Environnement

Vers une écologie existentielle

Philosophe

Au moment où s’ouvre à Madrid la COP 25 et que la prise de conscience écologique semble enfin s’opérer plus largement, sans doute est-il temps de souhaiter l’avènement d’une écologie véritablement existentielle, une manière de faire en sorte qu’à chaque instant nos vies soient désormais affectées par cette condition nouvelle.

L’écologie fait la Une des journaux et des magazines, les sites numériques rivalisent de propositions alternatives, les librairies croulent sous les livres qui dénoncent les dégâts du productivisme et invitent aux « écogestes » et à la « décroissance » afin de retarder « l’effondrement » que certains annoncent prochain. Le mot « écologie » est mis à toutes les sauces. Ainsi les industries les plus polluantes et destructrices de l’environnement n’hésitent pas à vanter la dimension « verte » de leurs activités ! Pour éviter bien des malentendus, rappelons à grands traits l’origine du terme et ses diverses déclinaisons avant d’esquisser ce que serait une « écologie existentielle », qui viendrait les envelopper, les entremêler, les combiner et ainsi, ne plus séparer les humains du monde vivant auquel ils appartiennent malgré les saccages dont ils sont responsables.

D’une écologie l’autre

Le médecin darwiniste Ernst Haeckel (1834-1919) forge en 1866 le néologisme « écologie » en allemand à partir du grec pour désigner « la science des rapports des organismes avec le monde extérieur, dans lequel nous pouvons reconnaître d’une façon plus large les facteurs de « lutte pour l’existence ». Ceux-ci sont en partie de nature inorganique ; ils sont, nous l’avons vu, de la plus haute importance pour la forme des organismes qu’ils contraignent à s’adapter. »

En 1895, le botaniste danois Eugenius Warning publie son Écologie des plantes, c’est dans la traduction allemande que Robert E. Park (1864-1944), alors doctorant en philosophie à Strasbourg, fait siennes les notions d’« habitat », d’« invasion », d’« acclimatation », d’« individu », « société », etc. Dans The City (1925), cosigné avec Burgess, il reprend son article programmatique de 1915, « The City. Suggestions for the investigation of human behavior in the urban environment » en y ajoutant le mot « écologie », revendiquant une approche écologique de la question urbaine. C’est cela qu’il nomme « écologie humaine », ce que son collègue Roderick D. McKenzie ne cessera, d’articles en articles, de préciser et de développer. Pour celui-ci, l’écologie humaine consiste en « l’étude des relations spatiales et temporelles des êtres humains, en tant qu’elles sont effectuées par les forces sélectives, distributives et accomodatives de l’environnement ».

En 1956, Philip Hauser examine les « Aspects écologiques de la recherche urbaine » et Otis D. Duncan utilise, pour la première fois, semble-t-il, l’expression d’« urban ecology » dans The Study of population : an inventory and appraisal (1959). L’anarchiste américain Murray Bookchin (1921-2006) théorise l’« écologie sociale », expression qu’il emprunte à l’architecte Erwin Anton Gutkind (1886-1968). Il considère que les dérèglements environnementaux sont aussi et avant tout sociaux. Les humains font partie de la nature, et par leurs actions la transforment profondément au point parfois de la détruire ou de l’altérer dangereusement. L’écologie sociale représente pour lui, « la science des rapports naturels et sociaux au sein de communautés ou d’écosystèmes.  L’écocide résulte de l’exploitation de l’homme par l’homme, aussi est-ce ce système social, qui repose sur la subordination et l’exploitation humaines, qu’il convient de modifier pour cesser de détruire la nature. Il préconise le « municipalisme libertaire », l’autogestion, la décentralisation, etc.

Bernard Charbonneau (1910-1996) publie en 1937, « Le sentiment de la nature, force révolutionnaire » dans le Journal intérieur des groupes personnalistes du Sud-Ouest, que l’on considère dorénavant comme le premier texte théorique de l’« écologie politique », sans utiliser cette expression que l’on trouve sous la plume de Bertrand de Jouvenel, en 1957, dans son article « De l’économie politique à l’écologie politique ». Il explique que chaque territoire habité est limité, tant en ressources naturelles qu’énergétiques et que par conséquent, l’économie doit devenir une écologie, afin de maîtriser au mieux les systèmes techniques que les humains mettront en œuvre.

En 1974, la romancière française, Françoise d’Eaubonne (1920-2005) crée le néologisme « écoféminisme » qui sera repris par la sociologue allemande Maria Mies et l’activiste indienne Vandana Shiva en 1993 dans leur ouvrage éponyme qui associe féminisme, écologie et pacifisme. L’écoféminisme dénonce le « Système mâle » comme étant à l’origine du saccage de la terre et de l’oppression des femmes.

La deep ecology, quant à elle, selon le norvégien Arne Naess (1912-2009) vise une réflexion en profondeur des relations que les humains entretiennent avec leur milieu, milieu qu’ils ne cessent de perturber, provoquant ainsi la « crise écologique ». Pour Arne Naess, toute forme de vie constitue une unité qui appartient à un Tout, aussi les humains doivent-ils respecter les autres formes de vie, dont ils dépendent également et avec lesquelles ils participent à la dynamique générale qui les relie.

Il y a, peut-être d’autres « écologies » qui attendent leurs partisans, mais une chose est sûre : cette chronologie n’est qu’indicative. En effet, ces diverses formulations ne se succèdent pas dans le temps, mais cohabitent. Par ailleurs, aucune n’est élaborée pour en remplacer une autre, jugée insuffisante, ce sont les expressions d’un certain type de rapport avec la « nature », la « société » et la « technique », qui souvent embrasse également leurs représentations et privilégie des actions plutôt que d’autres.

Un petit ouvrage de Félix Guattari (1930-1992), Les trois écologies (1989) transcende les diverses écologies précédemment énoncées pour fonder une écosophie, qui articule « les trois registres écologiques, celui de l’environnement, celui des rapports sociaux et celui de la subjectivité humaine (…). » Le déploiement inconsidéré des technologies qui, en facilitant la production et la circulation des données, subordonnent les individus dont l’autonomie ne cesse de se restreindre. Ainsi paradoxalement, les « progrès » techniques se traduisent par un appauvrissement du monde de chacun et de façon incroyablement prémonitoire, Félix Guattari confie qu’il a « (…) la conviction que la question de l’énonciation subjective se posera de plus en plus à mesure que se développeront les machines productrices de signes, d’images, de syntaxe, d’intelligence artificielle… Il en va là d’une recomposition des pratiques sociales et individuelles que je range selon trois rubriques complémentaires : l’écologie sociale, l’écologie mentale et l’écologie environnementale, et sous l’égide éthico-esthétique d’une écosophie. » Trente ans plus tard, nous ne pouvons que constater cette dépendance accrue de chacun aux « machines productrices de signes, d’images, de syntaxe, d’intelligence artificielle », qui provoque un incontestable malaise existentiel.

De la chronobiologie à l’écologie temporelle

La chronobiologie concerne la connaissance des rythmes des êtres vivants. Les chasseurs-cueilleurs, tout comme les premiers agriculteurs, n’étaient pas indifférents aux cycles temporels des végétaux et des animaux et à l’influence de la lune et du soleil sur les comportements des humains. Pourtant ce n’est qu’au XVIIe siècle que Santorio Santorio (1651-1636) établit des liens entre la température du corps, le pouls et le poids, découvrant sans le savoir le « métabolisme » (ensemble des réactions chimiques propre à un être vivant) et le rythme « cicardien », ce terme proposé en 1959 par Franz Halberg (1919-2013) pour désigner le rythme biologique d’environ 24 heures (circa en latin veut dire « environ » et diem, « jour »).

Le médecin Julien Joseph Virey, en 1814, évoque l’« horloge du vivant », l’entomologiste Auguste Forel, en 1910, décrit celle interne des abeilles et un an plus tard l’éthologue Karl von Frisch en précise le fonctionnement. Le chronobiologiste Alain Reinberg (1921-2017) examine les rythmes biologiques entendus comme l’adaptation des êtres vivants aux changements réguliers de leur environnement. Celle-ci est impulsée par un « synchronisateur » qui agit directement sur le cortex, c’est donc le cerveau qui réceptionne ce « message » et le traite. Ainsi, par exemple, la sonnerie du réveil crée le réflexe de l’éteindre et de se lever, c’est un « synchronisateur » qui conditionne notre perception du temps et son vécu. Il existe également des « désynchronisateurs » qui perturbent nos habitudes temporelles ou plus simplement notre « milieu » temporel, comme le décalage horaire lors d’un voyage à l’autre bout du monde (le fameux jet lag) ou encore le travail de nuit (la majorité des travailleurs de la nuit sont dépendants de médicaments !).

Où se trouve cette « horloge » ? William Grossin (1914-2005) dans Pour une science des temps, en 1996 écrit : « elle réside dans les noyaux suprachiasmatiques du cerveau ». Comment marche-t-elle ? « Les noyaux suprachiasmatiques sont reliés à l’épiphyse qui secrète plusieurs hormones dont l’une à une grande importance régulatrice du rythme veille/sommeil : la mélatonine. À son tour, la mélatonine active les sécrétions de divers organes, producteurs d’autres hormones (les capsules surrénales notamment). » En fait, précise-t-il, compte tenu de la diversité des rythmes biologiques et de leurs particularités selon les sujets, il conviendrait de parler d’« horloges biologiques », plusieurs de nos organes en possédant une.

Mon temps comprend mille et un temps synchrones ou non entre eux. Mon présent interfère avec mon passé et les souvenirs qui le restituent et avec mon futur et les espérances qu’il nourrit. Mon temps est à la fois continu et discontinu, homogène et hétérogène, pesant et léger, rapide et lent. Une heure ne vaut pas une heure. De la même manière qu’Henri Lefebvre regroupait l’espace vécu, l’espace conçu et l’espace représenté, il nous faut tenir ensemble, le temps vécu, le temps conçu et le temps représenté. Je propose d’appeler cette triade, écologie temporelle.

Cette attention au temps est multidimensionnelle, elle concerne aussi bien des économies d’énergie que la réduction des dépenses de santé publique, le plaisir de consacrer pleinement du temps à tel ouvrage, le sentiment d’être en accord avec soi-même, la conviction que quand on « occupe » votre temps vous pouvez « résister » et œuvrer à votre rythme. Cette « écologie temporelle » fiance les temps cosmiques, les temps des êtres vivants et ceux des humains. Tout comme les villes doivent protéger leurs friches, dents creuses, terrains vagues et no man’s land, chacun se doit de cultiver les no man’s time comme la sieste, l’ennui, la rêverie, l’attente, etc.

Pour une écologie existentielle

Le verbe exsisto, exsistere (au propre « naître de » et au figuré « se manifester », « se montrer »…) peu usité de l’époque romaine jusqu’au Haut-Moyen-Âge signifie ce que Richard de Saint-Victor indique dans De Trinitate : « Qu’est-ce qu’en effet qu’exsister, sinon provenir de quelque chose, c’est-dire substantiellement être à partir de quelque chose ? » Étienne Gilson dans L’Être et l’essence commente : « L’existence est la condition de ce dont l’être se déroule à partir d’une origine. » Les Grecs n’avaient pas besoin du verbe « exister » n’établissant pas de relation entre le Créateur et sa créature, tout « être » étant sa propre origine.

Ainsi l’existence se manifeste, mais on ignore son pourquoi…Il faut attendre Martin Heidegger et Être et Temps (1927) pour qu’exister consiste à avoir à être, à se projeter, à s’accorder au de l’être-là (Dasein). Pour Heidegger le Dasein est un étant dont l’essence résulte de son existence, il se trouve en dehors de soi (ex-sistere, « se placer au-devant de soi »). Dans La Nausée (1938), Sartre note : « Exister, c’est être là, tout simplement ; les existants apparaissent, se laissent rencontrer, mais on ne peut jamais les déduire. » Dans L’Être et le Néant (1943), il précise sa pensée en expliquant que l’existence est le mode d’être de tout individu, sa subjectivité.

Ainsi, l’individu n’existe qu’en étant libre et la liberté n’a de valeur que pour un existant qui en a conscience. Existence, liberté et conscience de soi se combinent pour que chacun puisse en se projetant les réaliser. L’existentialisme a regroupé des auteurs qui ne partageaient pas la même philosophie de l’existence, ce qui explique en partie que plus personne ne s’y réfère. Ce n’est donc pas un éco-existentialisme que je réclame, mais une « écologie existentielle », c’est-à-dire une écologie (cette méthode qui sans cesse associe transversalité, processus et interrelation) qui s’ouvre à l’existence (ce mode d’être sur Terre avec et parmi les êtres vivants). Surtout pas un « isme » de plus ! Mais une capacité à toujours relier, exalter et conforter les temporalités et les territorialités de tout être vivant. Pour les humains, cela reviendrait à inscrire leurs actions, sentiments et projets, à la fois dans leurs rythmes propres et leurs territoires, réels ou virtuels.

Que faire, questionne le lecteur inquiet de tous les dérèglements qui affectent la Terre et paniquent les Terriens ? Rompre avec la logique productiviste du système technico-industriel. Ce qui sous-entend transformer la chaine verticale et thématique des prises de décisions (depuis la municipalité ­­— avec ses délégations aux parcs et jardins, au logement, aux espaces, publics, à la scolarité, etc.—, au gouvernement —avec ses ministères du travail, de l’éducation, de l’agriculture, des territoires, etc.) Le ministère de l’écologie exempt les autres ministères des préoccupations environnementales qui les concernent aussi et de l’empreinte carbone de leurs propres actions, il faut donc le supprimer !

La transversalité préside tout organigramme décisionnel horizontal rhizomé et décentralisé. Cette décentralisation n’est pas un retour au local, plus ou moins mâtiné de nostalgie, mais l’affirmation que la démocratie renouvelée et directe ne s’exercera qu’avec une population d’une juste taille et de tous les âges. Le lieu propice à l’expression d’une vie collective de qualité n’est pas dicté par un découpage administratif il résulte d’un acte d’amour entre une communauté et un site. Comme le suggère Félix Guattari dans Les Trois écologies (1989), « La recherche d’un Territoire ou d’une partie existentielle ne passe pas nécessairement par celle d’une terre natale, ou d’une filiation de lointaine origine. (…) Toutes sortes de ‘nationalités’ déterritorialisées sont concevables, telle que la musique, la poésie… ».

On le voit l’enjeu s’avère être un appel à l’inventivité, que chacune et chacun fasse de son existence une œuvre d’art ! En attendant, l’écologie existentielle se distingue de l’écologie environnementale. En effet, je peux être membre d’une AMAP et me contenter de cuisiner le contenu de mon panier hebdomadaire ou m’associer à un habitat participatif et acquérir mon logement en partageant le jardin et les espaces collectifs, tout comme je peux défiler dans la rue contre le dérèglement climatique et partir en avion visiter la Casamance avec un opérateur de tourisme équitable…L’écologie environnementale invite à faire attention à ceci et à cela tandis que l’écologie existentielle vous transforme entièrement et à chaque minute de votre vie, elle conditionne votre art d’habiter la terre c’est-à-dire à y laisser les traces de vos combats, de vos exigences, de vos rêves, de vos hésitations et de vos paradoxes.


Thierry Paquot

Philosophe, Professeur émérite à l'École d'urbanisme de Paris

Mots-clés

Climat