Pourquoi demander pourquoi ?
On est cheminot, enseignant, interne. On participe à un dîner quelconque, quelque part, et quelqu’un demande : « Mais pourquoi donc fais-tu grève ? » On répond que ce projet que le gouvernement veut nous imposer est injuste, et un autre interlocuteur reprend : « Mais pourquoi n’est-il pas juste ? Pourquoi ne devrait-on pas avoir un système égal pour tous, comme ils disent ? » Et on parle pénibilité, espérance de vie, équité, etc.
Ce petit mot, « pourquoi ? » ponctue nos discussions – combien de fois par jour l’employons nous ? Loin d’être restreint à la politique, il traverse tous les champs, du plus quotidien – « pourquoi le boulanger est-il fermé aujourd’hui ? » – au plus manifestement métaphysique – « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? », demandait Leibniz – en passant par l’intime – « pourquoi il/elle n’est pas venu ? » Il est la question du savant – « pourquoi le bâton droit plongé dans l’eau m’apparaît-il plié ? » – comme celle des détectives – « pourquoi le majordome a-t-il mis ses gants un dimanche ? »
Parmi toutes les questions qui nous permettent de nous orienter dans le monde et dans nos vies communes – qui ?, quoi ?, combien ? , où ?, quand ? – celle-ci semble nécessaire pour qu’un certain sens advienne, quel que soit la signification qu’on donne à ce mot. De fait, à la différence de ces autres questions, il a vertu de lier ce qui existe à autre chose : les opinions à leurs justifications, les actions à leurs motifs, les événements à leurs effets. Imaginons un instant ce que serait un monde ou une existence sans possibilité de demander « pourquoi ? », sans réponse imaginable ou disponible à cette question : un amas de faits hétéroclites, des actions incompréhensibles, des opinions aléatoires à avoir ou ne pas avoir. Notre expert en bâtons ou en optique serait au chômage ; la vie courante en pâtirait tout autant : en sachant ou en imaginant pourquoi nos amis ou collègues font telles et telles choses, nous pouvons en effet prédire leur comportement, et sans un minimum de prédictibilité, nul contrat social ne tiendrait.
Le fait est que nous savons et pouvons effectivement demander pourquoi. Loin d’être conventionnel, localisé ou culturel, ce fait concerne intimement l’humain. Demander pourquoi, c’est en effet demander une raison – ce qui justifie qu’on soutienne telle opinion, qu’on fasse tel acte. Or l’une des définitions traditionnelles de l’humain le dit « animal rationnel », et depuis Aristote les philosophes ont longuement glosé sur cet énoncé, soulignant les liens entre « raison » (ratio) et « proportion », ou entre « raison » – en grec logos – et discours. Si l’humain est bien animal rationnel, il est clairement celui qui peut, ou doit, demander des raisons et rendre raison. Avant tout, « pourquoi ? » semble la question de la rationalité, et en cela, le fait que nous demandions sans cesse pourquoi n’est ni un accident de la vie en société, ni un fait linguistique conventionnel.
Mais ceci constitue moins une donnée anthropologique qu’une énigme philosophique : qu’est-ce qui fait que nous pouvons poser cette question, que nous sommes en droit d’attendre des réponses, comment reconnaître une bonne d’une mauvaise réponse, peut-on demander pourquoi à tout bout de champ, ou bien cela devient-il parfois irrationnel ? Leibniz, encore lui, avait nommé « principe de raison suffisante » l’énoncé « toute chose a une raison suffisante » ; mais est-ce vrai, et si oui, justement, pourquoi ? Par contraste, d’autres philosophes aiment citer le vers du poète mystique rhénan Angelus Silesius, « la rose est sans pourquoi », dont on éprouve intuitivement qu’il est vrai, sans savoir exactement ce qu’il veut dire et comment cela serait compatible avec un monde où tout a une raison.
Grammaire
On dit parfois que disposer d’un concept signifie bien moins savoir ce qu’il signifie que savoir l’employer. Nous savons ce que « pourquoi » veut dire, apparemment – s’enquérir de raisons, mais que signifie, à son tour, « raison » ? ; en tout cas, nous avons appris à l’employer. Les enfants de trois ou quatre ans, chose bien connue, demandent à tout propos « pourquoi ci » ou « pourquoi ça ». C’est parfois attendrissant, parfois agaçant, et parfois aussi on serait bien en peine de trouver quoi répondre. Certes ils découvrent ainsi des choses sur le monde ; mais plus profondément, ils apprennent aussi comment « marche » la question « pourquoi ? » – autrement dit, quand est-ce qu’elle est pertinente, et dans quels cas il s’avère à l’inverse absurde de demander pourquoi.
« Pourquoi le Monsieur vit-il dans la rue ? » – « parce qu’il n’a plus de maison, pas de travail », « parce que la société ne lui donne pas de quoi vivre, affronter ses problèmes », « parce qu’il est trop paresseux pour travailler comme tout le monde », « parce que le cercle vicieux logement-travail et travail-logement etc. » … Les réponses sont multiples, à discrétion du parent (et de ses sensibilités politico-éthiques) mais existent. Or, à « pourquoi le vert est-il vert ? », question que poserait l’enfant, ces mêmes parents ne trouveront pas de réponse car la demande, ici, ne fait pas sens. Les enfants grandissants cessent de poser ce genre de questions : ils maîtrisent plus ou moins le mode d’emploi du « pourquoi ».
Ludwig Wittgenstein parlait de « grammaire » pour dire quelque chose de plus large que la grammaire de Bescherelle ou Bled – un ensemble de contraintes sur le langage, moins absolues que celles de la logique, plus souples que celles-ci mais moins arbitraires ou conventionnelles que le code de la route. Sans adhérer à toute la pensée wittgensteinienne, on pourra appeler « grammaire du pourquoi » un tel mode d’emploi de la question par laquelle on demande des raisons.
Une grammaire distingue des cas. Ici, une première distinction entre trois types de « pourquoi » s’impose. Je parlais plus haut de la raison d’une croyance ou opinion, et de la raison d’une action – comme faire grève. Ce sont deux choses différentes, même si justement une opinion sur le monde fait toujours partie de la raison d’une action. De ces deux « parce que », je dois distinguer la réponse à un « pourquoi ? » qui s’adresserait à une chose ou un événement, comme ces questions qu’égrènent les enfants à propos des animaux, des plantes, des maladies, des paysages, des passants, du jour et de la nuit. Ce troisième « pourquoi », lui, cherche généralement des causes : pourquoi la nuit tombe-t-elle ? Parce que la Terre tourne sur elle-même, de sorte qu’une partie du temps nous ne sommes pas face au soleil.
Les trois types de « pourquoi » diffèrent, et apprendre la grammaire, ici, signifie déjà, apprendre à employer le « pourquoi » approprié. Ainsi, on ne répondra pas à un enfant que la nuit tombe parce que le soleil est fatigué et a envie de dormir : seuls les humains ont des buts et des envies, qui motivent leurs actions ; pas les objets physiques.
Les scientifiques ne débattent pas seulement de la cause des choses, de l’explication des phénomènes, mais aussi, plus profondément, de ce qui constitue une bonne explication, et sur ce plan les ruptures révolutionnent la pensée scientifique. Pour les savants grecs comme Aristote, attribuer des tendances à la nature permettait d’expliquer des phénomènes : la pierre incline à aller vers le bas, c’est sa nature. Avec ce qu’on nomme souvent la « révolution scientifique », qui émerge au XVIIe siècle, ce genre d’explications est proscrit – Galilée parle de « principe d’inertie » pour dire que les corps n’ont aucune tendance propre. Une bonne explication consistera alors – pour lui et encore pour nous – à pointer les forces responsables d’un phénomène, d’une trajectoire, d’un changement.
Une question philosophique majeure se pose alors à qui interroge la grammaire du pourquoi : ces trois types de réponses – ces trois « raisons » – sont-ils effectivement liés, ou bien s’agit-il d’une homonymie, de trois choses différentes que la langue française et quelques autres regroupent sous le même mot « pourquoi », de même – en reprenant un exemple classique de Spinoza – que, par hasard, nous nommons « chien » aussi bien une constellation qu’un animal aboyant ?
Les philosophes rationalistes du XVIIe siècle, cartésiens ou postcartésiens, pensaient parfois que causes et raisons des croyances se confondent : « L’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la connexion des choses » dit une thèse célèbre de l’Éthique de Spinoza. Mais peut-on être aussi optimiste ? À première vue, la cause des incendies du jour en Australie n’est pas la raison pour laquelle je crois qu’il y a des incendies en Australie : je le sais parce que je l’ai lu dans un journal fiable. Pourtant, je crois, comme d’autres, que jusqu’à un certain point, cette réunion des trois « raisons » sous un même concept n’est pas arbitraire, que cette grammaire est conceptuellement juste, fondée dans le nature du langage comme dans celle du monde, mais il faudrait encore le montrer.
Toutefois, comme avec la grammaire ordinaire, les locuteurs ici commettent souvent des fautes. La plus fréquente consiste à confondre le « pourquoi » et le « pour quoi », l’« en vue de quoi », autrement dit la cause et le but – deux types de raisons hétérogènes. Si la rose de Silesius est sans pourquoi, ce serait qu’elle est sans but, elle ne sert à rien, même si son existence procède bien d’une cause – la graine, le jardinier, et ainsi de suite. Les psychologues de l’enfance, ici encore, parlent après Jean Piaget d’une phase animiste chez les enfants – pour qui le soleil ou la rivière sont des animaux, de même que certaines religions les pourvoient d’une âme. Mais bien des adultes souscrivent à la « théologie naturelle », qui voit dans le monde et sa complexité la preuve du dessein de Dieu. Et voir une intention, un but derrière des événements apparemment accidentels constitue aussi un ressort de ce qu’on appelle un peu vite « théories du complot ».
Néanmoins, une telle confusion n’est pas si simple à exclure. Après tout, on attribue bien des intentions aux chiens ou aux dauphins ; et même s’il est consensuel de croire qu’on a dépassé le dualisme de Descartes, pour qui les animaux étaient comme des machines tandis que seuls les humains veulent et pensent – reste que des biologistes cellulaires parleront du but de tel ou tel processus comme le cycle de Krebs, ou de tendances de certaines bactéries à rechercher l’oxygène ou la lumière. Est-ce légitime ? Devrait-on réformer la langue des biologistes au nom du principe d’inertie ? Ou bien y a-t-il des subtilités de la grammaire du pourquoi qui interdiraient certaines fusions et en autoriseraient d’autres – subtilités qu’il faudra alors expliciter ?
La métaphysique et ses idoles
Une interprétation du principe de raison de Leibniz consisterait à dire que tout événement a une cause. Mais – question abyssale – qu’est ce qui fait que tout a une cause ? Pour Leibniz, c’est Dieu en tant qu’il est suprêmement raisonnable et libre, donc ne fait rien sans raison – ce même Dieu qui explique, selon lui, qu’il y ait quelque chose plutôt que rien. On sent vite ici qu’une très fine couche de langage sépare le petit mot « pourquoi ? » de la métaphysique la plus abyssale.
Ce même vertige nous saisit dès que l’on remarque un autre jeu des enfants, la régression des pourquoi. Car cette question, à la différence de « quand », ou « combien », accepte ou même appelle l’itération : « Pourquoi la nuit ? Car la Terre tourne ; oui, mais pourquoi la Terre tourne-t-elle sur elle-même ? », et ainsi de suite. Notre enfant se délectera d’une telle chaîne de « pourquoi ? », au désespoir de son parent vite fatigué, surtout lorsqu’il faudra expliquer pourquoi la gravité, pourquoi la force centrifuge, etc. – certaines choses sur lesquelles même la physique théorique n’a pas trouvé d’explication qui fasse l’unanimité.
Concernant l’itération des raisons d’agir – « pourquoi faire ceci ou cela ? », les questions vertigineuses de l’éthique surgissent. Chaque but requiert des moyens, mais apparaît aussi comme moyen en vue d’une autre fin. Y a-t-il alors une fin ultime ? Aristote appelait « bonheur » cette fin des fins, à laquelle s’ordonnent toutes les fins circonstancielles d’un individu.
Mais, pour montrer comme la métaphysique affleure vite sous les « pourquoi », revenons à notre point de départ : « Pourquoi donc les retraites égales sont injustes ? Parce que les espérances de vie diffèrent. Mais pourquoi diffèrent-elles ? Parce que les divers métiers font que etc. Mais, au fait, pourquoi y a-t-il des espérances de vie ? Et pourquoi doit-on mourir un jour ? »
Cette chaîne de questions mixe nos trois types de pourquoi : raison d’une action (la grève) ; raison d’une opinion (l’injustice de la retraite selon les macroniens) ; raison de faits (ultimement, la mort). C’est là un argument pour dire que les trois genres de raison sont bien trois espèces d’une même chose – sans quoi nul mixte intelligible ne serait possible –, et de refuser la thèse de l’homonymie des pourquoi.
Mais surtout cette itération révèle que la chaîne des pourquoi échouera toujours sur des questions sans réponse accessible en pratique ou en principe, comme « pourquoi meurt-on ? ». Ici, le domaine des explications semble cesser ; alors, le discours mythique prend parfois le relais. Ainsi, qu’il s’agisse de la Genèse, de la boîte de Pandore, ou de mythes amérindiens brillamment disséqués depuis un siècle par les ethnologues, de nombreux mythes expliquent pourquoi l’humain doit mourir, ou pourquoi il y a des hommes et des femmes, ou encore pourquoi il y a du mal dans le monde.
Comme de nombreux philosophes médiévaux, Thomas d’Aquin, philosophe aristotélicien, voyait dans la régression à l’infini des causes une preuve de Dieu comme cause du monde : la métaphysique classique a longuement débattu sur cette idée d’une cause ultime qui est sans cause, et donc « cause de soi ». Aristote initiait une telle preuve ; pour lui, c’est comme objet de « désir » que le « premier moteur » meut le monde (même si, à la différence de la pensée chrétienne, ce monde est incréé, éternel, et ne requiert aucune cause pour en expliquer l’avènement), car s’il bougeait pour mouvoir le monde ce mouvement nécessiterait une cause antérieure. On ne l’atteint que par un tel raisonnement, jamais par l’expérience, et c’est pourquoi les philosophes des Lumières à la suite de Hume ou Kant s’éloignèrent de ce type d’inférence.
Le premier moteur ou le Dieu de Thomas, ici, fonctionnent comme les mythes que j’évoquais : il s’agit d’inventer une réponse satisfaisante pour nous à une question « pourquoi ? », alors même que, conformément à la grammaire du pourquoi, aucune réponse adéquate pour nous ne serait possible. Car souvent, s’en tenir aux causes, à des séries de causes parfois accidentellement convergentes vers un événement heureux ou tragique – la défaite de Napoléon à Waterloo, la découverte de la grotte de Lascaux – est frustrant : une suite de hasards ne semble pas une raison « suffisante » à des événements si importants – sans même parler, Graal des théologiens de tout poil, de l’apparition de la vie sur Terre…
Une part de nous-mêmes voudrait que Napoléon ait dû perdre à Waterloo, que la reine Elizabeth ou la CIA ait supprimé Lady Di, de même qu’Achille devait bien mourir d’une flèche décochée dans son talon par Hector son meilleur ennemi, que Frédéric Moreau dans l’Éducation sentimentale sentait bien qu’il devait rencontrer un jour Madame Arnoux, ou, peut-être, Tintin le capitaine Haddock à bord d’un cargo de contrebande. Parler de « destin » des héros ou d’« âme sœur » des romantiques revient ainsi à substituer à des «pourquoi » peu enthousiasmants un « parce que » commensurable à nos aspirations – tout comme l’être éternel nécessaire et parfait répond mieux à « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien? » qu’un long argument montrant que cette question n’a pas de sens parce que la grammaire du pourquoi la proscrit.
J’appellerai « idoles métaphysiques » les idées ou fictions qui remplissent un tel rôle de substitut, supplément, compensation ou gratification. Elles naissent dans les interstices, les vides ou simplement les parages les plus ennuyeux de notre grammaire du pourquoi ; elles habitent non seulement la religion et les mythes, mais aussi la pensée romantique, la littérature, la tragédie, les comédies sentimentales, éventuellement la psychanalyse ou la géopolitique. De Démocrite à Wittgenstein en passant par Kant, Darwin ou Nietzsche, les penseurs malgré leurs divergences les critiquent depuis bien longtemps, mais elles ne cessent de se rappeler à nous. Elles sont, à l’égal des idoles du cinéma, des repères, des phares ou des guides, même si, comme leurs analogues sur celluloïd, elles ne sont jamais « en vrai » ce que nous voyons en elles.
NDLR : Philippe Huneman a publié Pourquoi ? Une question pour découvrir le monde en janvier 2020 aux éditions Autrement.