Société

« Politique, beurk, politique, beurk »

Enseignant, Conseiller municipal de Fleury-Mérogis

Dans leur action quotidienne, deux jeunes élus locaux constatent combien le mot « politique » est devenu un repoussoir. Accusée d’instrumentaliser, d’orienter, de dénaturer, la « politique » est devenue en elle même l’argument de ne pas en faire : « quelque chose de sale ». Mais qui a tué « la politique » ? Il est grand temps de mener l’enquête, comme aurait dit, il y a un siècle, le philosophe John Dewey.

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Cette scène se déroule en pleine campagne électorale. Lors d’une petite fête de quartier, nous croisons un ami graffeur, qui anime un atelier en direction des jeunes du coin. Nous sachant en campagne, il nous indique la présence d’une célébrité des réseaux sociaux, et nous invite à aller à sa rencontre. Pourquoi pas ? Cette personnalité est très suivie par les jeunes générations et pourra les intéresser à notre campagne. Mais dès que nous nous approchons et que nous lui indiquons qui nous sommes, la discussion vire au cauchemar : il nous filme avec son téléphone, faisant l’aller-retour entre son visage qui grimace et nos corps désemparés, tout en criant « politique, beurk, politique, beurk ». La discussion animée qui suivra ne changera rien. La vidéo est déjà sur les réseaux sociaux, noyée au milieu d’autres innombrables, mais avec un message on ne peut plus clair : « si vous nous prenez la tête avec la politique, vous savez ce qui vous attend ».  Le jeune comique nous dira même en partant : « c’est pas contre vous hein ! ».

« Un engagement contre l’engagement ».

« C’est pas contre vous… » Et bien si justement. Comme le décrit Geoffroy De Lagasnerie quand il interroge la possibilité de « penser dans un monde mauvais », derrière le discours du désengagement et de la « fausse neutralité », se cache en réalité un engagement bien réel : celui pour l’ordre des choses, pour que rien ne change. « Un engagement contre l’engagement ».

Ce phénomène est loin d’être nouveau en politique. En revanche, ce que nous identifions aujourd’hui, c’est l’incroyable faiblesse de la politique comme idée, comme valeur, comme représentation, son incapacité contemporaine à produire des normes de comportement et des conduites engagées. En face de « l’engagement contre l’engagement », l’engagement lui-même se porte sans doute plus mal qu’hier, et la fausse neutralité n’a jamais tant triomphé. Cet état de fait, que l’expérience militante peine à contredire aujourd’hui, ne sort pas de nulle part : on tue bien la politique.  Et il s’agit de trouver qui.

Dans notre action quotidienne, le mot « politique » est donc devenu un repoussoir. Accusée d’instrumentaliser, d’orienter, de dénaturer, la « politique » est devenue en elle même l’argument de ne pas en faire : « quelque chose de sale ». Quel choc de relire aujourd’hui, pour les 50 ans de mai 68, l’horizon qu’incarnait alors la politique, les charges positives qui l’accompagnaient, l’autorité que suggérait l’usage même de ce mot. Quand nous évoquons ce renversement, avec la nostalgie absurde d’un temps que nous n’avons pas connu et que sans aucun doute nous idéalisons fortement, tant d’épisodes nous reviennent en mémoire. Combien de déconvenues avons-nous essuyées au motif que ce que nous faisions était « trop politique » !

C’est pour cette raison que la discussion entre Farid et Hosni ouvre notre film « En attendant Coco » (2015) : nos deux personnages se rencontrent sur un événement militant. L’un veut faire partager sa vision du « rap engagé » à l’autre qui lui rétorque en ôtant le casque de ses oreilles : « C’est trop politique. Tu sais quoi, quand t’as envie d’écouter un bon son, t’as envie d’écouter autre chose que des mecs qui te parlent que d’la politique, que des élections, que de ceci, que de cela… Y’en a marre de la politique frère, il faut passer à autre chose ».

Difficile de condamner, voire de contester un tel rejet : tributaire du monde politique et de ses protagonistes, le fait pourtant d’en être stigmatisés est pour nous toujours un choc. Qu’est devenue la politique pour que cette rencontre apparaisse si difficile, voire impossible ? Comment, en quelques années, le terme « apolitique » s’est trouvé brandi et revendiqué comme la garantie positive d’une certaine forme de pureté,  en opposition à toute démarche politique ou politisée, forcément douteuse ? Il y a quelques jours encore, Olivier Besancenot assurait, presque les mains en l’air, n’être « candidat à rien » lors d’une intervention au contre-G7, comme pour rassurer son auditoire d’une distance prise avec la politique.

« Une initiative réussie est une initiative qui existe »

Autre image : nous sommes un soir d’hiver dans une salle municipale de banlieue parisienne, le doigt sur l’interrupteur. Souvent, éteindre la lumière, dans le silence des tables rangées et du sol nettoyé, constitue le geste final de ces initiatives que l’on a parfois mit plusieurs semaines à monter. Les derniers participants, qu’on a souvent gentiment conduits vers la sortie, tapent la discute devant la porte. La discussion politique a toujours un goût agréable, d’autant plus lorsqu’on y goûte rarement : le petit groupe veut faire durer le plaisir, parler des prochaines élections municipales, de la crise de la démocratie,  de cette gauche qu’il faut changer… Mais nous, on veut rentrer chez nous, monter dans la voiture se dire quelques mots sur la soirée, les énièmes déceptions, les enthousiasmes qui restent. La politique, comme pratique, est certainement une drogue : il y a l’addiction et les montées, mais parfois, la saturation, voire le bad trip.

Ce jour-là, nous avions organisé une énième initiative : la première édition de notre Festival indépendant EyezOpen : dialogue littéraire, puis soirée court-métrage autour des rapports entre l’individu et le collectif. Invités de qualité, programmation béton en présence des réalisateurs, buffet pizza… Nous avions même confectionné à nos frais des badges à l’effigie du logo du festival, identifiant par les lettres STAFF les petites mains qui nous aidaient à la logistique. La petite sœur sortie du lit pour l’occasion, l’ami fidèle, pourtant victime cette semaine-là d’une paralysie faciale qui l’oblige à porter des lunettes de soleil par ce jour pluvieux.  Hors période électorale, l’engouement pour ce type d’initiative ne court pas les rues.

Pire : quel intérêt de se « mouiller » en se faisant voir auprès de l’opposition municipale ? Bien sûr, le « coût de l’engagement » est grand sur nos territoires aux difficultés nombreuses. Dans certaines villes, la municipalité est devenue un des seuls lieux possibles de promotion sociale ou même de sécurité professionnelle : s’afficher contre ceux qui « ont la main » ne va pas de soi. Et ce soir-là, pile à mi-chemin entre deux scrutins électoraux, nous prenions clairement les risques maximums sur ce plan. Le temps où les organisations politiques instituées permettaient de remplir la salle et d’assurer la tenue d’une initiative est bel et bien révolu. La mobilisation se réinvente, avec plus ou moins de succès.

On a toujours une angoisse terrible le jour d’une « initiative », l’impression renouvelée de jouer notre vie ce jour là. Le festival se déroulait à Fleury-Mérogis, en un lieu accessible en bus ou en voiture, suivant notre volontarisme un peu désuet et à vrai dire peu original : faire quelque chose d’ambitieux dans des lieux éloignés de Paris et des « centres », ancrer ces initiatives culturelles dans nos combats politiques locaux, dans nos villes. Nous sommes tous les deux depuis plusieurs années jeunes conseillers municipaux d’opposition à Corbeil-Essonnes et Fleury-Mérogis, dans l’Essonne.

Nos combats locaux et les spécificités de nos territoires nous ont conduit à prendre part au débat public, sur les questions de ségrégation urbaine, du rapport entre la banlieue et la gauche. Nous revendiquons de « faire de la politique », en combattant le stigmate qui y est de plus en plus associé. En effet, la politique est un monde violent, souvent cynique et disons-le, décevant : si l’illusion de « la changer de l’intérieur » nous a quitté depuis fort longtemps, nous restons convaincus de la nécessité de continuer le combat, en affirmant que nos combats locaux nous dépassent très largement. En politique, les amitiés sont aussi rares que précieuses. Elles sont une force, surtout que nous savons appartenir à un camp qui connait plus de déceptions que de victoires notables.

A 15h, tout était prêt. Les intervenants arrivent, puis les premiers participants : famille, amis proches. Mais à 16h, nous ne sommes pas plus d’une quinzaine : nous nous regardons, hésitant entre la panique et le dépit. Pendant que l’un envoie les textos de rappels, l’autre appelle la pizzeria pour diviser par quatre le contenu de la commande du soir. Nous évitons tant bien que mal le regard des quelques personnes présentes, et particulièrement de l’écrivaine et la philosophe qui ont fait le déplacement depuis Paris. L’heure tourne : « On attend juste quelques retardataires et on commence ». Finalement, un sursaut salutaire fait pénétrer dans la salle dix, puis vingt personnes supplémentaires. Soulagement : nous démarrons avec quarante-cinq minutes de retard : il faut introduire le festival puis les auteurs, remercier en privé les personnes présentes (à qui il faudra, ensuite, accorder un temps de conversation à chacun), passer le micro, gérer le rythme du débat. Puis arrivent les pizzas, temps mort avant la soirée court-métrages : nouveaux intervenants, nouvelle introduction, nouveaux présents, nouvelles conversations… Au milieu des débats, on guette les rebonds politiques qu’une initiative comme celle-ci vise à susciter : les interventions politiques des uns et des autres, les liens à tisser en vue d’initiatives futures, les moments de grâce aussi, qui justifient parfois à eux seuls les efforts fournis.

L’essentiel est sauvé : au total, une centaine de personnes auront assisté au festival. Les pizzas restantes ont été données pour une maraude dans le secteur, on connait un acheteur pour les canettes en surplus. On remercie, on dit au revoir avec autant d’affection que d’empressement. La fatigue de la journée se fait sentir. La porte de la voiture claque. Le temps d’un regard du siège passager au siège conducteur, on ne va pas se griller la politesse : pour nous rassurer l’un l’autre, on veut prononcer la même phrase, et on le sait : « une initiative réussie est une initiative qui existe ».

Répéter cet adage militant, le mettre en pratique, nous aura permis ces dernières années de « faire » beaucoup : candidatures aux élections, tribunes dans les médias, film indépendant, festivals culturels en banlieue… Une productivité qui, avec un peu de recul, ressemblait aussi à une forme d’agitation, qu’il s’agit d’interroger. Nous avons longtemps cru que « faire toujours plus » permettrait de combler la distance entre la politique et la réalité qui nous entourait, dans une forme d’illusion qu’entraine souvent l’engagement politique.

Cent ans après la révolution d’octobre, soixante-dix ans après la résistance, soixante ans après Bandung, cinquante ans après mai 68, trente ans après la chute du mur, le monde est-il « passé à autre chose » ? – pour reprendre l’expression du personnage de notre film. Pour notre génération, la question se pose dès lors d’une place à trouver, de cet « autre chose » qui redéfinit incontestablement la politique et qui bouleverse toutes celles et tous ceux qui ont (ou avaient) décidé de vivre pour et à travers elle : les militants. Ce qui est sûr, c’est qu’une certaine idée de la politique s’est effondrée pendant que le XXème siècle n’en finissait plus de finir. Héritiers d’une histoire révolutionnaire dont il ne nous resterait plus que la mélancolie, nous nous sentons parfois comme les « exilés de l’intérieur » décrits par Pierre Bourdieu, étrangers à nous-mêmes, tenus par « cette réalité qui, à la façon du monstre d’Alien, nous habite et nous hante ».

Si les Cohn-Bendit, Goupil, Debray, ou pour aller plus loin et dans d’autres domaines, Morin ou Godard, racontent chacun à leur manière cette histoire, son inventaire, et même l’inventaire de son inventaire, il nous incombe aujourd’hui un travail spécifique que cette génération ne peut pas faire seule. Si hier, la mélancolie constituait bien une « tradition cachée » de la gauche, son art résidait « dans l’organisation du pessimisme : assumer un échec sans capituler devant l’ennemi, historiciser la défaite », dans la promesse de lendemains débarrassés du capitalisme. Les défaites, les traumatismes, faisaient partie du récit, et y occupaient même une place singulière et valorisée. Nous concernant, nous avons aujourd’hui la mélancolie, le traumatisme, les défaites, mais sans la promesse. Longtemps cachée ou voilée, la mélancolie serait devenue un obstacle très visible…

Qui a tué la politique ?

Et pourtant, il ne s’agit pas non plus de faire la leçon. Rien n’est plus insupportable que ceux qui se pensent « faiseurs » en s’opposant au reste de la société, qui ne serait pas assez mobilisée. Cette sacralisation de l’action politique contribue de fait à son isolement : il y aurait ceux qui font de la politique et ceux qui n’en font pas : les « moutons » et les autres…  Quelle vision étrange des choses, surtout à gauche ! Résidu d’une pensée avant-gardiste qui a tant montré ses limites, cette séparation à l’égard d’une société qui ne serait pas politique est un drame pour l’action politique. En gagnant du terrain, en opposant à la société toute initiative visant à la transformer, cette idée réalise la prophétie d’une action politique en voie de disparition.

Nous connaissons de près le champ politique, ses effets de luttes et de mimétisme, ses équilibres, sa violence aussi : nous n’avons pas honte de dire que la politique, vue de l’intérieur, paraît très largement décevante. Mais tant de choses, par ailleurs, poussent à continuer de s’y investir. Il y a d’abord l’idée défensive de ne « ne pas la laisser aux autres » Plus positivement, la politique est un lieu de socialisation et de formation intellectuelle exceptionnel, qu’il faut redécouvrir et revaloriser en tant que tel. Il mériterait presque, à ce titre seul, qu’en soit retrouvé le goût, indissociablement individuel et collectif. Nous disons parfois autour de nous qu’il y a dans les « moments vécus » du militantisme comme un grand voyage à l’autre bout du monde.

Car les enjeux de l’engagement politique demeurent inchangés, voire accrus : renforcement à l’échelle mondiale d’un néolibéralisme fou et pourtant en crise permanente s’ajoute aujourd’hui l’urgence écologique, dont on mesure à chaque instant l’accélération et la difficulté d’y faire face. Tout ceci profite de l’effondrement des partis traditionnels et d’une démobilisation croissante. Nous vivons  un paradoxe saisissant : alors que les montagnes à déplacer pour « changer le monde » n’ont jamais paru plus grandes, les cadres d’interprétation du monde et de mobilisation politique, et avec eux leurs mots d’ordres, n’ont jamais paru si faibles et désuets. Tous les signes indiquent qu’il y aurait beaucoup (« tout » peut-être) à changer. Des initiatives émergent, à plus ou moins grande échelle, plus ou moins visibles. Mais celles-ci se parent inévitablement des habits du ponctuel : pour aller plus loin, il faudrait surmonter les défis, logistiques et logiques du monde moderne, qui rattrapent les actes comme les individus qui en sont à l’origine. Il faudrait alors une révolution, mais justement la révolution n’est plus un horizon crédible, alors à quoi bon ?

Élus de gauche dans deux villes qui sont pour des raisons différentes deux lieux politiques emblématiques de la banlieue parisienne, notre expérience de longue date dans les organisations et en dehors nous a menés en différents espaces du militantisme. Des meetings aux rencontres d’appartement, de la constitution de listes pour les élections à l’entretien sur le long cours de réseaux militants, des halls d’immeuble à l’Assemblée nationale, à la frontière du public et de l’espace privé, nous en sommes venues à nous poser cette question : qui a tué la politique ?

En embrassant le registre de l’enquête, nous proposons un travail inédit qui pourrait rappeler celui que nous fournissons lorsque nous accompagnons l’inspecteur Colombo dans l’une de ses enquêtes, sortant de notre rôle de simple spectateur : un travail d’identification et de formalisation d’un problème, faisant partie concrète et progressive de sa résolution.  John Dewey employait d’ailleurs lui aussi le terme d’ « enquête », il y a un siècle : l’expérimentation collective d’un problème, de la tentative de le résoudre, est une forme de constitution de l’intérêt général.

Dans la période actuelle d’éclatement de la gauche et des difficultés à faire se rencontrer incantations d’alliances et mise en pratique réelle de celles-ci, ce modèle d’enquête collective impose à chacun.e une humilité salutaire – une égale dignité des points de vue sur une situation bloquée.

En faisant ensemble le tour des assassins potentiels, le chemin nous dira peut-être que si un meurtre a eu lieu, la politique pourrait, quant à elle, en réchapper.


Ulysse Rabaté

Enseignant, Président de l'association Quidam pour l'enseignement populaire, Ex-Conseiller municipal de Corbeil-Essonnes

Abdel Yassine

Conseiller municipal de Fleury-Mérogis