Le temps du vivant
Être vivant : ce que l’on entend dans cette expression, c’est avant tout un rapport au temps, qu’il importe de déplier, car il contient aussi la clé de notre temps, sous tous ses aspects [1]. C’est comme s’il y avait d’emblée deux facettes dans cette expression, dont l’une semble aujourd’hui risquer de l’emporter sur l’autre, pour le meilleur ou pour le pire. Et elles détiennent en effet, non seulement le sens de « la vie », mais aussi les enjeux du présent. Et ce qui est sûr, en tout cas, c’est que ces deux facettes sont temporelles.
Car, d’un côté, nous pouvons nous exclamer : « être vivant », comme si nous réalisions et oubliions en un même instant la condition temporelle du vivant. Nous contemplons, agissons, discutons, avançons, nous savons bien que cela se passe dans le temps que nous vivons, mais parfois cela nous apparaît en un instant comme une évidence éternelle et presque intemporelle, et c’est comme une joie, être vivant.
Mais, d’un autre côté, c’est tout le contraire. « Être vivant » c’est justement quelque chose qui n’est jamais donné, gagné ou garanti. Ce que nous entendons dans « être vivant », c’est un temps qui est aussi (pour ainsi dire) un « tant ». Nous sommes vivants (comme dans les plus profondes « lapalissades ») « tant » que nous sommes vivants, c’est-à-dire, tant que nous ne sommes pas morts. Et « être » dans « être vivant » (ou pour les êtres vivants) ce n’est pas un état ou une essence mais un acte et d’abord et toujours une continuation, sous la menace plus ou moins imminente d’une interruption.
Ce n’est pas un hasard si, au-delà du Marquis de La Palice, les plus profonds philosophes ont toujours formulé les plus profondes lapalissades sur le lien de la vie et de la mort, et comme dans un tremblement, d’Epicure (quand nous serons morts, nous ne serons plus vivants), à Ricoeur (être « vivant jusqu’à la mort ») en passant par Sartre (« la mort ne m’aura pas vivant ») ou Derrida (vivre c’est d’abord survivre). C’est que « la vie » est bien notre condition ultime et nous « sommes » des êtres vivants, mais toujours dans une relation et une opposition à la mort et surtout dans cette relation critique « au » temps.
Ce n’est pas selon nous un hasard, c’est même la définition de « la vie » qui n’est notre condition « que » dans cette relation à son contraire, c’est pourquoi nous ne pouvons nous dire « vitalistes » que de manière « critique », au double sens au moins où la vie s’oppose toujours de manière critique à la mort et où nous devons critiquer toute prétention à en savoir plus sur « la vie » que cette opposition à la mort. C’est ce qui définit selon nous le « vitalisme critique », comme position philosophique précise, qui couvre en outre toutes les différences entre les vivants, et jusqu’aux vivants humains chez qui l’activité critique de la vie prend aussi une forme morale, sociale et « politique », tout en restant vitale et parfois mortelle.
C’est ce que nous défendrions en philosophie, d’une manière générale, si l’on ose dire, et c’est nécessaire puisque l’on a besoin aujourd’hui, face au « moment » du vivant, d’une philosophie de la vie. Mais ce n’est pas le lieu de la développer ici pour elle-même, insistons donc seulement sur ce rapport au temps qui traverse et définit aussi notre temps ou, plus précisément, notre « moment » que nous appelons depuis longtemps le moment « du vivant »[2].
Il faut assumer de manière critique le double rapport du vivant au temps, sans sacrifier l’un à l’autre, et sans tomber dans les pathologies de l’un ou de l’autre.
Or, ce qui caractérise ce moment, c’est bien comme dans tout « moment » une nouvelle configuration des savoirs, qui nous amène à nous considérer intégralement comme des « vivants », depuis nos corps (du génome au cerveau et au-delà) jusqu’à notre histoire (qui redevient « naturelle », environnementale, planétaire, climatique). Mais c’est une représentation de nous-mêmes et de l’histoire qui ne semble se relier à la condition de vivants qu’à travers désormais la représentation, temporelle, des risques ou de la catastrophe (certains vont jusqu’à dire de l’effondrement) qui semble peser sur elle, dans un avenir lointain ou une urgence imminente, mais toujours, justement, dans un rapport conscient et critique « au temps », qui est devenu obsédant.
Nous soutenons depuis longtemps que tout rapport conscient au temps est aussi une souffrance (de l’ennui jusqu’à l’urgence vitale) et inversement que toute souffrance et par exemple toute maladie et tout traitement se redouble d’un rapport conscient au temps (jusque dans le « chronique ») qui est en effet comme une double peine. Mais ce qui est frappant c’est que cette vérité individuelle semble devenue collective ; que cette condition que nous espérons temporaire, dans nos vies, semble être devenue non seulement collective mais définitive, dans l’histoire.
Plus encore, bien entendu, il n’y va jamais seulement de l’urgence ou de la catastrophe objective, mais de leur manipulation politique ou souvent idéologique le « temps » du vivant devenant après avoir été occulté l’objet d’un chantage, passant du déni à la menace. Il y a donc une urgence critique à avoir un rapport critique à l’urgence et au temps, mais comment est-ce possible si, comme nous le soutenons en effet, c’est devenu la vérité de notre « moment » et de notre condition ?
La réponse est simple à énoncer, mais implique tout un programme d’action humaine sur un plan moral, social et politique, sans oublier bien sûr tout le développement de la pensée et de la parole, politique, scientifique, artistique, philosophique, qui l’accompagne nécessairement. Le principe en est simple en effet : il faut assumer de manière critique le double rapport du vivant au temps, sans sacrifier l’un à l’autre, et sans tomber dans les pathologies de l’un ou de l’autre.
Prenons, par exemple, le cas de la médecine. Il n’est pas question, lorsqu’on fait face à une urgence, ou à un mal chronique, ou même à une situation de « fin de vie », de les nier ou de ne pas y répondre, jusque dans leur structure temporelle, aussi douloureuse soit-elle. Il faut assumer par exemple dans cette « fin de vie », ce temps si particulier et presque invivable. Ou bien, dans l’urgence, il faut agir vite. Ou encore, dans le chronique, il faudra un traitement constant, qui interrompra constamment une vie menacée de ne plus jamais « oublier » la mort, et il serait absurde de ne pas agir au nom de cette souffrance qui répond à un plus grand mal.
Mais il y a un autre risque à éviter. C’est de s’enfermer dans ce seul rapport au temps, ou à le redoubler aussi bien par des prophéties inutiles que par des promesses illusoires, prononcées ou bien sur le ton de la catastrophe ou bien sur le ton d’une fausse consolation. C’est le savoir et l’action qui priment ici, ainsi que la justice : qu’en est-il des faits, que pouvons-nous faire, avons nous agi au mieux en fonction des principes de justice et de l’accès de tous au soin, par exemple, et cela en l’accompagnant de discours et de sens, dans une parole morale, et politique qui fait partie bien sûr des enjeux vitaux de la situation ? Telle est la question que l’on doit se poser, en assumant le rapport critique au temps, sans le redoubler dans l’idéologie.
Mais il conviendra aussi, bien sûr, d’avoir une autre politique du temps. À savoir de permettre, par des institutions qui ne sont pas le défaut, mais au contraire le sommet de la politique et de la culture, d’organiser dans cette lutte critique contre la mort, les moments où comme le dit Winnicott on se sent réellement vivant. Le temps où, même avec le médecin, l’action est partagée pour elle-même, et la parole, sans être « compté » et monnayé, mais pour lui-même. Ce temps que réclament aujourd’hui les soignants.
Le temps d’une action vivante, d’une relation partagée, d’une parole qui se déploie, et aussi des émotions et de l’art, mais encore de la nature et de cet « être vivant » dont nous parlions en commençant et qui reste toujours en filigrane de notre rapport critique au temps, comme un rapport vivant même à la critique, puisque la critique elle-même, quand elle est exercée au présent, est vivante, et joyeuse. Cet exemple est bien sûr généralisable. Indiquons-le pour finir, dans les deux dimensions extrêmes de nos vies et seulement en quelques mots bien sûr. D’abord pour notre orientation dans l’histoire.
Il faut redonner sens au progrès lui-même, qui se définit dans chaque domaine au moins négativement par la régression de certains maux.
Nous savons bien qu’il y a deux risques majeurs à dépasser : le passage de l’horizon du progrès à celui de la catastrophe, et celui d’un « présentisme » (selon le mot que nous devons à François Hartog) devenu fou, affolant, sur toutes les horloges, sur tous les cadrans, sur tous les écrans. Mais on peut et on doit répondre à ce double risque par une double action, et un double discours aussi (puisque les deux sont inséparables bien sûr chez les humains). Une double politique.
D’un côté un savoir scientifique et une action fondée sur les risques et les catastrophes possibles et concrètes qui peuvent affecter les vivants. Instituer ce savoir contre les idéologies, et mener cette action, à tous les niveaux, sans déni et sans panique. Cela implique évidemment de redonner sens au progrès lui-même, qui se définit dans chaque domaine au moins négativement par la régression de certains maux. Mais « le » progrès ? Eh bien là aussi il est possible, non pas dans une dimension devenue totale et totalitaire au futur, qu’elle soit scientifique ou économique, ou politique.
Mais dans la conciliation, ici et maintenant, de toutes les dimensions de nos vies, dans un présent juste, dès maintenant : concilier « tous » les progrès, scientifiques, mais aussi éthiques, sociaux, politiques, avoir le sentiment que le présent consiste non pas dans un étourdissement mais dans cette conciliation, dès maintenant, et aussi peu que ce soit, c’est l’exigence à avoir. Nous ne sommes pas perdus dans le temps du vivant. Au contraire, avec sa boussole critique et aussi son participe présent, sa participation au présent, il nous oriente deux fois. Nous vivons bien un nouveau moment de l’histoire, à condition d’en prendre conscience.
Mais cela ne se fera pas sans rejoindre nos vies, individuelles et surtout partagées et communes ou enfin, entre les deux, sur leur vrai terrain, relationnel, parlant et interagissant. Car c’est sur ce terrain, enfin, que nous nous sentons (ou pas) vivants. Nous ne sommes jamais « un » mais toujours « des » êtres vivants. Ce pluriel est même un principe de notre condition d’être vivant. Chez certains vivants, dont les vivants humains font partie (les sciences le montrent, comme la théorie de l’attachement), ce pluriel, cette relation, est la condition du singulier, de notre individualité, et non pas l’inverse !
Là aussi, bien sûr les deux rapports au temps traversent les relations entre les vivants, d’abord entre les humains, et depuis cette relation, à tous les autres vivants et à la vie. Pourquoi ne pouvons-nous parler des vivants que depuis la parole humaine ; c’est parce qu’elle est-elle même vivante et traversée par tous les risques comme aussi occasion et condition de toutes les joies, qui passent par une exclamation, laquelle est encore vie, et déjà sens.
Ce n’est pas le lieu ici d’en déployer toutes les conséquences. Disons seulement que ce n’est pas un humanisme de bons sentiments, car il est traversé plutôt par la négativité, jusqu’au bout, et même d’abord entre les humains. Car la « mort », ce n’est pas seulement cet événement extérieur contre lequel nous ne ferions que lutter, c’est aussi ce qui traverse jusqu’aux relations les plus intimes et les plus globales aussi, comme cette « violation » qui fracture toujours le temps, et que nous ne cesserons jamais de revivre, en risquant de ne pouvoir jamais revivre, au sens libérateur que peut aussi avoir ce terme[3].
Le temps du vivant : il n’a rien de donné, il doit lutter contre les pathologies qui comme dans toutes les dimensions vitales de l’existence peuvent le menacer de l’intérieur. Cela n’empêche pas, cela impose même de construire, socialement, politiquement, historiquement, les moments où chacune et chacun pourront, dans le savoir, l’action, et la parole, y compris les plus critiques, s’exclamer, dans un instant redevenu vivant, qu’ils et elles sont, bel et bien, vivants !
Ce texte, commandé par AOC, est publié en prélude à La Nuit des idées, manifestation dédiée le 30 janvier 2020 au partage international des idées, initiée et coordonnée par l’INSTITUT FRANÇAIS. Toute la programmation en France et dans le monde sur lanuitdesidees.com.