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Peine de mort pour les jihadistes en Irak : l’empire de la vengeance

Politiste

Au cours des dernières semaines, les procès de jihadistes français en Irak ont fait grand bruit médiatique. Ce sont ainsi onze d’entre eux qui, sommairement, ont été condamnés à mort à Bagdad. Si les réactions ont été particulièrement vives en France – applaudissant la sentence capitale ou au contraire dénonçant de graves irrégularités et l’arbitraire des décisions rendues –, ces jugements, envisagés depuis le contexte irakien, s’inscrivent dans la continuité de ceux déjà rendus depuis plusieurs années. Avec, en toile de fond, la vengeance.

Mi-août, l’ONU interpellait le gouvernement Philippe au sujet du transfert jugé illégal de onze jihadistes français vers l’Irak. Au terme de la chute du « califat » proclamé par l’État islamique à Mossoul trois ans plus tôt, des centaines de combattants, irakiens et étrangers, ont été traduits devant la justice dès l’été 2017. L’année précédente, le ministère de la Justice faisait état de 200 exécutions liées au terrorisme, dont celles d’une trentaine de combattants venus d’autres pays arabes. Depuis, cette dynamique s’est encore accélérée avec la fin officielle des opérations militaires contre le mouvement terroriste dans ses territoires et face à l’urgence, pour l’Irak, d’une judiciarisation rapide de ses membres.

Le cas des militants français est venu démontrer ce que beaucoup savaient : qu’importe qui ils visent exactement, ces procès se soldent en majorité par la peine de mort à l’issue d’audiences précipitées, lesquelles bafouent les droits les plus élémentaires de la défense en ne laissant aux accusés que quelques minutes pour s’expliquer, sans réelles investigations en amont, avec parfois des aveux obtenus sous la torture. Or, il faut bien reconnaître que les autorités irakiennes n’ont pas eu grand mal à rallier à leur doctrine punitive une population, traumatisée par la violence déployée par les radicaux, ou qui a purement et simplement tout perdu.

En 2018, le général Yahya Rassoul, porte-parole de l’armée irakienne, justifiait la politique de son gouvernement en ces termes : « Ces criminels de l’État islamique ont perpétré des crimes contre l’humanité et contre notre peuple en Irak, à Mossoul, Salahaddin, Anbar, partout. Pour être loyaux au sang des victimes et envers les Irakiens, les criminels doivent recevoir la peine de mort, un châtiment qui les éliminera et dissuadera tous ceux qui sympathisent avec eux. »

Cette déclaration a au moins eu le mérite de donner le ton : la justice telle que l’Irak la conçoit face aux exactions commises par l’État islamique se doit d’être exemplaire, brutale. Elle doit ne laisser aucune place à la clémence que le groupe jihadiste, toujours en lutte contre Bagdad et ses institutions, pourrait interpréter comme un signe de faiblesse.

Mais la « justice sauvage » appliquée par le gouvernement irakien aux jihadistes doit surtout être replacée dans son contexte précis, celui d’un combat à mort livré à l’Irak et ses citoyens par une organisation terroriste constituée en 2006. Cette violence spectaculaire et sans limites, sévissant depuis de longues années, éclaire la vengeance dont se revendiquent aujourd’hui les adversaires de l’État islamique.

Critiqués, controversés, les procès de jihadistes font office, aux yeux de nombreux Irakiens, parmi lesquels les victimes directes du jihadisme et leurs familles, de véritable catharsis. Ils visent moins la réparation et la réconciliation durables qu’un soulagement immédiat. Dans la même veine, ils visent moins à restaurer la confiance dans un système judiciaire mis à mal par des décennies de guerres qu’à répondre, dans l’urgence et par la vengeance, à des faits parfois indicibles. Dans le même temps, nul ne sait quelles en seront les répercussions : d’aucuns peuvent penser qu’il s’agit là d’une étape symboliquement essentielle, fondamentale pour tous ceux qui ont souffert, d’un élan vengeur naturel ; d’autres y verront plutôt les jalons d’autres cycles de représailles à venir.

En toile de fond, une vengeance systématique

Si l’on aurait pu attendre de la défaite militaire de l’État islamique la mise en marche d’une justice transitionnelle en Irak, en suspens depuis des années, la reconquête de Mossoul par les forces irakiennes au cours de l’été 2017, appuyées par les frappes aériennes de la coalition, s’est en réalité traduite par une féroce campagne de rétribution contre les militants du groupe terroriste. Sur les ruines du « califat », ce sont des centaines de jihadistes qui ont été arrêtés et incarcérés par les forces anti-terroristes. Sur le fondement du renseignement militaire collecté, tous les suspects ont automatiquement été appréhendés et des mandats d’arrêt prononcés contre ceux en fuite ou supposément cachés parmi les populations.

L’heure était donc davantage à la revanche qu’à une justice de réconciliation. La dynamique à l’œuvre est d’ailleurs antérieure aux événements récents : depuis 2013, Bagdad détient plus de 19 000 individus accusés d’actes de terrorisme, dont la plupart en lien avec l’État islamique, et le gouvernement de Bagdad a condamné plus de 8 800 militants, dont près de la moitié à la sentence suprême. D’après les statistiques, au moins 250 jihadistes auraient été exécutés. Si certaines voix s’élèvent dans la communauté internationale contre cette justice expéditive, les Irakiens la considèrent pour leur part comme légitime et applicable à des détenus aussi jeunes que 16 ans. Il en va de même pour leurs partenaires kurdes dans l’enclave autonome du Nord.

En dehors de ce système, c’est une justice extra-judiciaire qui a largement cours. Règlements de comptes et meurtres de vengeance visant tous ceux soupçonnés d’avoir appartenu au projet jihadiste sont monnaie courante, dans toutes les provinces où l’État islamique s’était implanté, impliquant à la fois l’armée irakienne, les milices chiites, les tribus sunnites adversaires des jihadistes, mais aussi de simples civils qui ont fait l’expérience de la barbarie et sont décidés à en découdre avec leurs anciens bourreaux, plus ou moins clairement identifiés. Car dans bien des cas, il demeure difficile de différencier les protagonistes actifs des simples complices ou populations ayant collaboré avec les jihadistes car ils n’avaient guère d’autre choix.

Dans cet environnement de suspicion généralisée, de nombreux individus sont stigmatisés et pourchassés en raison de la seule perception d’une coopération passée avec l’État islamique, même en l’absence de preuves tangibles. Les actes de vengeance personnels comme collectifs redoublent d’autant plus de violence que nombre de civils, de toutes confessions, ont enduré certaines violations extrêmes, vu leurs droits élémentaires bafoués, se sont sentis trahis par les terroristes ou ont tout simplement fait l’objet de menaces.

Au-delà des combattants avérés, de simples fonctionnaires des administrations passées sous le diktat jihadiste ont aussi été appréhendés et jugés pour des faits terroristes, même lorsqu’ils déclaraient n’avoir endossé qu’un rôle subalterne, contraint, n’avoir jamais porté les armes ou même reçu un entraînement militaire. Il est démontré, à cet égard, que beaucoup occupaient leurs postes avant l’arrivée de l’État islamique et qu’ils n’ont fait que s’adapter à de nouvelles circonstances afin d’assurer leur survie ou celle de leurs proches.

Le retour de dizaines de milliers de déplacés dans leurs provinces d’origine, comme à Ninive, semble avoir encore accru les tensions à l’encontre de ceux restés sur zone. De fait, beaucoup d’anciens habitants ayant fui dans des conditions parfois inhumaines et revenus sur les lieux ne peuvent voir leurs anciens voisins autrement que comme des collaborateurs et projeter sur eux une profonde rancœur. Ce phénomène, et le désir vengeur qu’il sous-tend, est observable jusqu’au sein des familles, déchirées entre ceux ayant pris le parti des jihadistes et ceux entrés en résistance, même passive. Or, ces mêmes familles font également les frais des représailles d’autres communautés plus nettement victimisées. Aussi l’appartenance d’un seul membre à l’État islamique suffit-elle souvent à jeter l’opprobre sur toute une fratrie.

Le procès, théâtre d’une catharsis collective

Resitué dans cet espace sociopolitique large, le procès de tout jihadiste en Irak prend donc une dimension nouvelle, que l’on peut examiner d’un point normatif quand il s’agit de s’interroger sur le sort de « nos » jihadistes mais qui reflète surtout les fractures à vif et multiples qui ont accompagné la montée en puissance de l’État islamique puis son déclin et sa déroute militaire. La vengeance décrite plus haut, mobilisant différents acteurs et différentes motivations, trouve dans la justice arbitraire des procureurs et des magistrats une validation explicite, notamment lorsque ceux-ci – et c’est souvent le cas – ont aussi été intimement exposés à la violence.

Dès lors, l’arène judiciaire se transforme en un théâtre cathartique pour l’ensemble du corps social irakien, dans lequel les juges ne s’embarrassent guère des témoignages, des plaidoiries d’avocats, ne différencient plus entre eux les prévenus, ce qui supposerait de prêter attention à leur parole. Mais là n’est pas l’objectif. Masquant à peine leur émotion durant les discussions et délibérés, les juges irakiens jouent un autre rôle, remplissent une fonction sociale : ils sont les vecteurs d’une colère partagée, d’un besoin d’en découdre qui les surpasse, dont ils ne sont en quelque sorte que des convoyeurs. La condamnation méthodique, indiscriminée, à la peine de mort est thérapeutique : elle n’effacera jamais la mémoire des violences, mais en allègera le poids, même temporairement. Réaction à ces violences, et déchargeant l’affect traumatique, elle ne peut être moindre. Alors que la vengeance se substitue à toute justice de ce nom, il est espéré qu’elle « ventile » le crime, annihile la charge émotionnelle négative qui s’y associe en ouvrant une nouvelle ère pour la société une fois le meurtrier « supprimé ».

« Parle plus fort ! Pourquoi est-ce que tu n’arrives pas à parler plus fort ? Pourtant tu l’as fait quand tu lançais des menaces après les attentats en France de 2015 ? », lançait le juge irakien Ahmed Mohammed Ali lors du procès du jihadiste français Brahim Nejara, lui-aussi condamné à mort. Comme dans la plupart des autres procès, la colère était enfin verbalisée et l’on ressentait distinctement, à travers les mots, la voix du magistrat, la satisfaction d’infliger la sentence suprême. Relevons à ce titre qu’à l’origine, la racine grecque katharsis renvoie à l’idée de purification, de purge émotionnelle, de renouveau et de gratification. Envisagé de ce point de vue, le procès du jihadiste et sa condamnation à mort sont indirectement vécus sur le mode de la renaissance, que celle-ci soit conscientisée ou non par les victimes et témoins.

Autre symbole de cette catharsis, la retransmission sur la chaîne télévisée Al-Iraqiyya, chaque vendredi à heure de grande écoute, des « confessions » de jihadistes condamnés à la peine de mort et vêtus de la fameuse tunique orange des prisonniers. Très populaire, ce programme a parfois pu montrer des images crues des exactions qui leur sont imputées. « Dans les griffes de la loi » ramène des jihadistes placés sous haute sécurité sur la scène de leurs crimes en leur faisant revivre les événements. Il s’agit ici non seulement de recueillir leurs aveux, mais aussi leurs regrets, en offrant aux spectateurs un rituel de guérison qui passe par la verbalisation de la source d’indignation et de colère, en l’espèce le crime jihadiste, reconnu publiquement.

Une « justice sauvage » à la portée incertaine

Se produit ainsi une sorte de retournement, de renversement de l’agression et de son contenu vers le jihadiste même, ce qui constitue une autre facette du processus cathartique. Autrement dit, quoiqu’elle ne soit en aucun cas comparable aux crimes jugés, la condamnation à mort des jihadistes est déjà en soi une agression « renvoyée » à l’agresseur initial, supposée convaincre tout un chacun que la situation est désormais sous contrôle, que tout ira mieux, que le cours de la vie peut reprendre, qu’avec l’exécution du jihadiste, c’est la violence dans son ensemble qui disparaît. Les comptes seront soldés et les victimes et la société définitivement vengées de la violence qui en premier lieu les a atteintes.

Or la portée pacificatrice d’une telle logique transitant par la voie judiciaire, au profit supposé du plus grand nombre, n’est pas une issue pleinement garantie mais seulement une hypothèse. En effet, la vengeance qu’appliquent les autorités irakiennes aux jihadistes sur leur territoire, envisagée comme partie intégrante d’une justice de rétribution caractéristique d’un après-État islamique, n’est pas dénuée de coûts et de risques.

Dans le pire des scénarios, on peut s’attendre à ce qu’elle ne fasse qu’alimenter durablement le conflit irakien. C’est malheureusement le plus probable au regard de la résurgence jihadiste déjà à l’œuvre depuis de longs mois, de la réorganisation des militants et des attaques armées qu’ils signent ici et là, entravant tout espoir de stabilisation et pacification dans les provinces libérées. À chaque nouvelle pendaison de jihadiste, on peut s’attendre à de féroces représailles revendiquées par l’État islamique. Et chaque partie cherchera perpétuellement à triompher sur l’autre, augurant de nouveaux jours meurtriers si ce cycle infernal n’est pas brisé.

Dans le meilleur des scénarios au contraire, le désir vengeur qui s’exprime par ces procès ne conduira pas à une aggravation de la crise mais pourra éventuellement la stabiliser. Il s’agit de la stratégie précisément poursuivie par le gouvernement irakien, considérée comme la plus dissuasive. De surcroît, compte tenu de l’ampleur des dévastations qu’a occasionnées le court règne jihadiste dans différents gouvernorats du pays, mais aussi en raison de la lassitude des populations qui ont tant souffert de cet engrenage, l’État islamique rencontrera d’importantes difficultés avant d’espérer rétablir un semblant de tutelle sociopolitique. Et plus il s’adonnera lui-même à une vengeance aveugle, à coups d’attentats et d’assassinats, plus son rejet par les civils sera grand, et plus son projet s’étiolera.


Myriam Benraad

Politiste, Professeure en relations internationales à l’Université internationale Schiller et à l’Institut libre d’étude des relations internationales et des sciences politiques de Paris