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République populaire de Chine, une démocratie alternative ?

Politiste

Alors que la Chine populaire fête ses 70 ans le 1er octobre, de nouvelles manifestations pro-démocratie sont prévues à Hong Kong. Point d’orgue de la confrontation entre les deux « modèles », rarement regardé du point de vue chinois. Or il faut considérer les descriptions officielles des démocraties occidentales – rongées par des électeurs irresponsables, les inégalités, les discriminations, la corruption et les tensions sociales – pour saisir le message destiné par le pouvoir à la population chinoise : l’heure est au réalisme et l’opposition entre un Occident fantasmé et une Chine atrocement autoritaire est caduque.

Voilà près de six mois (depuis le 31 mars) que les manifestations contre la loi d’extradition ont commencé à Hong Kong. Un cadre d’analyse récurrent tend à opposer l’ancienne colonie britannique, présentée comme un petit bastion démocratique, au continent chinois, menaçant de le mettre au diapason autoritaire. Il est aussi souvent rappelé que le principe d’« un pays, deux systèmes » protège les avancées en matière d’État de droit concédées par les Britanniques peu avant la rétrocession – rappelons ici qu’il était également question de protéger l’économie capitaliste de Hong Kong. Il est nécessaire d’apporter un peu de complexité à ces analyses.

Depuis que la Chine est redevenue une grande puissance mondiale, les tentatives de définition du « modèle chinois » (zhongguo moshi) ont fleuri en Chine. Il pourrait s’agir du dernier tournant du récit national. Après la victoire du Parti communiste sur les nationalistes et l’instauration de la République populaire de Chine en 1949, la victoire militaire et idéologique de la Chine avait été mise en avant jusqu’à la répression de 1989. En réponse au mouvement étudiant, les autorités avaient alors décidé de renforcer l’éducation patriotique et de davantage poser la Chine comme une victime de l’impérialisme occidental avec le Parti comme seul défenseur possible.

Le retour en force de la Chine sur la scène internationale suscite la fierté et enhardit les patriotes chinois, d’autant plus qu’à l’étranger aussi, les tentatives de définition du modèle de développement chinois se sont multipliées, à tel point que le célèbre sinologue américain Andrew Nathan déclarait en 2015 « la concurrence idéologique entre démocratie et autoritarisme était censée avoir disparue avec la Guerre froide, mais elle est repartie de plus belle avec la montée de la Chine ». Xie Tao, professeur de science politique à l’Université des études étrangères de Pékin explique ainsi « Beaucoup de Chinois observent [la politique américaine] avec un esprit revanchard :‘‘Voilà, vous nous critiquez nous et notre modèle depuis des années. Maintenant, regardez-vous. On dirait bien que votre modèle est devenu pire que le notre’’ ». Cet été, devant le matraquage médiatique univoque des violences urbaines, beaucoup en RPC semblent médusés de voir ce que la jeunesse hongkongaise fait des libertés dont elle bénéficie et qu’elle veut étendre. Cela semble renforcer le refus de voir le modèle démocratique libéral comme supérieur et adapté à la Chine.

Bien que principalement idéologique, ce débat n’est pas inintéressant car il permet d’approfondir notre connaissance du fonctionnement du système autoritaire chinois, qui n’a pas empêché le pays de se hisser en trente-cinq ans au sommet des puissances mondiales, ni d’augmenter de 80 % son niveau de développement humain. Le Parti communiste chinois, fait rare, fête ce 1er octobre ses 70 ans de maintien au pouvoir. Alors que l’humanité a vécu dans un contexte dictatorial pendant la majeure partie de l’histoire, les théories du gouvernement se concentrent en effet principalement sur la sélection des dirigeants, les décisions politiques et les choix institutionnels dans les démocraties. Pourtant, entre les régimes les plus forts, faibles, durs ou modérés, efficaces ou non, les différences peuvent être encore plus grandes qu’avec les régimes démocratiques.

Il est difficile de mesurer avec précision la légitimité dont bénéficie le Parti communiste, mais les dirigeants chinois y prêtent une grande attention et mobilisent un éventail de politiques pour la renforcer. Cette légitimité repose principalement sur le rôle historique du Parti pendant la Seconde Guerre mondiale, sa performance économique, son maintien de la stabilité politique, sa capacité à contenir la corruption et à répondre aux attentes nationalistes de rendre à la Chine sa puissance et sa richesse.

Un système démocratique aux yeux des Chinois ?

Les enquêtes annuelles menées par le Pew Research Center depuis 2010 montrent que 80% des Chinois sont satisfaits de la direction prise par le pays. Une étude de 2015 montre que, probablement du fait de l’histoire chinoise ainsi que de la propagande officielle, pour la majorité des Chinois, la démocratie ne se définit pas par l’existence de procédures comme les élections compétitives et la protection institutionnalisée des droits politiques des citoyens. Cette définition schumpéterienne libérale est bien éloignée de ce qui représente pour eux une démocratie ; à savoir un gouvernement dirigé par une élite compétente et vertueuse, avec un pouvoir discrétionnaire important mais encline à écouter l’opinion du peuple (à condition qu’elle soit raisonnable), ayant ses intérêts à cœur et capable de mettre en place les politiques les plus adaptées aux besoins de la société et efficaces sur le long terme.

En bref, la démocratie en Chine est davantage définie comme une méritocratie paternaliste. Pour reprendre la typologie de Robert Dahl, c’est le modèle de gouvernement des tuteurs (guardianship), bien plus que la démocratie libérale, qui est en vogue en Chine. Alors même que la démocratie libérale occidentale est officiellement conspuée, le système bicaméral, le fédéralisme, le constitutionnalisme et le multipartisme catégoriquement rejetés, quand on leur demande d’évaluer la nature du régime chinois, seuls 1,3% des personnes interrogées rejettent l’idée que la Chine soit démocratique ; 18% considèrent la Chine comme une démocratie à part entière alors que 59,7% décrivent la Chine comme une démocratie imparfaite.

Cela permet en partie de comprendre pourquoi le Parti communiste semble encore légitime aux yeux des Chinois, en particulier des classes moyennes émergentes, premières bénéficiaires du statu quo, même si le resserrement actuel de la censure et de la répression pourrait indiquer qu’il n’en est plus convaincu. Le Parti semble être peu ou prou parvenu à se présenter comme « démocratique » ou légitime car efficace, en constante adaptation, à même d’apprendre de ses erreurs et de celles des autres, et à l’écoute des besoins de la société.

Les préoccupations principales actuelles des Chinois, mises en avant par une autre étude du Pew Research Center, sont la corruption des fonctionnaires, les inégalités sociales, la sécurité alimentaire et médicale et la pollution. Or, on les retrouve bel et bien à l’ordre du jour des dirigeants chinois. Si le système politique chinois actuel n’est pas rejeté et est conçu comme démocratique par une majorité de citoyens chinois, y compris éduqués et mondialisés, on peut comprendre que l’idée d’un modèle de développement économique et politique propre à la Chine, n’ayant pas grand chose à envier au modèle démocratique libéral, est assez consensuel.

Les effets ambigus de l’esprit critique et une mondialisation du savoir et des modes de vie

Avec l’ouverture des médias au marché et leur prolifération, et les effets de migrations massives, les Chinois n’ont jamais été aussi bien informés depuis 1949, même si le Parti communiste chinois n’a pas renoncé à réguler la circulation de l’information. En septembre 2015, autour de 3 000 sites étaient bloqués en Chine selon Wikipedia, dont Google, le New York Times, et des réseaux sociaux comme Facebook, YouTube, Twitter, et Instagram. Cela n’empêche pas les citoyens chinois de consommer et de participer à la production d’actualités à travers d’autres réseaux sociaux comme Sina Weibo et Wechat. Les internautes chinois raffolent de sources alternatives d’information, qui leur permettent de vérifier et confronter les couvertures médiatiques et de sortir des récits uniques, sans toutefois leur accorder plus de crédibilité qu’aux médias officiels.

Les journalistes et médias citoyens sont nombreux en Chine. Mais les données publiées sur ces sites peuvent être erronées ou manipulées par des intérêts privés (l’armée aquatique wangluoshuijun) ou l’Etat (wumaodang). Les internautes peuvent contribuer à faire circuler des rumeurs, informations déformées ou fausses et causer des scandales sans le vouloir, si bien que la crédibilité de ces informations n’est pas assurée. Les nouveaux médias gardent ainsi majoritairement un rôle complémentaire de vérification réciproque des informations plutôt que de remplacement total des médias traditionnels contrôlés par le Parti.

Feu sur les idées libérales

L’exposition exponentielle aux idées occidentales (même si elles ne sont pas représentées dans toute leur diversité) peut troubler les esprits. Jusqu’aux Jeux Olympiques de Pékin et la crise financière, au moment où définir le modèle chinois est devenu à la mode, les analystes s’accordaient pour attribuer une grande popularité aux idées libérales auprès de certaines catégories sociales. Les économistes, juristes et historiens libéraux tels que Mao Yushi, Zhang Weiyin, Wu Jinglian, He Weifang, Xu Youyu, Qin Hui et Liu Junning apparaissaient en tête des intellectuels les plus influents en Chine. Leurs publications et interventions sur Internet étaient très suivies.

Or, une contre-attaque officielle s’est mise en place. Un bon nombre de ces intellectuels ont été réprimés ces dernières années. De plus, en 2014 des directives visent à renforcer l’éducation marxiste dans l’enseignement supérieur. En janvier 2015, Yan Guiren, ministre de l’Éducation, déclare que les grandes universités chinoises ne peuvent laisser des matériaux promouvant les valeurs occidentales infiltrer les classes chinoises et les enseignants d’exprimer leurs frustrations et idées négatives devant les étudiants. Mais cette offensive provient également des étudiants et internautes eux-mêmes. D’une part, les jeunes internautes véhiculent un discours élitiste et capacitaire par ailleurs très répandu en Chine sur la faible « qualité » (suzhi) de leurs compatriotes moins éduqués, notamment pour justifier qu’on retarde la mise en place d’élections. D’autre part, certains jeunes internautes en partie issus de la politique de l’enfant unique sont animés par un fort sentiment patriotique.

La prolifération de discussions diffusées publiquement, même contraintes, sur des questions politiques fondamentales a mis un terme aux débats en huis clos et encourage les discussions en ligne. Depuis les années 1990, les publications et manifestations nationalistes se sont multipliées, et les forums (tels que qiangguo wang) et réseaux sociaux signalent la prégnance d’un nationalisme inquiet auprès des jeunes internautes et ont largement contribué au renforcement du phénomène. Les excès des « Jeunes en colère » (fenqing) et « petites roses » (xiafenhong) – qui se mobilisent régulièrement virtuellement sur des sites tels qu’April Media (anciennement anti-CNN) ainsi que physiquement contre le Japon et épisodiquement contre les médias étrangers ou les pays qui, comme la France à la veille des Jeux olympiques, sont perçus comme manquant de respect à la Chine – ne peuvent toutefois être considérés comme représentatifs de la population des internautes chinois.

Néanmoins, même en dehors de ces groupes aux idées et publications radicales, les descriptions officielles des démocraties occidentales rongées par des électeurs irresponsables, les inégalités, les discriminations, la corruption et les tensions sociales – visant à transmettre le message à la population chinoise que l’heure est au réalisme et que l’opposition entre un Occident fantasmé et une Chine atrocement autoritaire est caduque – semblent prises avec moins de scepticisme. Les étudiants chinois envoyés à l’étranger ont désormais tendance à rentrer au pays (80% rentrent après leurs études aux Etats-Unis) et n’y reviennent pas plus critiques du système chinois, au contraire.

Les résultats de l’étude menée aux États-Unis par Huang Haifeng, professeur de science politique à l’Université de Californie à Merced, concernant les effets de la vie à l’étranger sur les changements de points de vue des étudiants chinois, montrent que « la libre circulation d’informations et les échanges de différents points de vue et opinions peuvent conduire certains d’entre eux à mesurer la difficulté de gouverner un pays si grand et complexe, tandis qu’en Chine ils suspecteraient le gouvernement de mentir constamment ». Un étudiant explique ainsi que « l’Internet non censuré donne à beaucoup d’étudiants, moi y compris, une compréhension plus réaliste du gouvernement chinois ». Il faut ajouter que les étudiants en échange semblent s’informer encore principalement auprès de médias chinois.

Une expression est devenue populaire au sein de la jeunesse chinoise : « une fois que tu quittes ton pays, tu l’aimes davantage ». Une enquête menée en Chine auprès de ces étudiants rentrés de l’étranger a ainsi montré qu’ils se disaient à 80% plus patriotiques à leur retour. Li Xiaopeng, jeune consultant aux idées nationalistes suivi par plus de 80 000 personnes sur Weibo, l’équivalent chinois de Twitter, a ainsi perdu son enthousiasme pour le constitutionnalisme américain et sa certitude que le gouvernement autoritaire chinois était voué à s’effondrer suite à ses études à Cambridge et Harvard.

Selon lui, la supériorité du système politique chinois repose sur la méritocratie et la promotion des dirigeants chinois basée sur leurs performances plutôt que sur leur charisme et ressources financières. Cette affirmation somme toute consensuelle illustre la relative convergence entre une partie de l’opinion publique et le discours officiel. Somme toute, on observe (en RPC du moins, même aux seins des élites) un renversement de la hiérarchie traditionnelle puisque la charge de la preuve ne se trouvait plus du côté du régime chinois, appelé à justifier ses violations des droits de l’homme ou l’absence d’élections de ses dirigeants mais du côté de Hong Kong et des démocraties occidentales, devant prouver que les dirigeants sélectionnés au cours des procédures électorales ne sont pas moins compétents et performants que les dirigeants chinois, et que leurs sociétés sont aussi stables et leurs économies aussi prospères.

En l’espace de quarante ans, la Chine est parvenue à élever radicalement le niveau de vie de sa population et transformer ses larges métropoles en îlots des classes aisées. La distanciation vis-à-vis des démocraties occidentales et de Hong Kong, le débat sur le modèle chinois et l’indigénisation illustrent par conséquent le retour de la puissance chinoise et sa confiance retrouvée en ses capacités, y compris au sein de la population chinoise. Le modèle chinois, défini de diverses manières, est néanmoins globalement construit comme une alternative autochtone aux modèles démocratiques occidentaux jugés moins fiables car moins stables et efficaces.

Il renvoie à la fois à une approche pragmatique, décentralisée tout en respectant un principe hiérarchique des réformes, et à un système politique où, en l’absence d’élections compétitives en dehors des échelons les plus bas et malgré une corruption suffisamment répandue pour faire l’objet d’une campagne nationale de grande ampleur, les dirigeants sont sélectionnés selon des principes méritocratiques de compétences, d’expérience et d’efficacité. Si l’opinion publique internationale reste sceptique, la population chinoise, y compris une bonne partie des élites intellectuelles semble dans l’ensemble convaincue de la nécessité de maintenir le statu quo pour maintenir le cap du développement et de la puissance. Cela peut être une clé de compréhension du dialogue de sourd médiatisé cet été entre opinions chinoise et hongkongaise.

 

 


Émilie Frenkiel

Politiste, maîtresse de conférences en sciences politiques à l’université Paris Est-Créteil et chercheuse au Lipha

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