Rediffusion

La fiction et l’effondrement qui vient

Professeur de littérature comparée

Les collapsologues ont le vent en poupe, et les discours sur la fin du monde qui auraient été considérés autrefois comme délirants occupent l’espace public. Pourtant, on sait bien que tout récit de l’avenir est d’abord une fiction, inscrite dans des débats présents, bâtie à partir d’une connaissance du présent et rendant compte d’un point de vue sur le présent. Dès lors, ne vaut-il pas mieux mieux lire des romans ou regarder des films qu’écouter des futurologues ? Rediffusion du 2 septembre 2019.

Cette année, la notion d’effondrement a opéré une percée remarquable dans les médias. Avec elle s’impose comme une évidence un discours qui semblait, il y a encore quelques années, passablement délirant : celui de la fin prochaine de notre civilisation.

publicité

On peine à trouver des arguments à opposer aux prophètes de la collapsologie : tous semblent faibles et sonnent faux. Mais à chercher si vraiment on n’a plus d’autre perspective d’avenir qu’une catastrophe généralisée, on perd de vue que tout discours sur le futur est fiction. Qu’il se dise prévision, prospective, collapsologie, expérience de pensée ou prophétie, tout récit de l’avenir est d’abord une fiction, inscrite dans des débats présents, bâtie à partir d’une connaissance du présent et rendant compte d’un point de vue sur le présent. Ce qu’on peut découvrir dans un tel récit est moins ce qui nous arrivera demain que ce qu’on éprouve, espère ou craint aujourd’hui.

Tout cela est trivial. Mais on en tire rarement une conclusion pourtant obvie : à tout prendre, mieux vaut une fiction qui se présente comme fiction et qui ne propose d’illusion que consentie. On sait depuis Coleridge que le lecteur de romans suspend volontairement son incrédulité : il accorde sa créance à la fable qu’il lit pour en jouir, mais il ne la confond pas avec le monde dans lequel il vit. C’est cette distinction qui a permis à Joseph Conrad d’opposer le « penseur [qui] s’enfonce dans la région des idées » et parle ainsi à notre intelligence et – inévitablement – en même temps « à notre crédulité », et « l’artiste [qui] s’adresse au sentiment du mystère qui entoure nos vies, à notre sens de la pitié, […] au sentiment latent de solidarité avec toute la création ».

Le romancier ne demande pas qu’on croie à l’histoire qu’il raconte, mais qu’on en ressente des affects : c’est pourquoi, quand il s’agit du futur, mieux vaut sans doute lire des romans ou regarder des films qu’écouter des futurologues. Romans et films ne prétendent pas dévoiler le futur, ils nous conduisent à nous en inquiéter, ce qui est plus intéressant.

Les fictions présentent ainsi une forme contemporaine de tragédie

C’est peut-être comme cela qu’il faut prendre les fictions d’apocalypse qui prolifèrent actuellement en littérature, au cinéma et à la télévision : ni prophéties, ni leçons de désespoir, seulement des récits qui nous troublent. En effet, les représentations artistiques de l’apocalypse ont une longue histoire, mais ce n’est qu’aujourd’hui qu’elle s’articule à un discours savant prenant acte de la possibilité effective de la fin du monde. Au milieu du XXe siècle, avec l’arme nucléaire, est apparue la menace d’un anéantissement de la vie sur la Terre : l’apocalypse n’est plus (seulement) l’objet d’une croyance religieuse, mais une réalité tangible dont « anthropocène » et « effondrement » sont devenus les noms. Les productions multiformes de la culture qui expriment cette menace sont devenues incontournables dans tous les champs de la culture et de l’art, des plus marginaux aux plus légitimes. Ainsi apparaît un apocalyptisme critique.

Les fictions de la fin du monde ont quelque chose à nous apprendre. Certes, nous avons tous vu des blockbusters jouant sur la fascination de la terreur et la joie mauvaise de la destruction. Mais les œuvres plus exigeantes ne manquent pas, qu’elles soient signées Margaret Atwood (la trilogie MaddAddam), Antoine Volodine (Des Anges mineurs), Cormac MacCarthy (La Route), Antonio Saramago (L’Aveuglement), au théâtre Edward Bond (les Pièces de guerre) ou au cinéma Lars von Trier (Melancholia), Abel Ferrara (4 :44) ou d’autres.

Leur premier point commun est de représenter l’histoire achevée, la société décomposée, le monde détruit. Elles inventent ainsi une forme contemporaine de tragédie. L’histoire devient dans ces fables une totalité close dans laquelle le lecteur peut reconnaître sa dimension à la fois prométhéenne et apocalyptique. Fabuler la fin du monde peut dès lors signifier tenter de la conjurer. Autrement dit, il s’agit de penser l’histoire depuis une fin qu’il faut éviter. C’est proprement renverser le régime d’historicité présentiste qui est encore le nôtre, en nous plaçant, par une expérience imaginaire, dans un temps différent, un kaïros et non plus un chronos, le temps de l’action et non celui de la succession des événements, l’instant à saisir et non la poursuite de l’existant, l’événement d’une révélation au lieu de l’usure des jours.

L’ anthropocène nous incite à penser, fabuler, imaginer que nous vivons le temps de la fin pour conjurer la fin des temps

On sait que, selon l’historien François Hartog, l’expérience du temps de nos sociétés est devenue présentiste vers la fin du XXe siècle, avec la ruine concomitante des leçons du passé et de l’idée de progrès. Après la disparition de tout horizon révolutionnaire, nous ne pouvons plus envisager l’histoire comme un procès orienté vers l’avenir, sur lequel l’action humaine aurait prise. Nous nous tenons dans un présent qui absorbe passé et futur et revêt la figure d’une crise permanente, « tyrannie de l’instant et […] piétinement d’un présent perpétuel ». L’apocalypse contemporaine renverse cette absence d’avenir en transcendance, le présent en kaïros : elle invente un messianisme laïc, sans messie, sans religion, sans au-delà. Elle dit que le présent est le temps de l’action pour un futur qui n’est pas écrit.

Car se placer à la fin des temps est une manière de penser le temps de la fin – le vocabulaire de la théologie nous intéresse car ces fables nous placent dans une position proche de celle des premiers chrétiens, persuadés que la parousie était proche et qu’il fallait s’y préparer. C’est ainsi que les fables apocalyptiques d’aujourd’hui retrouvent le vrai sens de l’Apocalypse tel qu’il apparaît dans les épitres de Paul, qui exhorte ses destinataires à persévérer dans leur foi car « le temps est court » et « la figure de ce monde passe »[1]. Pour Paul, il s’agissait de se situer au temps de la fin pour hâter la fin des temps.

Aujourd’hui, l’anthropocène nous incite à la même démarche, mais avec un but inverse : penser, fabuler, imaginer que nous vivons le temps de la fin pour conjurer la fin des temps. Il s’agit de vivre comme si le monde devait se terminer demain : sous le sens du transcendant, non pour en précipiter la réalisation (c’est ce que veulent les millénaristes et les fondamentalistes), mais afin d’éclairer le présent et, pour emprunter les mots de Bruno Latour, « remplir les promesses de l’au-delà, […] aux conditions posées par le passage du temps [:] avec lenteur, avec difficulté, avec perte, avec vieillissement, avec soin et souci ». Imaginer la fin des temps devient ainsi la condition à laquelle faire de la politique au meilleur sens du terme : lutter pour faire advenir un monde qui mérite d’être vécu. On ne lutte que dans le temps, parce que c’est dans ici-bas que nous pouvons réaliser l’au-delà. Mais sans l’imagination de l’au-delà, rien ne se passera sur notre terre.

Le kaïros messianique se définit comme un temps qualitativement différent : à la fois opportunité et exigence, promesse et réquisition. Dans les termes de Latour, notre « enracinement terrestre » nous requiert et l’opportunité de le cultiver constitue la seule promesse que nous puissions nous faire. L’apocalyptisme critique se situe bien là : convoquer un au-delà qui révèle la destructivité de notre histoire et inscrire dans le temps la promesse d’un autre monde.

Les fictions disent qu’un autre monde est possible, mais à la condition d’une critique radicale du nôtre

L’anthropocène nous intime d’habiter la Terre ; il se dit en termes eschatologiques car eux seuls donnent sens en même temps à la menace et à la promesse. C’est pourquoi les fictions contemporaines de la fin du monde s’opposent terme à terme à l’apocalyptisme nihiliste qui consiste à tenter de faire perdurer notre monde tel qu’il va et à écarter tout discours et écraser toute pratique visant à faire exister une promesse. L’apocalyptisme nihiliste de nos élites est guidé par la maxime du business as usual. Il accompagne ou provoque le présentisme en réduisant à néant tout horizon d’attente. Ainsi dans les blockbusters aux leçons politiques conservatrices, et de nombreuses fictions, hollywoodiennes ou non, dont le succès dit assez la peur que le monde change.

S’y oppose l’apocalyptisme critique de fictions qui mettent en scène l’exigence de cultiver notre enracinement et la promesse d’un autre monde. Elles disent qu’un autre monde est possible, mais à la condition d’une critique radicale du nôtre : celle qu’opère la tabula rasa. La trilogie MaddAddam de la romancière canadienne Margaret Atwood, écrite bien après La Servante écarlate, mais avant son adaptation télévisée, en offre un exemple frappant[2]. Ses deux premiers volets, Oryx & Crake et The Year of the Flood, racontent une épidémie fulgurante qui anéantit l’humanité en quelques mois. Dans le premier, le monde – un monde dystopique aux mains d’élites technoscientifiques – est perçu à travers la pensée scientiste d’un biologiste génial et dangereux qui crée le virus responsable de la pandémie et organise sa dispersion sur tous les continents.

À la fin de ce roman, il semble qu’un seul être humain ait survécu. Dans le deuxième, les mêmes événements sont vus à travers ce qu’en perçoivent d’autres survivants, qui sont des militants écologistes radicaux, les « Jardiniers de Dieu », à la fois secte panthéiste, cercle de biologistes pétris d’écologie profonde et clan survivaliste, qui formaient une minuscule contre-société dans le monde moderne. La survie de quelques-uns représente la promesse d’un renouveau.

Le troisième roman, MaddAddam, qui donne son titre à l’ensemble, se situe quelques mois après les deux premiers, et raconte l’émergence d’une civilisation sur les ruines de la nôtre – entièrement différente, accordée à la Terre et créant du commun, non seulement entre les humains, mais entre tous les êtres vivants. Partie de la satire du monde contemporain, la trilogie se termine en utopie écologiste. La table rase est l’artifice narratif qui permet de passer de la dystopie à son contraire. Les fables pensent l’effondrement. On peut espérer qu’elles aident à le prévenir.

Cet article a été publié pour la première fois le 2 septembre 2019 dans AOC.

NDLR : Jean-Paul Engelibert a publié le 29 août Fabuler la fin du monde : La puissance critique des fictions d’apocalypse (Éditions La Découverte)


[1] I, Corinthiens, VII, 20 et 29-31.

[2] Margaret Atwood, Oryx & Crake, 2003, The Year of the Flood, 2009 et MaddAddam, 2013. Pour les éditions françaises, voir Margaret Atwood, Le Dernier Homme, traduction de M. Albaret-Maatsch, Paris, 2005, Le Temps du déluge, traduction de J.-D. Brèque, Paris, Robert Laffont, 2012, et MaddAddam, traduction de P. Dusoulier, Paris, 2015.

Jean-Paul Engélibert

Professeur de littérature comparée

Notes

[1] I, Corinthiens, VII, 20 et 29-31.

[2] Margaret Atwood, Oryx & Crake, 2003, The Year of the Flood, 2009 et MaddAddam, 2013. Pour les éditions françaises, voir Margaret Atwood, Le Dernier Homme, traduction de M. Albaret-Maatsch, Paris, 2005, Le Temps du déluge, traduction de J.-D. Brèque, Paris, Robert Laffont, 2012, et MaddAddam, traduction de P. Dusoulier, Paris, 2015.