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Bolivie : comment comprendre le retour de la droite autoritaire ?

Ecrivain

Le retour de la droite autoritaire en Bolivie participe-t-il d’une révolte démocratique ou d’un coup d’État ? L’enfermement du débat au sein de cette alternative est révélateur de l’aveuglement dont nous sommes frappés face à l’actuelle situation bolivienne : l’histoire de cette prise de pouvoir, qui ne négligerait ni son caractère répressif, ni la responsabilité du gouvernement précédent d’Evo Morales, reste à faire.

Depuis le début de la crise née avec les protestations contre la fraude électorale (20 octobre) puis la démission du président Evo Morales (le 11 novembre), un scénario est clairement dessiné, qui rapproche les événements en Bolivie d’autres retours de la droite dans la région. Et si toute comparaison internationale incite à la prudence, elle n’en permet pas moins de penser la spécificité de ce qui a conduit à la « destitution forcée » d’Evo Morales, et qui prend, au fil des actions menées par un gouvernement provisoire répressif (près de trente morts depuis la destitution forcée d’Evo Morales), toutes les apparences d’un coup d’État, civil et politique.

Pablo Stefanoni et Fernando Molina ont bien résumé la situation socio-économique de la Bolivie en 2019, lorsqu’ils soulignent « l’excellente performance économique d’Evo – basée sur un “national-développementalisme” mâtiné d’orthodoxie budgétaire et financière, régulièrement applaudi par des organismes comme la Banque mondiale ou le FMI », ce qui a permis à son parti, originalement structuré autour des organisations paysannes, de gagner le soutien des milieux urbains à partir de 2005.

Mais la volonté du président de rester au pouvoir, en ne respectant ni les règles de la nouvelle constitution qu’il avait contribué à promouvoir en 2009, ni la première défaite électorale en 2016 lors d’un référendum (le 21F) sur un changement de règles lui permettant de se représenter, ont permis la formation d’une coalition large et diversifiée qui a investi les rues des principales villes du pays, prenant pour prétexte la fraude apparente pour exprimer son « humeur anti-réélectionniste ».

Il ne s’agit pas de disserter ici sur la fraude supposée ou la réalité du coup d’État[1] en Bolivie. On peut juste constater que la perte de crédibilité et de légitimité politique d’Evo étaient telles, que les soupçons ont servi d’étincelle qui a tout embrasé ; et que sa destitution forcée a donné lieu à un gouvernement provisoire dont la légalité est incertaine, dont les premiers actes (diplomatie, économie, censure des médias, etc.) vont bien au-delà de ses attributions reconnues – à savoir, proclamer de nouvelles élections.

La prise de pouvoir de facto par une ultra-droite catholique, revancharde et prête à « libérer l’économie du pays »[2], est certes liée au contexte bolivien, mais elle présente des caractères communs à d’autres changements de régime récents, notamment au Brésil. Plusieurs points sont à relever, qui ne sont pas exhaustifs, et qui visent avant tout à comprendre la logique globale des processus politiques en cours. Et si une comparaison rigoureuse nécessiterait évidemment une enquête bien plus ample, on voudrait ici tenter d’établir un modèle de compréhension, à partir de quatre grands thèmes qui structurent les discours politiques justifiant le « retour à l’ordre » que le gouvernement provisoire s’efforce d’incarner.

La thématique de la corruption

La thématique de la corruption apparaît en toile de fond des accusations de fraude, elle est devenue le point central des accusations contre le MAS (Movimiento al Socialismo). Tout comme une droite autoritaire soutenue par l’armée était « demandée » au Brésil pour restaurer l’ordre moral et les bonnes pratiques politiques, le discrédit du MAS auprès de larges fractions de la population renvoie avant tout aux multiples « affaires » qui ont émaillé la gestion d’Evo Morales, avec par exemple le détournement des financements du Fonds indigène.

Plusieurs mois avant les élections déjà, le bilan, même positif, des politiques d’Evo Morales, était devenu inaudible et les attaques se concentraient sur sa volonté de rester au pouvoir, ainsi que sur les comportements arrogants et profiteurs des militants du MAS une fois au pouvoir. Alors qu’Evo Morales obtenait 64% de votes aux présidentielles de 2009, il en recueille 20% de moins en 2019. Il manque encore une étude sociologique susceptible d’expliquer la désaffection des secteurs urbains relativement modestes qui avaient voté pour le MAS lors des premiers scrutins, avant de s’en détourner progressivement au cours des années 2010, à des degrés différents selon les régions et les villes.

Ce discrédit est corrélatif d’un autre phénomène : puisque voter contre Evo et son hubris de pouvoir, c’est défendre la démocratie, la mobilisation qui s’enclenche au soir des élections relève en fait d’un faible niveau de « politisation »[3]  : tout peut être dit et son contraire, Evo socialiste sur le modèle cubano-vénézuélien, ou Evo vendu aux transnationales et à l’agro-industrie ; pas d’argumentation sur le modèle économique, ou sur la qualité des mesures sociales et des services publics, par exemple. Cette faible politisation est surtout ce qui permet de rassembler au plus large, sur des bases d’autant plus floues que n’importe quelle cause peut se revendiquer « démocratique ». Ce point aura son importance dans la « révolte démocratique » contre la fraude, qui a moins rassemblé « le peuple » qu’une coalition d’intérêts large et diversifiée, allant des élites blanches et métisses des villes de l’Altiplano ou de l’Orient, aux secteurs urbains modestes qui avaient l’impression que les politiques du gouvernement ne s’adressaient pas à elles.

Le thème de l’échec politique du parti de gouvernement

Le discours sur la corruption renvoie en effet à ce qui est perçu, en Bolivie comme au Brésil, comme un « échec politique » du parti au pouvoir qui se présentait comme progressiste, avec un « processus de changement » en cours.

Si une évaluation des véritables avancées économiques et sociales du gouvernement du MAS excède les limites de cette note, il suffit de comprendre que la généralisation de la perception de cet échec politique, dans les grands médias audio-visuels privés comme sur les réseaux sociaux, a suscité d’autant plus les désirs d’alternance que ce parti était accusé de ne pas avoir respecté son mandat initial, en premier lieu réformer les pratiques politiques, mais aussi lutter contre les inégalités et construire une véritable justice sociale.

Et de ce point de vue, en dépit d’une véritable réduction de la « grande pauvreté », la faible augmentation des dépenses en éducation ou en santé, pour ne prendre que cet exemple, ne sont pas pour peu dans la désaffection des secteurs urbains modestes, qui ont l’impression que les grands chantiers du régime sont allés dans le monde rural, ou dans les poches des dirigeants du MAS.

Les accomplissements des gouvernements successifs d’Evo Morales sont ainsi relégués aux poubelles de l’histoire immédiate, et si l’on peut s’estimer quelque peu insatisfaits de ses accomplissements réels, il faut bien croire que c’était déjà trop pour des forces conservatrices nationales ou internationales, qui n’attendaient qu’un prétexte pour restaurer l’ordre ancien. Dès lors, le script du scénario bolsonariste de la Bolivie pouvait se mettre en place : les coulisses de cette histoire restent encore à écrire, même si on apprend que Camacho a rencontré, quelques semaines avant les élections, Ernesto Araújo, chancelier de l’administration Bolsonaro au Brésil, et qu’il a obtenu le soutien du gouvernement brésilien pour œuvrer au changement de régime en Bolivie.

Le retour d’un nationalisme économique

Celui-ci s’affirme comme quelque peu distinct des thématiques souverainistes qui avaient en 2005 porté Evo Morales au pouvoir, qui se trouve inversement taxé, par les organisations sociales : i/ de vendre les ressources naturelles aux entreprises transnationales (la nationalisation du gaz n’en ayant pas été une, mais un changement des contrats pour une meilleure plus-value), ii/ d’avoir pactisé avec l’agro-industrie, notamment le Brésil, avec les feux de la Chiquitania.

Si Morales en Bolivie comme Bolsonaro au Brésil ont eu une attitude pour le moins complaisante envers l’agro-industrie de leurs pays respectifs lors des feux de forêt de l’été 2019, ce qui a pu être dénoncé par nombre d’organisations environnementalistes[4], il ne faut pas oublier que la revendication de l’exploitation des ressources naturelles brésiliennes par les seuls habitants du pays, fer de lance de l’argumentation bolsonarienne contre l’idée d’une régulation écologique de l’Amazonie[5], est une thématique nationaliste qui est désormais accaparée, dans les Andes boliviennes, par les opposants au régime d’un Evo Morales censé être « vendu » aux intérêts étrangers.

Ce nationalisme économique contre la trahison économique du MAS – tout aussi fantasmée que les accusations de « socialisme communautaire » souvent brandies par les mêmes groupes politiques opposés au régime – s’est traduit par des alliances locales pour le moins inattendues – et notamment le divorce entre le MAS et une partie de la région de Potosi, qui réclamait une plus grande part des bénéfices de l’exploitation du lithium.

La décision du MAS d’abroger le Décret Suprême n°3738 qui autorisait l’entreprise nationale Yacimientos de Litio Bolivianos (YLB) à former une société mixte avec l’entreprise allemande ACI Systems (ACISA), pour produire et commercialiser l’hydroxyde de lithium, ainsi que pour construire une usine de production de batteries et de cathodes, sur la zone du Salar d’Uyuni qui concentre une grande partie des réserves mondiales du minerai, n’a pas pour autant permis au gouvernement de se concilier l’appui du Comité civique de Potosi.

Son dirigeant Marco Pumari s’est au contraire affiché aux côtés de Fernando Camacho, le président du Comité civique de Santa Cruz, l’aidant ainsi à casser son image régionaliste et raciste lorsqu’il a entrepris de faire campagne pour le renoncement d’Evo Morales depuis les rues de La Paz. On les a ainsi vus entrer ensemble, au soir du 10 décembre et de la destitution d’Evo Morales, dans le Palais présidentiel, et s’agenouiller ensemble devant une Bible censée incarner l’unité nationale retrouvée – ce qui n’était pas sans évoquer l’un des slogans ayant présidé à l’élection de Bolsonaro : « Le Brésil au-dessus de tout, Dieu au-dessus de tous. »

Le retour du religieux

Ce retour du religieux dans la politique nationale constitue un dernier point de comparaison. Des travaux ont pu souligner l’importance des mouvements évangélistes dans l’arrivée au pouvoir de Bolsonaro[6] ou sur l’ensemble de la zone Amériques[7]. En Bolivie, la percée d’un parti évangéliste n’est que l’indicateur d’une visibilité retrouvée des thématiques religieuses dans un État plurinational dont le caractère laïque avait été reconnu par la Constitution de 2009 : la présidente intérimaire Añez promeut la Bible à côté du wiphala, symbole des populations dites originaires, lors de son auto-proclamation au pouvoir ; Evo Morales lui-même, invoquant récemment « Dios, la Pachamama y las achicalas » après avoir échappé à un incident d’hélicoptère, ou le ministre de l’Intérieur Carlos Romero, priant avec des proches à la veille de donner sa démission, sont autant de signes de cette religiosité catholique héritée de la colonisation, qui dépasse les clivages gauche-droite. Et lorsque Camacho sort du Palais présidentiel le 10 novembre, il proclame ainsi « La Pachamama ne reviendra jamais au Palais. La Bolivie appartient au Christ ».

Au final, la crise ne peut pas plus être réduite à une « révolte démocratique », qui rendrait anecdotique l’instrumentalisation des protestations par une ultra-droite autoritaire et revancharde, qu’à un « coup d’État » monté de toutes pièces, qui exempterait l’ex-gouvernement d’Evo Morales de toute responsabilité dans la crise post-électorale comme dans le discrédit politique qui a progressivement touché son parti depuis 2009. Et s’il faut voir que comme dans tout conflit, les qualifications employées par les uns et les autres sont un enjeu de luttes, celles-ci prennent une importance toute particulière dès lors que la sortie de crise passe par un retour, ou au contraire une mise à distance, du leader passé ; elle engage la capacité de son parti à voir de façon critique ce qui, dans ses pratiques de pouvoir et ses stratégies politiques, a pu conduire à une telle situation.

Mais surtout, l’absence d’une vision critique des logiques indissociablement politiques, économiques et sociales qui ont conduit à une telle situation, est corrélative d’une véritable myopie sur les mécanismes souvent invisibles, mais néanmoins très orchestrés, qui ont présidé à la stratégie de déstabilisation menée par l’ultra-droite pour revenir au pouvoir, et instaurer un « scénario bolsonariste » que le seul caractère provisoire de la présidence intérimaire permet encore de mettre, pour un temps, à distance.

Corruption, crise politique du parti progressiste, nationalisme économique et revalorisation du religieux, ne suffisent sans doute pas à expliquer le déroulement de la « crise » : elles n’en constituent pas moins la trame d’un scénario politique que les transformations sociales des pays concernés rendent possible. En misant sur tous les niveaux de discours – sans oublier désormais, depuis les affrontements autour de la planta de gasolina de Senkata, qui ont fait huit morts, la « menace terroriste » –, la restauration conservatrice en cours justifie les mesures autoritaires à la mesure de la revanche politique tant attendue par l’ultra-droite bolivienne et, sans doute, internationale.

 


[1]. Sur le coup d’État.

[2]. C’est ce que dit le nouveau ministre de l’Économie José Luis Parada dans La Razon le 14 novembre 2019.

[3]. Au sens d’« attention au jeu politique » ( Cf. D. Gaxie, Le cens caché. Inégalités culturelles et ségrégation politique, Paris, Seuil, 1978.), relevant de compétences et de modes de socialisation disposant à intervenir de façon spécifique dans les débats politiques.

[4]. Pour plus de détails, voir Dan Collyns, « Murderer of nature : Evo Morales blamed as Bolivia battles devasting fires », The Guardian, 5/09/19.

[5]. Pour plus de détails sur l’évolution de Bolsonaro sur le sujet, voir Juliette Dumont : « Présidentielle au Brésil : Jair Bolsonaro “est trois ou quatre degrés au-dessus de Donald Trump” » (LCI, 28 octobre 2018).

[6]. Voir en particulier Lamia Oualalou, « Les évangélistes à la conquête du Brésil », Le Monde diplomatique, Octobre 2014, Le Monde.

[7]. Entrevista con Enrique Dussel, El Cuidadano, 21/11/19, « Grupos evangélicos son la nueva arma de EE.UU. para los golpes en Latinoamérica ».

Franklin Escobar

Ecrivain

Poulidor politique

Par

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Notes

[1]. Sur le coup d’État.

[2]. C’est ce que dit le nouveau ministre de l’Économie José Luis Parada dans La Razon le 14 novembre 2019.

[3]. Au sens d’« attention au jeu politique » ( Cf. D. Gaxie, Le cens caché. Inégalités culturelles et ségrégation politique, Paris, Seuil, 1978.), relevant de compétences et de modes de socialisation disposant à intervenir de façon spécifique dans les débats politiques.

[4]. Pour plus de détails, voir Dan Collyns, « Murderer of nature : Evo Morales blamed as Bolivia battles devasting fires », The Guardian, 5/09/19.

[5]. Pour plus de détails sur l’évolution de Bolsonaro sur le sujet, voir Juliette Dumont : « Présidentielle au Brésil : Jair Bolsonaro “est trois ou quatre degrés au-dessus de Donald Trump” » (LCI, 28 octobre 2018).

[6]. Voir en particulier Lamia Oualalou, « Les évangélistes à la conquête du Brésil », Le Monde diplomatique, Octobre 2014, Le Monde.

[7]. Entrevista con Enrique Dussel, El Cuidadano, 21/11/19, « Grupos evangélicos son la nueva arma de EE.UU. para los golpes en Latinoamérica ».