Éducation

Faut-il avoir confiance dans l’éducation ?

Sociologue

Malgré le caractère indiscutable de ses principes, le long processus de massification scolaire n’a pas eu que des conséquences heureuses. Si l’ancienne école républicaine pouvait sembler « innocente » face aux inégalités de classes, l’école démocratique s’est constituée en système d’agrégation de « petites inégalités » au long de la scolarité. Le sort des vaincus de la sélection scolaire s’est dégradé et a engendré colères et frustrations, affaiblissant sensiblement la confiance dans les valeurs démocratiques portées par l’école.

La longue période de massification scolaire ouverte au début des années 1960 n’a pas tenu toutes ses promesses. Il importe de comprendre quelques-uns des paradoxes provoqués par les profondes mutations des systèmes scolaires dans les sociétés riches, ouvertes et, encore, plus ou moins démocratiques, car les déceptions engendrées par la massification scolaire affectent les conduites des acteurs, leurs représentations des inégalités et leur confiance en eux et dans les sociétés dans lesquelles ils vivent.

Même si les mutations du capitalisme et celles des États nations expliquent sans doute mieux les crises que nous vivons que les seules transformations de l’école, on doit aussi s’interroger sur le rôle de l’éducation. Interrogation d’autant plus nécessaire qu’elle pourrait élargir la critique et appeler de profondes réformes.

Les postulats de la confiance dans l’éducation

Au cours des cinquante dernières années, le lycée français s’est ouvert à presque tous les élèves et l’enseignement supérieur, à beaucoup d’entre eux : plus de 80% des jeunes âgés de 18 ans sont scolarisés et plus de 40% des jeunes âgés de 21 ans sont étudiants. Ceci n’a rien d’exceptionnel et bien des pays comparables font beaucoup mieux. En France notamment, le développement de l’éducation a été justifié par trois arguments dont l’origine est bien antérieure à la massification amorcée au début des années 1960 puis accélérée dans les années 1980.

Le premier postulat est celui de la croyance dans les progrès de l’égalité. Alors que les longues carrières scolaires étaient, de fait, réservées aux élèves issus des catégories sociales les plus favorisées, à l’exception de quelques boursiers parvenant à se glisser au lycée, l’ouverture de l’enseignement secondaire et l’allongement des études devaient accroître l’égalité des chances scolaires. En plaçant tous les élèves dans les mêmes conditions, la massification scolaire a porté une promesse démocratique selon laquelle l’égalité des chances devant les épreuves scolaires devait progressivement devenir la norme scolaire. À terme, seul le mérite scolaire devait commander les carrières scolaires, réduisant ainsi le poids des inégalités économiques, sociales et culturelles qui, jusque-là, paraissaient déterminer les destins scolaires dès la naissance. Dans une école équitable et ouverte à tous, on ne pourrait plus opposer l’école du peuple à celle des élites, l’école des filles à celle des garçons, l’école des travailleurs à celle de la bourgeoisie.

Le deuxième postulat est celui de « la société de la connaissance » et du développement du capital humain. La scolarisation de masse élève de niveau de compétence de la main d’œuvre. Plus les travailleurs sont qualifiés, mieux ils sont rétribués, et plus l’économie est compétitive. « Quand on n’a pas de pétrole, on a des idées » et les longues formations scolaires sont un investissement utile à chacun et à tous : les plus qualifiés sont mieux payés et, plus ils sont nombreux, plus l’innovation se déploie et plus robuste est la croissance.

Le troisième postulat est celui des progrès des Lumières, de la Raison et de l’esprit démocratique, de toutes les valeurs auxquelles l’école républicaine est identifiée. Ouvrir l’école et allonger les études, c’est renforcer l’école émancipatrice, ouvrir les élèves aux humanités et aux sciences, développer l’esprit critique. C’est aussi élever le niveau culturel de la population. Plus les élèves sont scolarisés longtemps, plus ils s’imprègnent des vertus des sociétés démocratiques, plus ils sont des citoyens éclairés, lucides, tolérants et solidaires, plus ils aiment la liberté, l’égalité et la fraternité. À travers les connaissances transmises et les effets d’une longue vie scolaire commune à tous, l’école doit étendre sa vocation « civilisatrice », souder la nation et renforcer la démocratie.

Tous ces postulats ont formé un ensemble de promesses auxquelles les citoyens, et plus encore le monde enseignant, ont adhéré. Comment, dans la tradition républicaine française, ne pas croire que l’école peut combiner la justice sociale, les valeurs démocratiques et le développement du capital humain ? Il ne s’agit donc pas de contester les fondements-mêmes de ces postulats, mais de montrer que leur mise en œuvre a engendré des tensions, des contradictions et des déceptions qui nous obligent à regarder les faits en face et à nous interroger, aujourd’hui, sur les réformes nécessaires.

Changements dans la production des inégalités scolaires

Si on en reste aux taux bruts de scolarisation, la massification scolaire, des années 1960 aux années 2000, peut être tenue pour un succès. Les enfants des classes populaires et plus encore les filles sont entrées dans l’enseignement secondaire et dans l’enseignement supérieur comme aucune des générations précédentes. Par un effet mécanique, les nouvelles places offertes par la massification ont permis d’accueillir des catégories sociales qui, jusqu’aux années 1980, étaient condamnées aux scolarités courtes et à la mise au travail précoce. Bien sûr, de grandes inégalités persistent : en 2012, 86% des enfants de cadres obtiennent le baccalauréat, contre 58% des enfants d’ouvriers ; 78% des premiers vont dans l’enseignement supérieur contre 42% des seconds. Mais ces inégalités-là sont moins décisives que les changements survenus dans le mode de production des inégalités scolaires.

Alors que, jusqu’aux années 1950, l’école séparait précocement les élèves au terme des études primaires, avec d’un côté les enfants du peuple et de l’autre les héritiers et quelques boursiers, l’école démocratique de masse a vocation à accueillir tous les élèves dans un collège unique et à les orienter ensuite en fonction de leurs performances. Dans le premier « mode de production », les inégalités de scolarité pouvaient apparaître comme une conséquence directe des inégalités sociales et des aspirations associées à chaque classe sociale et à chaque sexe. De manière assez paradoxale, l’école était perçue comme étant plus juste que la société, car si les inégalités de classes, le capitalisme, déterminaient les parcours scolaires, l’école pouvait « sauver » quelques enfants du peuple particulièrement méritants.

Dans l’école démocratique de masse, tous les élèves participent à une compétition a priori équitable où les inégalités de performances devraient résulter de la valeur et du mérite des élèves. À partir d’inégalités sociales initiales, les inégalités scolaires se constituent et se creusent durant les parcours des élèves selon un mécanisme d’agrégation des petites inégalités, de « distillation fractionnée », de tri continu des élèves. Assis dans les mêmes salles de classes, confrontés aux mêmes enseignants et aux mêmes programmes, les élèves sont progressivement séparés jusqu’au terme de leurs parcours. Alors que les inégalités scolaires semblaient résulter directement de la structure des inégalités sociales, elles procèdent désormais de l’accumulation et de la répétition des petites inégalités entre les élèves. À la fin, les vainqueurs et les vaincus sont les mêmes que naguère, mais ils sont le produit d’une compétition continue plus que d’un tri initial.

Au temps de l’école républicaine traditionnelle, les inégalités juvéniles opposaient grossièrement ceux qui faisaient de longues études à ceux qui n’en faisaient pas. Aujourd’hui, à ce clivage de classes s’est substitué une chaîne subtile d’inégalités internes au système scolaire lui-même. Les inégalités les plus vivement ressenties n’opposent plus ceux qui étudient à ceux qui travaillent, mais elles distinguent tous les élèves en fonction des établissements, des filières, des options, des mentions, des choix d’orientation, car ce sont ces « petites » inégalités qui sont décisives. Plus encore, alors que l’école républicaine pouvait sembler « innocente » face aux inégalités de classes qui s’imposaient à elle, elle est aujourd’hui mise en accusation puisque l’organisation et les pratiques scolaires elles-mêmes participent de ces petites inégalités qui deviendront de grandes inégalités finales.

Les familles, en tous cas les familles informées, n’ignorant rien de ces processus inégalitaires, interviennent activement dans la production des inégalités par le choix des établissements, des filières, des options, des diverses orientations, et par le « coaching » éclairé des enfants. Ces familles ne font plus confiance à leur seul capital culturel, elles « choisissent » l’inégalité et la sélection pour leurs enfants, sachant que dans l’école démocratique de masse il ne suffit plus de bien naître pour réussir : il faut aussi connaître la bonne école, la bonne option, les bons camarades et les bons loisirs. La confiance « naïve » dans l’école ne suffit plus.

Enfin, l’égalité des chances méritocratique a des effets profonds sur l’expérience des élèves qui sont tentés de s’attribuer la responsabilité de leurs succès et de leurs échecs. Les gagnants et les perdants d’une compétition scolaire continue ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes : les premiers ne doivent leurs succès qu’à leur mérite, les seconds se sentent responsables des échecs qui mettent en cause leur valeur personnelle. Aussi n’est-il pas surprenant que ces élèves puissent manifester du ressentiment, voire de la haine, contre une école qui, à leurs yeux, les a intégrés pour mieux les exclure tout en leur attribuant la responsabilité de cette exclusion. Au fond, ceux qui réussissent comme ceux qui échouent ont moins confiance dans une école plus ouverte que jamais, mais une école qui a placé la compétition méritocratique au cœur de son fonctionnement.

Des relations incertaines entre les systèmes de formation et les marchés du travail

De manière générale, les études « paient » : plus les jeunes sont diplômés, plus ils ont des chances d’accéder à un emploi intéressant et bien payé, et on peut penser que la croissance en bénéficie. Mais cette « loi » générale souffre de nombreuses exceptions car la course entre la technologie et la formation n’est pas nécessairement harmonieuse. Durant les premières années de la massification scolaire, la rentabilité des diplômes a été maintenue, voire accrue, car la demande d’emplois qualifiés était supérieure à l’offre de diplômes. En se multipliant, le baccalauréat n’avait rien perdu de son utilité, les jeunes salariés étaient relativement bien payés et nombre d’entre eux ont connu une promotion professionnelle au-delà de leurs seules qualifications scolaires ; bien des cadres ne sortaient pas des grandes écoles. Cette période a sans doute installé l’image d’un « ascenseur social ».

S’il va toujours de soi que les diplômes sont rentables, avec la massification leur utilité est extrêmement contrastée en fonction des écoles, des formations et des filières. Qu’elles soient élitistes ou professionnelles, les filières sélectives recherchant une adéquation entre les formations et le marché du travail parviennent à maintenir une forte utilité. Mais ce modèle adéquationniste ne concerne pas les formations plus générales conduisant les étudiants vers une longue période d’insertion, parfois de précarité, avant que d’occuper un emploi relativement stable, et, dans ce cas, près d’un emploi sur deux n’a guère de lien avec la formation suivie.

La peur du déclassement s’est installée puisqu’il ne suffit plus de « monter » dans la hiérarchie scolaire pour s’élever dans la hiérarchie sociale. D’un côté, la massification a accru la compétition pour l’accès aux diplômes les plus sélectifs et les plus rentables et l’origine sociale des futures élites s’est plutôt élevée. D’un autre côté, les jeunes non diplômés sont condamnés au chômage et à la précarité ; quand le nombre de diplômés s’accroit, l’absence de diplômes devient, à la fois, un handicap et un stigmate.

De manière générale, les comparaisons internationales nous apprennent que plus l’emprise des diplômes sur l’accès à l’emploi et les rémunérations est élevée, plus les inégalités scolaires sont, elles aussi, élevées. Ceci se comprend aisément : quand les individus croient que tout leur avenir se joue à l’école, ils ont intérêt à creuser les inégalités scolaires et la distance qui les sépare des autres. Ce mécanisme inégalitaire semble particulièrement actif en France parce que l’emprise des diplômes y est forte, parce que les parcours scolaires y sont rigides et les deuxièmes et troisièmes chances, plus rares qu’ailleurs. 

La massification scolaire et les valeurs démocratiques

Victor Hugo affirmait que « chaque fois que l’on ouvre une école, on ferme une prison ». Depuis cinquante ans, nous avons ouvert beaucoup d’écoles et beaucoup de prisons. Les sociétés les plus scolarisées ne sont pas nécessairement à l’abri des mouvements autoritaires, des populismes et de la défiance envers la démocratie. Évidemment, il serait absurde d’attribuer à l’école la responsabilité de ces inflexions si contraires au projet émancipateur de l’éducation. Mais ceci n’interdit pas de s’interroger sur le rôle de l’école qui peut renforcer la confiance démocratique des uns, et la défiance des autres.

Plus les individus sont longuement éduqués, plus, généralement, ils adhèrent aux vertus démocratiques : tolérance, respect des institutions, confiance dans les autres… Mais force est de constater que cette action positive reste très inégalitaire si l’on en juge par les comparaisons de PISA qui mesurent le niveau moyen des acquis à l’âge de quinze ans, et les inégalités de ces acquis. En France, par exemple, les inégalités d’acquisition sont extrêmement prononcées et une grande partie des élèves reste très en dessous du niveau moyen. De même, les enquêtes du ministère de l’Éducation montrent que près de 20% des élèves ont de profondes lacunes avant que d’entrer au collège. Autrement dit, la massification scolaire a laissé de nombreux élèves de côté et l’on peut imaginer aisément que ces élèves ne croient guère aux vertus civiques que l’école est censée transmettre. On peut d’autant plus le penser que, dans notre pays, les inégalités d’acquisition à l’âge de quinze ans sont supérieures à celles que devraient engendrer les seules inégalités sociales.

L’école de masse n’est pas toujours celle de bienveillance et celle de la confiance en soi et dans les autres. Tout se passe comme si les individus et les classes sociales qui se sentent exclus des bienfaits de l’égalité des chances rejetaient l’école et ses valeurs trahies par une institution qui n’a pas tenu ses promesses. Plus les individus sont éduqués, plus ils sont tolérants, ouverts aux autres et attachés aux valeurs démocratiques et, bien souvent, plus ils votent à gauche. A contrario, le sentiment de mépris manifesté par beaucoup procède, pour une part, de l’indignité scolaire éprouvée par ceux qui pensent que l’école les a méprisés et exclus.

Cette hypothèse est d’autant plus crédible que les sociétés qui ont le plus résolument massifié leur système scolaire ne sont pas nécessairement celles qui ont les plus faibles taux de criminalité, les plus faibles taux de participation électorale et les aspirations les moins autoritaires. Ce qui semble valoir pour la Finlande et pour la Suède, malgré les poussées d’extrême droite dans ces pays, ne vaut pas pour les États-Unis et, dans une moindre mesure, pour la France et la Grande-Bretagne où s’imposent les mouvements nationalistes, xénophobes et autoritaires. Tout se passe comme si les plus diplômés devenaient plus libéraux, au sens culturel et politique du terme, et comme si les autres l’étaient de moins en moins. Sans doute, ces orientations politiques ne s’expliquent pas seulement par le diplôme, mais, dans tous les cas l’école ne parvient pas à contrer efficacement les fractures culturelles et sociales qui rongent nos sociétés.

Succédant aux Églises, l’école a longtemps eu le quasi-monopole de la transmission de la « grande culture », des cultures nationales et des conceptions de la vérité. Mais, en même temps que l’école a été massifiée, elle a perdu ce monopole quand tous les individus et plus encore les jeunes, ont l’impression de pouvoir connaître le monde et les « vérités » par la grâce des écrans et d’internet. Les progrès de l’éducation scolaire ne se traduisent pas forcément un progrès de la literacy, de la culture générale. Le même pays peut avoir les meilleures universités du monde, des taux de scolarisation élevés, et une adhésion massive aux théories les plus irrationnelles et aux discours les plus démagogiques. La massification a aussi largement ouvert les portes de l’école aux cultures juvéniles qui « résistent » souvent aux cultures scolaires. Le déclin de l’autorité de la culture scolaire n’est peut-être pas sans conséquences sur le métier des enseignants qui perd de son prestige et de son autorité morale, qui est aussi plus difficile à exercer quand les élèves sont moins triés en amont des études secondaires et supérieures. Dans bien des pays, il devient difficile de recruter des enseignants.

Retrouver la confiance

Bien que la massification ait bénéficié d’un large soutien, puisque chacun y a gagné ou a espéré y gagner, les difficultés et les paradoxes de ce long processus laissent entendre une petite musique conservatrice : dénonciation de « l’égalitarisme » et de la « baisse du niveau », de l’inflation scolaire, de la fin de l’autorité… Il suffit d’écouter les oppositions françaises au collège unique, et « vraiment » unique, pour entendre ces voix. Bien sûr, les conservateurs ne disent jamais ce qu’ils feraient des centaines de milliers d’élèves exclus du collège, du lycée et de l’enseignement supérieur, à part les mettre en apprentissage ! En face, d’autres voix affirment que si la massification connaît des problèmes, c’est parce que nous n’en faisons pas assez ; quitte à laisser de côté la question des relations entre les formations et les emplois, les orientations subies et les taux élevés d’abandons. L’école serait toujours pure et « innocente » face à un monde injuste et pervers. Beaucoup plus discrets, d’autres encore pensent, comme Ivan Illich, que l’école pose plus de problèmes qu’elle n’en résout et qu’il faut désormais réduire la voilure au profit d’autres systèmes de formation et d’éducation, sans que l’on ne sache jamais lesquels.

Contre ces dénonciations et ces indignations, mieux vaut accepter la massification scolaire tout en regardant en face ses épreuves et ses paradoxes afin de réduire la distance entre les principes et les faits. Dans cette perspective, le premier impératif est la prise en charge des vaincus de la méritocratie scolaire. Il nous faut sortir du tropisme élitiste qui commande la conception française de l’égalité des chances. Il va de soi que le faible nombre des élèves d’origine populaire dans les écoles de l’élite (Polytechnique, l’ENS, l’ENA ou Sciences-Po…) doit nous scandaliser.

Mais alors que nous consacrons une large part de nos querelles aux modalités de recrutement de ces écoles, ce qui est bien et nécessaire, nous laissons de côté des « discriminations négatives » beaucoup plus massives et sans doute plus douloureuses quand l’orientation vers l’enseignement professionnel se fait par l’échec plus que par le choix, et quand bien des établissements et des formations n’accueillent que les élèves issus des classes défavorisées et des minorités. La discrimination est plus élevée dans un LEP de banlieue qu’à Sciences-Po. Mais notre croyance dans la légitimité des hiérarchies scolaires est telle que, bien souvent, cette situation est perçue comme « naturelle ». Si un jour la gauche voulait dire et faire quelque chose de décisif sur l’égalité scolaire, elle devrait moins s’intéresser à la réforme de l’ENA ou à la disparition de la filière S, qu’à la prise en charge du dossier des formations professionnelles qui concernent peu les classes moyennes et les débats publics, mais beaucoup plus les classes populaires.

De la même manière, comment se satisfaire d’un système d’enseignement supérieur dual opposant les formations très sélectives en amont afin de garantir le niveau et l’utilité des formations, et d’un secteur universitaire sélectionnant pas ou peu, mais dans lequel les étudiants se sélectionnent eux-mêmes par l’abandon et les réorientations avant que d’être souvent confrontés à une longue période d’insertion. Pourtant, ce système va tellement de soi qu’une grande part de l’opposition à Parcoursup a « oublié » de le mettre en cause. Contre un système reposant sur des filières rigides et juxtaposées, nous devrions multiplier les passerelles et les fluidités des parcours afin que les étudiants n’aient plus le sentiment d’être pris dans des nasses ou dans des tubes dont ils ne peuvent sortir. De la même manière, chez nous, les étudiants salariés, pas ceux qui ont des petits boulots, et les étudiants en reprise d’études sont très peu nombreux quand on se compare aux systèmes du nord de l’Europe. Là aussi la norme élitiste du parcours linéaire parfait s’impose à tous aux dépens de celles et ceux qui ne peuvent y satisfaire.

Bien que l’école ne soit pas responsable de l’état du marché du travail et qu’il soit difficile de construire une école juste dans une société habituée à vivre avec près de 10% de chômage et plus du double chez les jeunes, la question de l’utilité des formations est essentielle. Il est particulièrement injuste que certaines formations débouchent sur des rentes, alors que d’autres offrent des utilités faibles et incertaines. Généralement, la gauche et bien des enseignants n’aiment pas cette approche « utilitariste » des formations. Or, l’égalité des utilités des diplômes est un principe de justice aussi robuste que l’égalité des chances d’accéder aux élites. Il faut accepter que le monde de la formation et celui de l’économie, qu’il nous plaise ou pas, se parlent plus qu’ils ne le font, et se parlent au niveau local. À cet égard, notre système scolaire n’offre pas suffisamment de formations ciblées sur des segments d’emploi, des formations utiles à ceux qui ignorent tout des classes préparatoires et des grandes écoles qui continuent à fixer la seule norme de l’excellence.

Enfin, si l’on veut que l’école ait une capacité éducative, si l’on veut qu’elle forme des citoyens actifs autrement qu’en affichant des principes, il importe de changer progressivement notre modèle éducatif plutôt que de multiplier les dispositifs « d’éducation à », la citoyenneté, la « diversité », l’écologie, l’égalité des sexes… Il est illusoire de croire que des leçons et des cours bien pensés suffiront à produire des citoyens éclairés comme on pouvait encore le croire jusqu’aux années 1960. Les élèves doivent faire des expériences démocratiques, travailler ensemble, participer à la vie de l’établissement, apprendre par des expériences autant que par des leçons.

Ceci n’a rien d’utopique car bien des établissements plus ou moins « expérimentaux » le font déjà. Mais les bonnes volontés ne suffisent pas et, bien que le mot soit devenu un slogan usé, les établissements doivent devenir des communautés éducatives. Ici, c’est notre culture scolaire elle-même qu’il faut revisiter. Ceci suppose que la formation des enseignants soit remise sur le chantier, que leur mode d’affectation dans les établissements soit profondément réformé et, surtout, que l’égalité de l’offre éducative freine les mécanismes de ségrégation qui renforcent l’entre-soi social et scolaire des écoles et des formations.

La gauche française porte souvent à son crédit la croyance dans l’éducation et la massification scolaire. Ceci l’oblige à en assumer les conséquences, y compris les moins positives, plutôt que de répéter rituellement l’excellence de ses principes et de réclamer des moyens pour ne rien changer, tout en se heurtant aux « faits » quand elle est au pouvoir. La période d’opposition qui s’ouvre à elle pourrait être l’occasion de réfléchir si la gauche ne veut pas perdre la main sur les questions scolaires.

Malgré le caractère indiscutable de ses principes, le long processus de massification scolaire n’a pas eu que des conséquences heureuses. Tout s’est passé comme si nous avions massifié et démocratisé l’école sans la transformer autrement qu’à la marge. Le sort des vaincus de la sélection scolaire s’est dégradé, engendrant des colères et des frustrations qui affaiblissent sensiblement la confiance dans les valeurs démocratiques portées par l’école. Les utilités des formations ont, elles aussi, été bousculées aux dépens des plus faibles. Dès lors l’identification des progrès de la scolarisation à ceux de la démocratie et de la confiance ne va plus de soi. Il suffit d’observer les succès de l’autoritarisme, du nationalisme et de la démagogie pour s’en convaincre. Bien sûr, la massification scolaire n’est pas la cause de tous ces maux, mais si elle veut y résister autrement que par les dénonciations et les indignations, l’école doit accepter de se transformer, et pas toujours dans le sens de ses réflexes les mieux établis.


François Dubet

Sociologue, directeur d'études à l'ehess, professeur à l'université Bordeaux 2

Vers une éthique du sauvetage

Par

La condamnation par Matteo Salvini de Carola Rackete, capitaine d’un navire humanitaire arrêtée par les autorités italiennes en juin, pose de toute urgence la question d’une éthique de sauvetage. Alors que la... lire plus