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Poulidor politique

Critique

Le mercredi 13 novembre, l’ « éternel second » du Tour de France, est décédé à l’âge de 83 ans. Pou-li-dor, il faut déplier ces trois syllabes pour comprendre ce qu’elles signifient : antonomase (le nom propre devient nom commun) et catachrèse (le détournement du nom permettra de dire des choses nouvelles).

L’ancien coureur cycliste Raymond Poulidor est décédé le mercredi 13 novembre 2019. Si son palmarès présente des succès prestigieux sur les courses par étapes (Tour d’Espagne 1964, Paris-Nice 1972 et 1973, le Midi-Libre 1973, le Dauphiné Libéré 1966), comme dans les « classiques » (Milan-San Remo 1961, la Flèche Wallonne 1963), il est sans doute plus connu pour ses places d’honneur – en particulier sur le Tour de France (8 podiums sans un maillot jaune) – qui en ont fait un emblème de ténacité, de malchance et de modestie. Raymond Poulidor a donné son nom à une combinaison de qualités qui n’existait pas avant lui et qui ne se résume pas du tout à la déficience d’un second qu’il faudrait admirer un peu et plaindre beaucoup. Antonomase (le nom propre devient nom commun) et catachrèse (le détournement du nom permettra de dire des choses nouvelles), il faut déplier ces trois syllabes pour comprendre ce qu’elles signifient.

À commencer par le général de Gaulle, tout le monde a remarqué que Raymond Poulidor a un nom qui fait rouler – le l et le r – et sonner l’or, se prêtant aussi bien au surnom développé qu’au diminutif ; après « La Pouliche [ d’or ] », c’est un bégaiement affectueux qui s’est imposé : « Vas-y Poupou ! » Le visage du coureur se prête à la médiatisation et, photographies ou caricatures, les couvertures de magazines n’y manqueront pas : les arrondis avenants, griffés par des droites et des angles nets lorsque ça va très mal ou lorsque ça va très bien, fournissent un vocabulaire expressif complet, de sorte que la plasticité de ce visage puisse décrire toutes les possibilités du destin. C’est ainsi équipé que Raymond Poulidor entre dans la carrière sportive en 1960 sous les couleurs de la firme Mercier, et sous la houlette d’un prestigieux ancien, Antonin Magne, vainqueur du Tour de France (1931 et 1934) et champion du monde sur route (1936). Sportivement, on ne mesurait pas ces paramètres à cette époque, mais l’homme dispose de qualités physiques exceptionnelles qui feront de lui un coureur complet : limité au sprint, il est très fort dans les escalades et contre la montre.

Historiquement, on dit généralement qu’il n’a pas eu de chance : passé professionnel tardivement, il intègre un peloton dominé par les performances et le tempérament de Jacques Anquetil, grand seigneur du cyclisme international qui choisit ses objectifs, et sélectionne ses adversaires : Raymond Poulidor a la gueule de l’emploi et finira régulièrement derrière lui, en particulier sur le Tour de France, dans le cadre d’une rivalité idéale.

Certaines confrontations ont laissé des images iconiques, comme l’ascension du Puy-de-Dôme à la fin du Tour de France en 1964. Sur une photographie de Roger Krieger pour L’Équipe, on voit les deux coureurs de front dans la pente, s’« épaulant » dangereusement : l’un des deux ayant fait un écart involontaire, ils s’appuient l’un sur l’autre pour ne pas tomber. Outre la précarité de l’équilibre des forces, l’image illustre la violence de l’affrontement, la conjugalité de l’effort, le respect d’autrui : la dignité d’un sport – ou du sport. Certains journalistes font valoir que, s’ils avaient moins couru l’un contre l’autre, Raymond Poulidor aurait gagné un Tour de France, et Jacques Anquetil aurait été champion du monde, mais l’hypothèse rétro-prospective est sans objet : on ne peut pas rabattre la compétition sportive sur cette sorte de comptabilité, parce que c’est d’esthétique qu’il s’agit. Dans l’organisation de l’intrigue et la dramaturgie du spectacle, Jacques Anquetil avait besoin de Raymond Poulidor pour gagner, comme Raymond Poulidor avait besoin de Jacques Anquetil – pour gagner à sa place.

C’est avec une bonhomie souriante et photogénique que Raymond Poulidor neutralise l’idée même d’ambition, en faisant dévier sans coup férir les critères d’évaluation du spectacle.

À la fin des années soixante, tandis que le champion normand se retire progressivement de l’avant-scène, toute la presse attend que Poulidor saisisse les opportunités qui se multiplient : elles profiteront à Roger Pingeon (qu’il aidera même à gagner le Tour de France en 1967) et à Jan Janssen, qui l’emportera sur le fil en 1968. Cependant Eddy Merckx est entré en scène, écrasant tout sur son passage : Raymond Poulidor vieillissant  s’incline continument face au Cannibale – de 9 ans son cadet. L’expression est d’Antoine Blondin : le « quadragêneur » gagnera quand même deux fois Paris-Nice devant le champion belge et lui tiendra tête (un peu) sur le Tour de France 1974 – remportant notamment l’étape de Saint-Lary Soulan. « Éternel second » : comment comprendre l’immense popularité de Raymond Poulidor ?

Le coureur français était un bon technicien, et un coureur sérieux. Aux journalistes qui lui ont souvent reproché de ne pas prendre d’initiative, et de ne pas attaquer suffisamment, il expliquait tranquillement que « ce n’est pas [s]on tempérament », et que rester dans la roue d’Anquetil ou d’Eddy Merckx était déjà quelque chose comme un exploit et une victoire… Il n’empêche : alors qu’il en a les capacités, Raymond Poulidor ne fait pas « l’effort de gagner » et sait se contenter des places d’honneur qui contribuent à sa gloire. Le titre d’une autobiographie qu’il publie en 1968 chez Calmann-Lévy – La Gloire sans maillot jaune – dit clairement les bénéfices d’un évitement…

« Je me laissais vivre » explique-t-il lorsqu’il revient sur son parcours, arguant du confort que lui conférait sa popularité. Si elle lui donne une place ambiguë dans l’histoire du cyclisme, cette réticence et cette placidité décident sans doute pour partie de l’importance éthique et médiatique du champion : c’est avec une bonhomie souriante et photogénique qu’il neutralise l’idée même d’ambition, en faisant dévier sans coup férir les critères d’évaluation du spectacle – et de la compétition sociale aussi bien. Le spectacle sportif n’est plus orienté nécessairement sur le résultat formel – et c’est bien la population française au bord des routes qui fait savoir à l’ensemble de la communauté que la victoire n’est pas forcément prioritaire sur tout. Après la retraite de Jacques Anquetil, Raymond Poulidor vieillira doucement en restant efficace. Sans avoir jamais inquiété le vainqueur (Lucien Van Impe), il finit 3ème du Tour de France : on est en 1976, il a quarante ans – et le discours d’escorte a bien évidemment associé, depuis longtemps déjà, la modestie à la longévité, constituant une forme de sagesse qui mérite d’être examinée.

À l’époque où on suicide les petites exploitations en rasant les haies pour agrandir l’horizon des nourritures industrielles, on a fait de Raymond Poulidor un gentil paysan qui, promis aux travaux de la ferme comme ses parents, serait parvenu à l’aisance matérielle en transposant sur la route l’effort physique des métiers agricoles. C’est vrai – vu de loin : dans une certaine mesure, Raymond Poulidor est bien un opérateur, un bénéficiaire, un symbole de l’augmentation du confort, des possibilités nouvelles d’ascension sociale et de consommation. Il fait construire une belle maison, il roule dans de belles voitures – et différentes marques de produits contemporains utilisent son nom pour se faire de la publicité.

Raymond Poulidor est un coureur-philosophe, un saboteur d’idéologies.

D’extraction modeste également, Jacques Anquetil (fils d’un maçon et d’une lingère) adoptera un comportement opposé, qui ne fera pourtant pas non plus de lui un consommateur très actuel, ou facile à incorporer au grand récit des trente glorieuses : s’il « flambe » davantage que Poulidor, il investit dans des terres agricoles tout en achetant symboliquement ses lettres de noblesse par l’acquisition du château d’un écrivain à particule : Guy de Maupassant. Reste que dans un portrait croisé publié dans Miroir du cyclisme (n° 122, novembre 1969), en vis-à-vis des images du gentleman farmer posant sur les escaliers de son château, les reporters peuvent montrer Raymond Poulidor sur le perron d’une belle maison blanche, propre, neuve – dépourvue de toute singularité, mais représentative de l’accès à la propriété et au confort moderne d’un homme dont les parents marchent encore sur la terre battue.

Une anecdote très connue, servant généralement à illustrer la parcimonie du coureur, me semble raconter autre chose et compliquer un peu les représentations construites par les médias : plutôt que de changer de voiture régulièrement, Raymond Poulidor avait poussé sa Mercedes 280 SE jusqu’à 740 000 kilomètres, homologués par huissier. C’est un peu comme si la légendaire longévité du coureur s’était communiquée à celle de l’automobile allemande pour multiplier interminablement les kilomètres, mais cet excès ne va pas sans risque.

Témoignant de la solidité inaltérable d’une machine, l’exploit est aussi un attentat à la logique de la consommation : si tout le monde faisait comme Poulidor, l’entreprise ferait faillite et disparaitrait pour toujours… Au contraire, interrompant la folle accumulation des kilomètres, la marque a su détourner à son profit l’usage abusif de son produit en soustrayant à la circulation l’inarrêtable machine pour lui offrir une machine… neuve ! Le véhicule de Poulidor sera dès lors exposé au siège de Mercedes France sur les Champs-Élysées : geste habile qui convertit la dangereuse immortalité du produit en immortalité inoffensive de la pièce de musée. Combinant la haute technologie au ready made, la production industrielle à l’artisanat, le capitalisme au prolétariat, la générosité à la parcimonie, l’exposition de l’objet n’est possible, et l’objet exposé ne vaut que si celui-ci n’interrompt pas le cycle de la production. S’exprime ainsi le sauvetage d’une économie du luxe, qui est aussi le sauvetage d’une idéologie du « progrès par la consommation », que l’usage de Raymond Poulidor compromettait.

Dans cette anecdote le sens de l’économie de Poulidor fait anomalie – particularité du parvenu qui ne se serait pas bien habitué à son aisance nouvelle : au lieu d’exhiber sa richesse en multipliant des dépenses visibles, il conserve certains réflexes de sa classe et ne se prive pas de répéter que l’argent n’a pas ajouté à son bonheur – et tout le monde le croit. On pourrait suggérer pour finir que le coureur jouait le jeu – mais jamais tout à fait : dans les années soixante on parlait encore des vedettes et du vedettariat, on parlait déjà des stars (le livre d’Edgar Morin date de 1957) et pas encore de « people » et de « peoplisation ». Le 1er juillet 1972, le portrait de Raymond Poulidor pleine page orne la couverture de Télé 7 jours : vendu à plus de 2 500 000 exemplaires, c’est alors le tirage le plus important de la presse française, tous genres confondus. Pour reprendre le titre d’une célèbre émission de variétés des années soixante-dix, ce n’est donc pas un « Numéro Un » qui fait la une (comme Dalida, Claude François, Johnny Halliday, etc.), ce n’est pas un chanteur, ce n’est pas un vainqueur, c’est un coureur-philosophe, un saboteur d’idéologies.


Jean Cléder

Critique, Maître de conférences en littérature générale et comparée à l'Université Rennes 2

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