Quand le Mercato devient le nouveau football-spectacle
La saison 3 de La Casa de Papel, diffusée cet été, a mis à deux reprises le football à l’honneur. Dans l’épisode 2, les images d’un tifo du kop des supporters du Stade Rennais représentant le fameux masque de Dali ont été reprises sur l’air de « You’ll Never Walk Alone », l’hymne des fans du FC Liverpool, chanté par Gerry and The Pacemakers. Et surtout, dans les épisodes 6 et 8, Neymar Jr, la star brésilienne du Paris Saint Germain, y fait une brève apparition en interprétant un moine du nom de Joao qui donne la réplique à Berlin, l’un des personnages centraux de la série : « Je n’aime ni le football, ni la fête. À la coupe du Monde, je prie toujours pour notre sélection ».
Ce « crossover » résume bien ce qui a occupé l’inter-saison 2019 : le feuilleton espagnol d’un côté, celui du transfert de Neymar de l’autre. Et on est bien incapable de savoir lequel a tenu le public le plus en haleine : la bande du « Professeur » va-t-elle sortir une fois de plus de la Banco de España à la fin de la saison 3 ? Neymar Jr interprétera t-il le rôle de « Paris » ou de « Barcelone » au début de la saison 2019-2020 ? Si on ne connaît toujours pas l’issue du feuilleton espagnol, on connaît par contre celle du feuilleton Neymar depuis le 2 septembre à minuit, date de la fermeture du marché des transferts en France : le footballeur brésilien « se queda » à Paris…
Si les actualités du marché des transferts permettent de combler aujourd’hui le néant de l’information footballistique des trêves estivales, cela n’a pas toujours été le cas. Et pour cause : d’une part, les transferts ne sont apparus véritablement en France qu’au début des années 1970 lorsque les contrats à « durée librement déterminée » ont remplacé les « contrats à vie » ; d’autre part, ces mutations ne sont véritablement développées qu’à partir du milieu des années 1990 avec d’un côté le célèbre « arrêt Bosman », de l’autre la forte croissance de l’économie du football. Même si le premier joueur transféré l’a été en 1893 : Willie Groves est passé de West Bromwich Albion à Aston Villa pour un peu plus de 100 livres.
Du contrat à vie au CDD
Du début du professionnalisme en France en 1932 jusqu’à la fin des années 1960, les joueurs professionnels étaient embauchés « à vie » par leur club, en général jusqu’à 35 ans, âge de leur fin de carrière. Une fois le contrat signé, ils ne pouvaient plus changer de club, sauf si celui-ci donnait son accord (Raymond Kopa a ainsi pu être transféré du Stade de Reims au Real Madrid en 1956). En 1963, Kopa prend la tête d’une fronde contre ce contrat déclarant : « les joueurs sont des esclaves ». Le droit de circuler « librement » entre clubs ne leur a été formellement reconnu en France qu’en 1969 (en 1978 en Grande-Bretagne) après les revendications de mai 1968 : « Le football aux footballeurs ». Les joueurs se sont battus pour avoir un CDD qui a été le premier contrat à durée limitée à entrer dans le code du travail, avant la création officielle de ce dernier en 1979. Les premiers contrats « à temps » ont été signés à la fin de la saison 1970-1971.
Jusqu’à cette époque, les transferts étaient quasiment impensables et faisaient parfois parler. Ce fut le cas en mai 1971 lorsque l’AS Saint Etienne, proche d’empocher son cinquième titre d’affilée, annonce par presse interposée, le départ probable de deux de ses internationaux : le gardien de but Georges Carnus et le défenseur Bernard Bosquier. Les deux joueurs stéphanois seraient sur le point de « passer à l’ennemi », l’Olympique de Marseille, alors principal rival des verts pour le titre de champion de France. Après un match perdu contre les Girondins de Bordeaux, les deux transfuges ont été accusés de ne pas avoir joué le match « à fond », notamment Carnus qui a encaissé 3 buts. Roger Rocher, président de Saint Etienne déclare alors sans chercher à apaiser les critiques : « Je n’accuse pas Carnus ni Bosquier, j’accuse le contrat à temps qui démobilise les joueurs avant terme » (ce qui n’empêchera pas le même Roger Rocher, trois ans plus tard, de négocier, toujours avec Marseille, le transfert de son joueur Georges Bereta durant l’hiver 1974 pour des raison financières).
C’est un fait que les dirigeants de clubs ont tout fait pour remettre en cause ce nouveau contrat : au début de la saison 1972-1973, les présidents de club décideront unilatéralement de revenir au « contrat à vie », provoquant alors une grève des footballeurs en décembre 1972. S’en suit la Charte du football professionnel adoptée en 1973, qui réaffirme ce principe de mobilité. Il faudra cependant une bonne vingtaine d’années pour que les footballeurs soient libres d’intégrer le club de leur choix à la fin de leur contrat, certains clubs réclamant toujours des indemnités de transfert pour leurs joueurs en fin de contrat.
En 1990, le milieu offensif belge, Jean-Marc Bosman, est libéré de son contrat avec le Royal Football Club de Liège et désire être transféré à Dunkerque. Mais le club belge refuse de le laisser partir sans indemnités et le club français refuse de les payer. Le joueur saisit alors la Cour de justice des Communautés européennes qui va lui donner raison avec le célèbre « arrêt Bosman » de décembre 1995. Mais les indemnités ne sont qu’une partie finalement mineure de l’histoire puisque c’est une autre décision de l’arrêt qui va marquer un point de rupture dans le monde du football : l’existence d’un quota empêchant les clubs européens d’avoir dans leurs équipes plus de trois joueurs étrangers est jugé non conforme au droit européen. Cet « arrêt » consacre définitivement la liberté de circulation des joueurs au sein de l’Union Européenne, comme n’importe quel salarié.
« L’arrêt Bosman » marque alors le début d’une forte augmentation des transferts, surtout internationaux. Avant 1995, le nombre de mouvements (arrivées + départs) en France ou en Angleterre (mais le phénomène est le même dans les autres championnats) se situaient entre 200 et 300 par an, alors qu’après cette date le nombre de mouvements oscille entre 300 et 400 par saison. À tous les mercatos, c’est maintenant la valse des « étiquettes » dans les albums Panini. Parallèlement, les montants des transferts se sont envolés à partir du milieu des années 1990 pour atteindre régulièrement dans les années récentes les deux milliards d’euros en Premier League et osciller entre 500 millions et un milliard d’euros en Ligue 1. Ces indemnités de transfert correspondent au prix de rachat du contrat du joueur que doit payer le club « acheteur » au club « vendeur ».
Des transferts records
Lorsque parle de transferts records, nous retrouvons le frère Joao, alias Neymar Jr. Durant l’été 2017, le Paris Saint-Germain s’est attaché les services de l’attaquant brésilien en payant au FC Barcelone sa clause libératoire de 222 millions d’euros. À titre de comparaison, le transfert de Zinedine Zidane de la Juventus au Real Madrid en 2001, même actualisé, ne dépassait pas 100 millions d’euros : la valeur des très grands joueurs, au talent comparable, a donc à peu de chose près, doublé en vingt ans. Plus loin dans le temps, la valeur marchande du « Roi » Pelé après la victoire de Brésil à la coupe du Monde 1970, est estimée à environ 10,5 millions de nos euros, une bagatelle comparée au « prix » de son compatriote. En cinquante ans, les stars du foot ont pris beaucoup de valeur : +2 000% dans le cas des deux génies brésiliens.
Cette inflation des transferts n’a été possible que parce le monde du football est une économie florissante : depuis l’arrêt Bosman, les revenus de la Premier League, souvent le principal acteur du mercato, ont été multipliés par six, pour approcher aujourd’hui les six milliards d’euros. Ailleurs, cette croissance a également été importante (environ 10% par saison) dans tous les championnats du Big Five. Comme la forte compétition entre les clubs pour gagner des titres est une sorte de « course à l’armement », ce sont principalement les joueurs, notamment les stars, qui par leurs salaires ou leur valeur, ont capté cette rente (70 à 80% du budget des clubs en moyenne), issue principalement de l’augmentation considérable des droits TV et du sponsoring, mais aussi de l’arrivée dans le ballon rond, des milliardaires et des Etats.
Le football : un budget déconnecté de sa notoriété
Malgré cette forte croissance, le football reste encore aujourd’hui plutôt un petit business comparé aux autres secteurs d’activité : le chiffre d’affaires des cinq plus gros championnats européens (le « big five ») est légèrement inférieur à celui de la Française des jeux ; le budget global de la Ligue 1 française est inférieur au CA de son futur sponsor officiel, Uber Eats. Que représente le chiffre d’affaires du football dans le PIB aujourd’hui en France ? En comptant large, à peine 0,2 %…
Kuper et S. Szymanski dans leur ouvrage Soccernomics notent cette contradiction entre un sport dont on parle aujourd’hui tous les jours et le faible business qu’il génère. Le football est le sport le plus populaire de la planète dont la finale de la Coupe du monde 2018 (France-Croatie) a été regardée par plus d’un milliard de téléspectateurs (26 millions en France). Les deux auteurs mettent en avant un problème relevé par les économistes dans le cas des innovations, celui de « l’appropriabilité » du « bien » football (le fait de ne pouvoir s’approprier qu’une partie seulement des revenus associés à son activité) : « les clubs de football ne bénéficie que d’une infime partie de l’amour du public pour le football et gagner de l’argent avec ».
On regarde le foot en buvant une bière au café, on parle foot entre collègues ou entre amis, les « experts » critiquent le choix des entraineurs et les performances des joueurs sur beaucoup de plateaux télé, dans les émissions de radio, on commente et on analyse les matchs dans les journaux (spécialisés ou non), sur les blogs et les réseaux sociaux… Mais toutes ces activités rapportent peu aux clubs de football ! C’est sans doute le monde médiatique qui profite le plus de ces externalités, notamment durant la période du mercato…
Reprenons le feuilleton Neymar. Durant tout l’été, des informations ont été relayées par la presse, nationale et internationale, vraies ou fausses rumeurs, sur le transfert éventuel de la pépite parisienne Neymar, que ce soit à Barcelone, ou à Manchester United, ou au Real Madrid, ou à la Juve, contre des millions d’euros, avec parfois des joueurs dans l’échange (Ousmane Dembele notamment), etc. Des plateaux TV invitaient des experts, des consultants, des anciens joueurs à donner leur avis sur l’éventualité du transfert. La chaine l’Équipe animait une émission journalière sur les actualités des transferts en général et sur celui de Neymar en particulier : « l’Équipe mercato ». Tout cela pour voir finalement le soufflé s’écrouler début septembre.
À qui profite le mercato ?
D’un point de vue strictement financier, la croissance et l’inflation des transferts ont vu fleurir certaines activités. C’est vrai pour les agents sportifs et les intermédiaires qui tirent parti du nombre de mutations et dont les rémunérations, pour quelques-uns, dépassent même celles des stars du football (les commissions de Jorge Mendes dépassaient 100 millions de dollars en 2018 selon Forbes). C’est vrai aussi de la stratégie économique affirmée de certains clubs qui se sont lancés depuis peu dans le trading joueurs (en France, Lille et Monaco) et qui sont très actifs sur le marché des footballeurs.
Mais à l’ère du numérique où les réseaux sociaux prennent de plus en plus d’importance (pour négocier les contrats de sponsoring notamment), il n’est pas impossible que les clubs eux-mêmes trouvent un intérêt à ce qu’on parle de leurs joueurs, notamment au moment du mercato : les offres de certains clubs concernant Neymar étaient-elles footballistiquement « sérieuses » ?
Le sociologue Richard Giulianotti écrivait que le football actuel était entré avec l’arrêt Bosman, dans sa période post-moderne, caractérisée par une importante médiatisation et une forte croissance de son économie. Parallèlement, le football est devenu de plus en plus « populaire » dans des milieux qui le sont moins (en Angleterre, on parle de « gentrification » des stades). Le beautiful game s’est aussi globalisé et intéresse aujourd’hui des nouvelles populations, notamment en Asie (certains se plaignent d’ailleurs de sa « disneylandisation » et l’afflux de touristes dans certaines enceintes). Certains matchs « nationaux » sont délocalisés à l’étranger et les tournées internationales des grands clubs en début de saison deviennent systématiques.
Les nombreux mouvements des joueurs entre les clubs sont consubstantiels à ce football post moderne. Jusqu’à présent, ce sont les footballeurs, notamment les plus talentueux, qui captent la « rente footballistique ». Il n’est donc pas étonnant qu’aujourd’hui certains footballeurs soient devenus des stars qu’on retrouve au milieu d’autres « people » ou sur des panneaux publicitaires, et dont la vie alimente les gazettes, notamment leurs transferts (à l’image des « transferts » amoureux chez d’autres).
Certains intellectuels voient dans toutes ces évolutions, notamment financières, la simple traduction de « l’intégration accélérée du football dans l’économie capitaliste ». Et de s’inquiéter sur son avenir, notamment à travers le système des transferts. Le philosophe Jean-Claude Michéa note ainsi dans Le plus beau but était une passe : « Au train où vont les choses, on peut donc se demander si la FIFA ne finira pas, un jour, par autoriser les clubs les plus riches […] à recruter à la mi-temps d’un match clé les meilleurs joueurs de l’équipe adverse… ». Il est vrai qu’on peut s’étonner de voir dans la plupart des ligues, le mercato fermer après le début des championnats.
Au fait, le projet d’une nouvelle série vient de sortir : Zinedine Zidane aurait convaincu Kylian M’Bappé de venir au Real Madrid l’été prochain…