Société

Quel avenir pour le langage sous le règne du discours creux ?

Essayiste

On désigne l’esprit d’un temps par sa langue. Le notre se caractérise par une langue appauvrie à force d’être simplifiée, conséquence de cette croyance naïve selon laquelle simplification rimerait avec meilleure communication. On constate au contraire l’absence de langue commune, remplacée par des langages également pauvres et ne partageant rien entre eux, hermétiques les uns aux autres et donnant expression à des expériences du présent n’ayant rien à voir entre elles.

Dans Au jour le jour, son « journal », l’helléniste Jean Bollack pointait un trait de l’époque : on ne demande à la parole, écrivait-il, que d’être efficace. Le contemporain s’exprime directement plutôt que librement, il vise un but. C’est un langage de la fonctionnalité qui règne, fait de vocables issus des sphères de l’économie et du « management ». La langue commune s’en voit en partie contredite et effacée.

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Dans le même temps – et sans doute les deux phénomènes sont-ils en partie liés –, on constate une brutalisation, un ensauvagement des mots (pour reprendre des termes utilisés récemment par l’historienne Mona Ozouf dans un entretien accordé à la revue Zadig). Cet ensauvagement, qui se traduit notamment par d’inquiétantes résurgences sémantiques, on ne le voit pas seulement à l’œuvre sur les réseaux dits sociaux ou à l’occasion de certaines explosions de colère sociales. On le sait, ce n’est pas là une spécificité française ni même européenne. Signe de l’ampleur de ce phénomène, de son caractère inquiétant, Robert Habeck, le jeune chef de file des Verts allemands, vient d’y consacrer un ouvrage [1].

C’est cette double violence aujourd’hui infligée aux mots qui m’a poussé à relire les Journaux tenus en Allemagne, à Dresde, de 1933 à 1945, par Victor Klemperer, journaux à partir desquels ce philologue (la philologie vise à réunir les conditions de la juste compréhension des textes) allait ensuite écrire, à l’après-guerre, son grand essai sur l’avilissement de la langue par l’idéologie, LTI, la langue du IIIe Reich. Carnets d’un philologue. Ayant lu ces ouvrages au début des années 2000, étant revenu vers eux il y a un peu plus de dix ans, partagé à chaque fois – comme, je le suppose, chacun de leurs lecteurs – entre admiration, stupéfaction et effroi, je savais que j’y retrouverais des aperçus décisifs sur la manière dont la langue commune, quelle qu’elle soit, peut être contredite et effacée, en l’occurrence par une idéologie mortifère. En revanche,


[1] À paraître en France début 2020 aux éditions Les petits matins.

[2] Philippe Roger, « Victor Klemperer. Le philologue et les fanatiques », Critique n° 612, 1998, p. 195-210 (p. 202).

[3] Editions Le temps qu’il fait pour les quatre premiers, et Le Bruit du temps pour le cinquième et dernier.

 

Frédéric Joly

Essayiste

Notes

[1] À paraître en France début 2020 aux éditions Les petits matins.

[2] Philippe Roger, « Victor Klemperer. Le philologue et les fanatiques », Critique n° 612, 1998, p. 195-210 (p. 202).

[3] Editions Le temps qu’il fait pour les quatre premiers, et Le Bruit du temps pour le cinquième et dernier.