiment face à une révolution ? Cette nouvelle monnaie sera en effet très classiquement garantie sur des réserves de cash et des titres de dette publique… Analyse de certaines contradictions de la Libra.

Pratiqué de manière permanente et plutôt invisible, le pouvoir monétaire s’exerce parfois sur un mode beaucoup plus démonstratif : quelques jours après l’annonce par Facebook et un consortium de 27 sociétés de lancer une cryptomonnaie globale en 2020, les autorités américaines ont lancé une série d’avertissements et de convocations aux responsables du projet.

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La semaine dernière, la commission des services financiers de la Chambre des Représentants (dirigée par une démocrate) et la commission bancaire du Sénat (à majorité républicaine) ont demandé un moratoire sur le projet et lancé des convocations aux responsables, notamment à David Marcus, patron de Calibra, qui gère la mise en œuvre de cette nouvelle devise. Quant à l’audition de Mark Zuckerberg devant les sénateurs nord-américains, ne doutons pas qu’elle sera suivi  avec beaucoup d’attention, par les zélateurs comme par les détracteurs de Libra (nom cette nouvelle espèce numérique).

Les réactions des élus des deux chambres ne sont pas étonnantes car le F des GAFA (accompagné de Uber, Visa, Mastercard, Spotify…) est en train de mordre sur une prérogative essentielle de tout Etat, celui du privilège de battre monnaie. Depuis la mise en circulation des pièces de monnaies dans l’Antiquité, la frappe est en effet un acte politique : Paul Veyne note que dans l’Empire romain, « Les monnayages ne font qu’éterniser les mérites du prince à la face du ciel, du temps, de la postérité, de l’éternité. Le premier soin d’un prétendant au trône, d’un « usurpateur », était de frapper monnaie et particulièrement de la monnaie d’or. ». Aujourd’hui, lorsqu’on lit le livre blanc publié lors de l’annonce du lancement de la Libra, on lit qu’il émane de gens « convaincus que le développement de l’inclusion financière, le soutien des intervenants éthiques et la défense continue de l’intégrité de l’écosystème relèvent de notre responsabilité commune. » Dans le discours, il ne s’agit donc pas tant d’ajouter une fonctionnalité aux usagers du réseau social que d’améliorer le bien commun sur la planète…

Dans le projet Facebook, du côté pile on trouve les plus de 2 milliards d’utilisateurs (directement ou par les sociétés contrôlées comme Instagram, Messenger, What’s app) qui leste cette initiative d’un poids certain. Quant au côté face, Facebook représente une gigantesque entreprise de mise en ligne de profils. Que l’un des souverains du cyberespace, Zuckerberg, désire orner de son profil des coins, irait peut-être dans le sens de l’histoire… Mais l’opération est-elle vraiment disruptive ? Pour l’évaluer, revenons sur deux aspects de ce projet : ses racines idéologiques puis ses modalités pratiques de fonctionnement.

Aux sources du projet : redéfinir la création monétaire

Nés d’une méfiance envers les institutions financières traditionnelles, le bitcoin (fin 2008) et le cryptomonnaies ont engendré des espoirs de mutation du système économique. Le sociologue Nigel Dodd évoque une « techno-utopie », basée sur le codage, l’horizontalité, le volontariat, la collaboration. Selon Nakamoto, le mystérieux concepteur du bitcoin et de la blockchain, si chacun devient vérificateur et appose son sceau sur les transactions, on peut se passer des banques et des États. Encore faut-il éviter la circulation de fausses créances ou l’accumulation de doubles paiements. C’est pourquoi le principe proposé consistait à créer des unités de paiement enchaînées en « blocs ». La validation continuelle de la communauté des utilisateurs de ces blocs rendrait les jetons (coins) infalsifiables.

Le mystère entourant la personnalité de Nakamoto et la décentralisation du système ont propulsé cette initiative de monnaie sans souverain au premier rang des contestations monétaires. Mais en ce moment, avec le lancement programmé de Libra, l’histoire brève de ces instruments de paiements électroniques est en train de connaître une nouvelle évolution. On pourrait s’étonner d’un renversement des valeurs d’origine, d’un projet utopique devenant dystopique puisque récupéré par les géants du net et de la finance, mais en fait cette mutation apparaît comme logique. En effet, et ce depuis les années 1980-1990, les milieux libertariens férus de nouvelles technologies prospectent dans le domaine des moyens de paiement, avant même le lancement des réseaux sociaux.

Un informaticien, David Chaum, avait conçu e-cash, système permettant à un acheteur de réaliser des paiements en « signature aveugle » grâce au codage, mais avec un organe centralisateur. Pour certifier ces paiements, Chaum lança la société Digicash dans la Silicon Valley. Mais en 1998, alors que Digicash faisait faillite, le projet Paypal proposait plus pragmatiquement de s’articuler au système bancaire traditionnel pour assurer des transferts d’argent par courrier électronique, avec accès sécurisé au compte-chèques ou à la carte bancaire du correspondant. Cette société fit la fortune de deux de ses fondateurs, Elon Musk et Peter Thiel. Ce dernier, financeur initial de Facebook et libertarien assumé, décrivait son itinéraire en 2009 : « Comme entrepreneur et investisseur, j’ai concentré mes efforts sur Internet. À la fin des années 1990, il y eut la vision fondatrice de PayPal centrée sur la création d’une nouvelle monnaie mondiale, libérée de tout contrôle gouvernemental et de dilution – la fin de la souveraineté monétaire telle qu’elle existait. Dans les années 2000, des sociétés comme Facebook ont créé l’espace pour de nouveaux modes de dissidence et de nouveaux moyens de constituer des communautés non limitées par les États-nations. »

Quant à Musk, il affirmera plus tard que bitcoin permet d’opérer des transactions illégales, « ce qui n’est pas nécessairement mauvais ». Marcus, avant de passer à Facebook et de diriger l’association Calibra, a présidé Paypal. Parallèlement, la Better than cash alliance, financée notamment par la fondation Bill Gates (Microsoft) milite depuis des années pour un développement des monnaies numériques, sensées aider au développement des économies les moins favorisées. Depuis des décennies, donc, la volonté de s’affranchir du système des paiements traditionnel – régulé, vertical, contrôlé par les Banques Centrales – est inscrit au programme des Big Techs. La raison est simple : une privatisation du droit de battre monnaie générerait sans doute de nouveaux profits. Aujourd’hui, le bouclage Facebook/cryptomonnaies paraît donc totalement logique aux yeux de ses concepteurs.

La Libra et le « vrai monde »

Historiquement, le droit de « battre monnaie » amène un agent à profiter de sa position privilégiée pour contrôler les émissions au sein d’une communauté. L’historienne Christine Desan note que « La monnaie est créée lorsqu’une partie prenante utilise sa position nodale au centre d’une communauté pour marquer les contributions disparates des individus de manière commune ». La diffusion des moyens de paiement suppose donc le contrôle des réseaux : Hôtels des monnaies maillant un territoire, correspondants bancaires ou plateformes internet. On attend de l’émetteur qu’il garantisse une diffusion des instruments adéquate aux besoins du commerce, tout en évitant que des agents émettent de « faux droits ». C’est la raison pour laquelle la contrefaçon est un problème de grande envergure, depuis le monnayage métallique jusqu’aux problèmes actuels de cybersécurité. Ainsi, pour éviter la prolifération de fausses unités, Libra s’appuiera sur un registre fermé de blockchain pour tracer les opérations.

Mais « en face », les autorités américaines s’inquiètent également de l’impact qu’aurait l’introduction de ces nouveaux instruments de paiement aux contours imprécis. Dans son courrier du 2 juillet 2019, le comité des services financiers de la Chambre de Représentants s’inquiète d’un système qui pourrait devenir une « plateforme pour les activités illicites et le blanchiment d’argent » et d’un « nouveau système financier basé en Suisse qui deviendrait too big to fail ». Cette doctrine du « trop important pour faire faillite » s’applique normalement aux banques, alors que Calibra est sensé bâtir un système hors banques…

Examinons donc les modalités pratiques de cette innovation : ce que l’on connaît du fonctionnement concret de Libra fait apparaître des contradictions vis-à-vis des principes initiaux du projet. Il ne s’agit pas d’une monnaie qui évacue « les banques et les États », bien au contraire. À l’inverse du bitcoin, où chaque unité créée est définitive, les Libras seront continuellement créées et détruites en proportion des « dépôts » (achats d’unités par les usagers du système) et « retraits » (création pour les usagers). Ceci constitue un premier point de convergence avec le système bancaire traditionnel, ce qui amoindrit l’aspect disruptif de la combinaison. Ensuite, contrairement au bitcoin et à la plupart des cryptomonnaies, cet instrument aura une valeur garantie dans le « vrai monde » (« backed by real-world assets »). Il existera une réserve assurant sa valeur contre de trop amples mouvements spéculatifs (qui touchent bitcoin, ripple, ethereum etc…). Mais de quoi sera constituée cette réserve ? De liquide (cash) et « de titres publics provenant de banques centrales stables et réputées » …

L’ancien monde, hiérarchisé et centralisé, basé sur le cash et les titres publics est donc nécessaire à l’écosystème Libra. Pramatique, le consortium Facebok-Visa-Mastercard… a décelé certaines lacunes dans les cryptomonnaies « classiques », ce qui les a amené à assurer l’ancrage de leur instrument de paiement. Certes, le lien de cette devise numérique à un panier de monnaies est sensé asseoir la confiance de ses utilisateurs, mais pour les gérants du système, cette configuration sera surtout source de profit. En effet, les « retraits » effectués par les usagers ne seront pas générateurs d’intérêt (la Libra étant un moyen de paiement) alors les dépôts rapporteront un rendement aux gérants du système (rendement assuré par les actifs de la réserve). L’association Calibra, basée à Genève, se profile comme une nouvelle institution financière, pas très différente des grands fonds internationaux, si ce n’est sur un point essentiel : le nombre d’utilisateurs potentiels.

Si l’on résume la logique du projet, les fondements idéologiques de cette innovation se coalisent autour d’un rejet des banques et des États. En revanche, lorsque l’on examine les modalités de fonctionnement du système, les Libras seront créées selon un processus de dépôts et de retraits proche de celui des banques, et les titres de dette publique constitueront la réserve sur laquelle sera gagée le nouvel instrument. Notons que Facebook et consorts auraient tout intérêt à fuir les paradis fiscaux pour regagner des territoires à pression fiscale normale, puisque ce sont les impôts qui garantiront in fine la pérennité de leur nouvelle monnaie… Ces jetons numériques afficheront peut-être une nouvelle marque sur leur face, mais au revers, le souverain traditionnel sera toujours visible.


Ludovic Desmedt

Economiste, Professeur de sciences économiques à l'Université de Bourgogne - Franche-Comté