Cinéma

Raviver les âmes – à propos de Viendra le feu d’Oliver Laxe  

Critique

Viendra le feu, le dernier film d’Oliver Laxe, prix du jury dans la sélection un certain regard lors du dernier festival de Cannes, sort à un moment où le « thème » du feu a innervé nombre de productions théoriques et artistiques. Il parvient à subtilement déplacer son sujet en donnant son attention à l’âme plus qu’à la flamme, en posant sa caméra sur l’austérité rugueuse de la vie rurale, sur son mutisme sec et tranquille, plutôt que sur la flamboyance grandiloquente du brasier.

Impossible de voir Viendra le feu, dernier film d’Oliver Laxe, sans tenir compte d’une actualité qui voit les mégafeux se multiplier, au point de s’interroger, devant le fait des flammes et son appréhension par les champs de l’art et de la pensée : y a-t-il un « moment feu » ? Ce troublant kairos exacerbe l’intérêt et la beauté âpre du film, à la fois ode aux puissances naturelles, à leurs intensités imprévisibles, et portrait inactuel de la difficulté de vivre.

Bien qu’il s’empare d’un objet brutalement contemporain, Viendra le feu a l’élégance de parler de l’incendie tout en parlant d’autre chose, de susciter une attente et de la désamorcer, en faisant du feu une figure à la fois centrale et, jusqu’à un certain point, lointaine. Le « thème » du feu a, ces derniers mois, innervé nombre de productions théoriques et artistiques (1) – autant de tentatives d’apprivoiser la prolifération des incendies dévastateurs, ravageurs d’écosystèmes comme d’architecture, en Californie, en France, et plus récemment, en Afrique et en Amazonie – au point, selon Joëlle Zask (qui s’exprimait dans AOC un an déjà avant la parution de son essai Quand la forêt brûle) d’identifier ceux-ci à un « fait social total ».

Mais outre la splendeur hypnotique de ses images, à la fois brumeuses et ardentes, la réussite du film d’Oliver Laxe est de subtilement déplacer son sujet, en donnant son attention à l’âme plus qu’à la flamme, en posant sa caméra sur l’austérité rugueuse de la vie rurale, sur son mutisme sec et tranquille, plutôt que sur la flamboyance grandiloquente du brasier.

Le film choisit en effet de scruter l’existence fêlée d’Amador, pyromane taciturne à la tête d’Antonin Artaud, bloc de silence sauvage tout en repli, revenant, après une peine de prison pour incendie volontaire, chez sa vieille mère Benedicta, au cœur des montagnes de Galice. Et c’est la matérialité taiseuse de la vie à la campagne, la façon dont celle-ci exclut ou peuple la solitude d’Amador, qui intéresse Oliver Laxe, resserrant sur son regard sur l’homme, faisant provisoirement disparaitre le feu, devenu obsession sourde ou menace fantôme. Viendra le feu, titre aux accents prophétiques, aurait ainsi pu se passer d’une séquence finale d’incendie (même si celle-ci s’avère plastiquement superbe), tant la force du film consiste dans cette manière de jeter le feu dans un hors-champ symbolique, celui-ci changeant sans cesse d’état, oscillant entre objet physique et psychique.

Chromatiquement sublime, Viendra le feu semble s’être nourri des incroyables contrastes, de couleurs et d’atmosphères, de cette terre des Ancares.

Cette présence à la fois permanente mais invisible – latente – du feu, Oliver Laxe la dissémine visuellement à travers des plans ingénieusement ambigus, parce que provoquant la confusion, une incertitude quant à ce que l’on voit : ainsi l’œil croit apercevoir de la fumée là où il n’y a pas de feu, seulement la brume humide de l’hiver ; tandis que le smog blafard qui plane sur les collines de Galice ressemble à s’y méprendre à une nappe de fumée. Se tisse alors une continuité parmi les différents états de la nature, filmée par Laxe comme une force polymorphe, capable de passer du crachin aux flammes par génération spontanée, par une pulsion métamorphose qui lui serait propre : une même consistance semble lier les nuages gris de pluie automnale et la vapeur sèche et cendrée des paysages brûlés – ambiguïté d’un incendie filmé à la fois comme potentialité naturelle et comme résultat d’un acte criminel humain.

Cette indétermination que produit le film fait écho aux analyses de Joëlle Zask, qui pointe la façon dont la confusion des différents « régimes de feux » entretient leur répétition. Deux attitudes, contraires mais complices, crise climatique d’une part, abandon des forêts de l’autre, causent ces incendies d’une ampleur nouvelle. Qu’ils soient industriels (essentiellement) ou naturels, les mégafire sont rendus possibles par une vision technico-guerrière qui s’assure pouvoir les combattre, et de l’autre, une vision onirique et idéaliste de la nature qui prône le non-interventionnisme. À sa manière, le film entretient avec habileté une même confusion quant à l’origine du feu : intuitive et vague, la cause du feu est l’objet d’ « évidences premières » erronées, nimbée d’un halo de croyances, de « rêveries » qui composent alors, d’après la terminologie de Bachelard dans La Psychanalyse du feu, un « obstacle épistémologique » au sujet du feu – imprécision qui l’exalte. Là n’est toutefois pas le propos du film – on y reviendra.

Chromatiquement sublime, Viendra le feu semble s’être nourri des incroyables contrastes, de couleurs et d’atmosphères, de cette terre des Ancares, tantôt humide et détrempée, tantôt baignée de lumière : son réalisateur filme les collines et les eucalyptus comme des êtres vivants, changeants et multiples, moins inertes que l’homme qui les traverse, Amador, que sa souffrance empèse. Ce caractère vivant pas d’anthropomorphisme pour autant – se manifeste dans l’impressionnante séquence d’ouverture du film : dans la nuit noire, un bulldozer démembre une forêt d’eucalyptus, jusqu’à s’interrompre, mystérieusement, devant l’un d’entre eux, sans raison identifiable : quelque chose alors se murmure d’une toute-puissance de la nature, d’une souveraineté absolue, et de – ce qui devrait être – une allégeance de l’homme.

Le film est un hommage à l’ambiguë beauté de ces paysages, dans lesquels le réalisateur a passé une partie de son enfance et adolescence. En choisissant des acteurs non-professionnels, l’intense Amador Arias Mon, ancien garde-chasse, et Benedicta Sanchez, jeune femme de plus de 80 ans, le film porte une dimension presque documentaire, qui vient équilibrer une narration réduite au strict minimum, faite des régularités de la vie rurale – emmener paître les vaches, marcher avec le chien. La ligne pure du chant sacré Nisi dominus de Vivaldi a beau charger le film d’un peu (trop) de lyrisme, elle s’immisce au milieu du silence des forêts et des bruits d’ustensiles pour donner une respiration à cette rusticité.

Mater dolorosa sans pathos, sa mère Benedicta, petite femme aux os secs et à la peau parcheminée, rendue absolument confondante par son dévouement archaïque à l’égard de son fils, par ses barrettes dans les cheveux et ses baskets aux pieds, est une admirable figure maternelle. Étanche au blâme et aux jugements, Benedicta accueille son fils non prodigue sans lui poser de question.

Cette étanchéité des sentiments, cette manière de se tenir côte à côte dans la force des présences, qui n’est pas sans rappeler celle de la Vie moderne de Depardon, Laxe la montre dans son ambivalence : gage de l’inconditionnalité de l’amour maternel – cristallisé par de délicats détails, le soin avec lequel Benedicta dépose les chaussettes trempées de son fils sur le poêle, le « tu as faim ? » avec lequel elle l’accueille, après sa longue absence, comme si il était parti la veille – cette étanchéité a pour corollaire (pour conséquence ?), aussi une pesanteur austère des sentiments.

Viendra le feu suggère que les bruits sont des présences dont la consistance compose sinon un refuge, au moins une altérité avec laquelle vivre.

Que se dit-on, dans la conjointe contemplation d’une tasse qui fume ? Valère Novarina évoquait, à l’occasion d’une interview, l’époque, révolue, selon lui, où, l’on disait qu’on allait « voir quelqu’un »  : pas lui rendre visite ni lui parler, simplement le « voir », se tenir debout ou assis près de lui, sans parole, sans propos spécifiques à échanger, dans le moment muet d’une présence d’autant plus dense qu’elle est tout ce que l’on offre et ce que l’on reçoit de l’autre.

C’est dans ce partage du silence que le film condense l’émotion : une très belle scène montre la mère et le fils assis dans un champ, chacun absorbé dans un état ou une tache – regard perdu au loin pour lui, découpage d’un pain en petits morceaux pour elle. Les seuls mots échangés ou presque tiennent de l’adage impersonnel, moyen commode pour éluder l’intimité : « s’il fait souffrir, c’est qu’il souffre » dit la mère à propos d’un cheval. Même la langue espagnole, matinée de consonance portugaise, presque avalée par ceux qui la parlent, semble de mèche avec cet ethos de la concision, ce principe d’économie devenu seconde nature.

Cette rusticité lente, qui rappelle la geste de Béla Tarr, de personnages à la fois murés en eux et reliés par d’infimes détails, permet alors de se rendre attentif à tout ce qui déchire le silence : crépitement irrégulier de la pluie sur une toiture, friture de l’huile dans la poêle, froissement des draps, sont les voix impersonnelles d’un environnement sans parole, mais pas sans langage. Viendra le feu – Prix du jury, mais aussi de la meilleure création sonore Un certain regard à Cannes – suggère que les bruits sont des présences dont la consistance compose sinon un refuge, au moins une altérité avec laquelle vivre.

Ciselées à l’extrême, ce sont les nuances sonores qui qualifient les sentiments d’Amador et Benedicta. C’est le timbre sourd d’une tasse qui cogne contre la table en bois, le grincement du lit au contact du corps qui s’y glisse qui dit la rugosité des matériaux et des êtres. La seule abondance, alors, semble venir de la nature, qui semble ne jamais cesser de donner avec abondance, de vivre en foisonnant. Qu’elle pleuve ou qu’elle brûle, il y a une jubilation propre à la nature qui palpite démesurément, même si c’est dans ce qui l’abime ou la détruit, lors de son embrasement final.

Le film restitue ainsi sa puissance imprévisible, tant dans l’ordre des miracles que des catastrophes. Il rappelle ce qui devrait caractériser la puissance biologique, en l’absence de l’asséchante intervention humaine : sa surabondance, cette « énergie excédente », dont parle Bataille, à propos du rayonnement solaire, dans La Part maudite ; cette capacité à créer au-delà du nécessaire, cette pure « dépense », ce don sans contrepartie, hors de toute logique utilitariste. Les images d’Oliver Laxe montrent la nature comme une réserve de force, une source excédentaire, pour le meilleur et pour le pire.

C’est cette force qui manque précisément à Amador, vidé d’affects, portant son nom (« celui qui aime ») presque par antiphrase. Ce qui lui manque, c’est cela : un feu qui le traverse. Le feu représente pour le personnage, une triple impossibilité – ce qui l’a fasciné, ce qui l’a condamné, ce qui, à présent symboliquement, lui fait défaut. Quelle ébullition meut Amador ? Il rappelle un autre étranger au monde – celui de Camus. Il est un Meursault parachuté dans les Ancares, mu par la lumière des flammes plutôt que par celle du soleil. Les dernières images du film fixent le soleil qui se consume :  on peut y voir une allusion aux irradiations camusiennes qui préparent la fatalité. Amador, dont le nez cassé et la beauté inquiétante suggèrent malgré tout un passé de vivant, voire de sanguin, s’attache à la vie comme à un tremblement ; fragile, incertain est son lien à l’animation des vivants. La vie pourrait reprendre, mais ça ne tient à rien : au regard un peu prolongé sur une femme, vétérinaire, avec qui une infime complicité se noue, à une invitation à partager un verre qu’il s’empêche d’accepter.

Oliver Laxe ne donne à son film aucun atours de « manifeste » : la simple monstration de la puissance et de la souveraineté de la nature agit comme « statement » écologique.

De l’homme, Amador, on ne sait pas grand chose. Incendiaire supposé, diable, enfant, fou, idiot désœuvré, figure maléfique ou inconsciente, crucifié désabusé. Des montagnes, de la nature, on ne sait pas non plus ce dont elles sont capables. En puisant dans ces deux énigmes, naturelles et humaines, le film effleure une dimension onirique, tout en affirmant avec force son réalisme. Cette manière duelle de filmer les Ancares, n’est pas sans rappeler celle d’Alice Rohrwacher, dans son film Heureux comme Lazare : chez les deux jeunes réalisateurs, les reliefs de la campagne oscillent entre naturalisme et fantastique et sont tantôt identifiés à un cosmos édénique où la renaissance, celle de Lazare comme celle d’Amador, semble possible, tantôt à une végétation-vortex privée d’horizon, une immensité vallonnée sans issue.

On pourrait se demander si symptôme il y a, et lequel, dans cette manière de filmer la campagne comme un lieu à la fois brutalement prosaïque, répétitif et terre à terre, et, simultanément, un lieu des possibles, un abri pour les imprévisibilités tragiques ou poétiques (à l’image du feu, dans sa double dimension de catastrophe écologique et de renaissance symbolique, de destruction et de renouveau).

Mais Oliver Laxe ne donne à son film aucun atours de « manifeste » : la simple monstration de la puissance et de la souveraineté de la nature agit comme « statement » écologique. Le film en revanche se fait subtilement politique lorsqu’il interroge l’ostracisme que subit Amador, devenu bouc émissaire du village : comment quelqu’un devient-il coupable ? Qu’en est-il de la peine morale, qui succède à la peine légale ? Peut-on distinguer l’homme de ses actes ? Un cadrage, au début du film, sur des dossiers d’affaires juridiques, circulant de mains en mains, pose et clôt la question:  cadré à hauteur de bras, la justice est sans visage ; un plan éloquent qui l’apparente à une « gestion » de dossiers anonymes plutôt que d’individus.

En refusant tout psychologisme, en filmant son protagoniste dans des actions répétitives sans chercher à expliquer quoi que ce soit, Laxe suggère une certaine appréhension morale de l’homme : dans le présent de ses faits et gestes, dans la réalité de son apparition présente, en se déchargeant autant que possible des croyances, préjugés que chacun charrie avec soi.

Dans une scène finale d’incendie assez sidérante, parce qu’elle donne à voir la technique du contre-feu (allumer un feu pour, en jouant sur le mouvement des vents, éteindre le foyer principal),  le geste humain révèle ses potentialités contraires, salvatrices et destructrices. A la manière de la dernière image, qui évoque avec énigme et symbole, cette ambivalence. Dans ce dernier plan, un hélicoptère, force prométhéenne qui pourra efficacement éteindre le feu, se tient devant le soleil, éclatant. Un effet de contre-jour masque alors l’aéronef, tirant celui-ci vers l’abstraction. Est-ce un hélicoptère, une excroissance techniciste -un drone géant – ou un insecte gigantesque et effrayant ? On ne sait plus, mais le volatile est martial et inquiétant. D’autant qu’il annihile la lumière. L’artefact ambiguë, là pour sauver les hommes du feu, prend toutefois la place de l’astre. Là ou croît ce qui sauve croît aussi le péril.

Viendra le feu d’Oliver Laxe est sorti en France le 4 septembre 2019

 


(1)  Le travail, notamment, des photographes suivants: la série «It’s hard to Kill» de Fatemeh Baigmoradi, et « Slash and burn » Terje Abusdal.

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Notes

(1)  Le travail, notamment, des photographes suivants: la série «It’s hard to Kill» de Fatemeh Baigmoradi, et « Slash and burn » Terje Abusdal.