Art Contemporain

Notre-Dame de France au Creux de l’Enfer – à propos d’une exposition d’Alexis Guillier

Curatrice

Qu’a à nous dire une Vierge féministe ? Au Creux de l’Enfer, Notre-Dame de France crie, dans une mise en scène digne d’un décor de tournage, son histoire d’icône de la réaction conservatrice du XIXe. Jouant avec les codes de la représentation, l’artiste Alexis Guillier donne ici libre cours à des vertiges interprétatifs qui, pour la première fois, font apparaître une Sainte de métal émancipée.

Pour qui aime l’histoire, l’iconographie et les vertiges temporels de l’interprétation, il faut foncer sans tarder au Creux de l’Enfer où l’artiste Alexis Guillier fait apparaître, au sens fort du terme, Notre-Dame de France, dont il revisite le passé dans une veine critique et féministe.

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La voix de la monumentale statue de Marie dressée sur le grand rocher volcanique qui surplombe le Puy-en-Velay depuis 1860 résonne en effet fortement à un peu plus d’une centaine de kilomètres de là, à Thiers, au fond de la Vallée des Usines, dans une ancienne coutellerie elle-même arrimée à la roche où les artisans ont fabriqué, couchés à ras du sol, des lames de couteau depuis l’époque médiévale… Réfugiée en ce lieu au nom prédestiné, le Creux de l’Enfer, la Sainte de métal prend la parole et s’exprime enfin, dans un show où son rôle pour le moins inattendu de guest-star d’une exposition d’art contemporain est aussi jouissif que salutaire.

Alexis Guillier, au terme d’une enquête minutieuse sur la statue du Puy, propose une exposition conçue comme un décor de tournage, avec la présentation centrale d’un film en deux parties occupant chacune un étage du centre d’art contemporain, entouré de quelques objets relatifs à la statue et accentuant l’ambiance cinématographique de l’ensemble. Projetée dans des structures éphémères qui évoquent son socle, la statue, cette sans-voix au corps creux, narre avec un « je » puissant son histoire d’icône de la réaction conservatrice et religieuse du XIXe siècle.

Son monologue en voix off est soutenu et prend corps dans un montage foisonnant de sources iconographiques diverses, mêlant photographies d’archives et documents officiels, portraits et cartes postales, images amateurs et touristiques en ligne, et beaucoup d’extraits de films. Alexis Guillier associe par superposition, sans hiérarchie de genres ni d’époques, l’imagerie locale et religieuse à quelques perles contemporaines glanées par mots-clés en ligne, et des extraits de son panthéon cinématographique personnel, de La Planète des singes à Mary Poppins, en faisant la part belle à la science-fiction. Détails et anecdotes sur le concours de sculpture, l’inauguration en grande pompe, l’histoire des vierges érigées dans des villes concurrentes, ponctuent la première partie du film, dans laquelle la statue égrène sa biographie riche de prouesses techniques, de rivalités permanentes et d’occasions ratées.

Alexis Guillier tisse brillamment les fils entremêlés de la guerre, la religion, l’oppression sociale et domestique, en se focalisant sur un objet de cristallisation culturelle, et ses multiples simulacres.

Voulue bec et ongles par un évêque et un général partageant convictions religieuses et patriotisme va-t-en-guerre, chacun ayant joué sa partie auprès du pouvoir impérial, Notre-Dame de France fut fondue grâce aux canons de la bataille de Sébastopol (1856) et opportunément érigée quand advint dans l’Église le dogme de l’Immaculée Conception (1854). La seconde partie du film, plus militante, approfondit les coins obscurs de ce riche contexte, comme la biographie sanguinaire du général (Pélissier), ou les byzantinismes conceptuels de l’Église, la virginité de Marie par exemple contribuant à justifier un contrôle accru sur le corps des femmes. Alexis Guillier tisse brillamment les fils entremêlés de la guerre, la religion, l’oppression sociale et domestique, en se focalisant sur un objet de cristallisation culturelle, et ses multiples simulacres. « Les choses passent dans le métal » fait-il dire à la statue, lui qui a précédemment consacré un film et plusieurs conférences (Reworks), aux exemples de conversion du métal dans ses fontes et refontes successives (monnaie, statues, munitions etc.), témoignant des revirements de l’histoire.

On aurait tort de penser que l’image n’est là que pour accompagner l’autobiographie critique de la statue pénitente. Elle aussi délivre quelques vérités dans le jeu de ses métamorphoses : la conjonction de l’image d’archives avec une image d’un usage tout à fait autre, par exemple une scène de film romantique ou une blague dans une case de bande dessinée, fait jaillir l’évidence, le ridicule, le pathétique des trames mesquines, des fantasmes de pouvoir ou des passions incontrôlées que la statue suscite. Le montage, qui privilégie les superpositions d’images à un rythme souvent très soutenu, provoque des effets d’apparition, jouant sur la surprise de rapprochements d’images totalement inattendus.

Les vertus théophaniques de la Vierge sont ainsi accentuées par l’irruption soudaine des images, par ces effets de saisissement visuel. Cette analogie « structurelle » entre la vierge et la photographie, passions caractéristiques du XIXe siècle, n’aurait sans doute pas été du goût des adulateurs du nouveau medium, ce qui la rend d’autant plus savoureuse : la vision photographique, née dans la chimie révélatrice des sels d’argent, se développait alors dans les clubs citadins d’amateurs fortunés férus d’art et de science, quand la vision mariale se manifestait, elle, dans la transe de la dévotion religieuse, et se répandait dans les campagnes illettrées, notamment via l’exaltation de très jeunes femmes.

Ce sont bien les dispositifs de vision qui suscitent l’attention de l’artiste (dioramas, panoramas, architectures panoptiques, diffusion d’images saintes et touristiques etc.), lesquels proposent de nouveaux spectacles de la réalité, vecteurs d’idéologies bien corsetées, et last but not least, hautement capitalisables. Ainsi de cette sacrée guerre de Crimée, célébrée dans le corps de métal de la statue érigée mais aussi, parce qu’elle fut la première guerre photographiée, représentée dans un fameux panorama installé sur les Champs-Élysées, plus vrai que nature, ou encore dans un parc d’attraction qui lui fut dédié en banlieue parisienne, dont la ville de Malakoff gardera le nom. De la guerre moderne au spectacle d’animation, les techniques les plus avancées sont souvent au service du plus pur conservatisme des mentalités, et se marchandent sans états d’âme. Les produits dérivés de l’icône mariale sont tout aussi révélateurs, comme en témoignent dans l’exposition trois petites Notre-Dame de France en cristal, faisant originellement fonction de bouchons pour fermer les bouteilles de liqueur de la Prunelle du Puy.

La contre-histoire de Notre-Dame de France que propose le féministe Alexis Guillier met fort à propos en lumière quelques mécanismes de l’oppression patriarcale, dont l’Église et l’État au XIXe revitalisèrent les fondements.

Mais pour en revenir à l’écriture de l’histoire, et sa mobilisation possible comme conjuration du temps présent, rappelons que l’historienne de l’Antiquité Nicole Loraux, dans un fameux texte qui fait l’éloge de l’anachronisme, note que celui-ci s’impose à l’historien quand le présent est le plus efficace moteur de la pulsion de comprendre. Il est clair qu’Alexis Guillier pousse l’anachronisme, texte et image liés, bien au-delà de ce que l’helléniste préconisait pour sa discipline. Son récit à lui se présente comme relevant de la représentation, et l’exposition est pavée d’indices insistant sur sa dimension fictionnelle (horaires de projection, matériaux du décor ne cachant aucun artifice, etc.). L’artiste ne revendique pas un discours scientifique, et sa subjectivité s’affirme nettement dans le lyrisme assez godardien qu’il emploie dans le texte et le ton de sa narratrice, et dans la mise en avant d’une certaine paranoïa, distillée via les extraits de films d’horreur et de science-fiction qui sont nombreux dans ses œuvres.

Néanmoins, si, comme le dit la formule, «le retour vers le passé permet d’éclairer quelques questions présentes[1]», la saga de Notre-Dame de France fait particulièrement écho dans le contexte français actuel, où les droits et libertés de chacun refont l’objet de fortes réactions politiques et militantes, du côté notamment d’une tendance néo-conservatrice empreinte de catholicisme, contrebalancée par des points de rassemblement importants dans l’opinion, par exemple sur le mariage pour tous, ou la vague #metoo. La contre-histoire de Notre-Dame de France que propose le féministe Alexis Guillier met fort à propos en lumière quelques mécanismes de l’oppression patriarcale, dont l’Église et l’État au XIXe revitalisèrent les fondements.

Je ne résiste pas à ces quelques phrases qu’écrit dans son film l’artiste d’aujourd’hui sur la statue d’hier, la qualifiant de « corps trépané et évidé qui correspond au blanc des habits et de la dentelle, au blanc du silence sur l’éducation sexuelle, des connaissances dont on prive les femmes délibérément, le silence d’une société complice. Empêcher la prise en main du corps, qui reste à l’époque le territoire clos des savoirs et des fantasmes masculins, un siècle de prédateurs aux costumes noirs et haut de forme, qui se prosternent devant la vierge mère de plâtre, tournent autour du tulle blanc des danseuses entre deux virées au bordel, ou au musée de cire du boulevard de Sébastopol réservé aux hommes. » Les dernières minutes du film apportent un dernier rebondissement et un changement de cap : elles sont consacrées à un épisode insurrectionnel que vécut la statue en 1975, quand deux militants de gauche la prirent en otage une nuit et déployèrent une grande banderole sur laquelle était inscrite « FRANCO ASSASSIN », avant d’être expulsés et condamnés pour offense à chef d’état étranger (SIC).

« Moi aussi, je criais enfin quelques heures », lance alors Notre-Dame-de-France. Au Creux de l’enfer, portée par un nouveau souffle, son émancipation est en bonne voie.

 

L’exposition « Notre-Dame de France » de Alexis Guillier à Thiers est au Centre d’art contemporain Le Creux de l’enfer, Thiers, jusqu’au 2 février 2020.


[1]. Je cite ici la phrase d’introduction de l’émission « Concordance des Temps » de Jean-Yves Jouannais sur France Culture.

 

Garance Chabert

Curatrice, Critique d'art

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Par

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Notes

[1]. Je cite ici la phrase d’introduction de l’émission « Concordance des Temps » de Jean-Yves Jouannais sur France Culture.