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Après l’alternance, la Grèce face à ses vieux démons

Chercheur en sciences de l'information et communication

Après avoir longtemps été sous les feux de l’actualité, la Grèce ne fait plus la Une des médias. Pourtant, sa situation politique actuelle mérite attention : seul pays de l’Union européenne à avoir connu une crise économique et sociale aussi profonde, la Grèce a constitué le terrain d’expérimentation de l’austérité la plus extrême. Aujourd’hui, après un renouveau politique à gauche à la faveur d’un puissant mouvement social, les vieilles structures de pouvoir sont de retour.

En juillet 2019 la Nouvelle démocratie, formation historique de la droite grecque, a gagné les élections législatives face à Syriza, le parti d’Alexis Tsipras se revendiquant de la « gauche radicale », au pouvoir depuis janvier 2015. Le chef de la droite, Kyriakos Mitsotakis, a accédé au poste de premier ministre disposant d’une majorité absolue, lui permettant d’appliquer son programme sans accrocs.

Cette victoire est en grande partie le fruit des faiblesses du gouvernement de Tsipras. Nombreux ont été ses renoncements et compromissions, à commencer par son acceptation des dictats des créanciers et la mise en œuvre d’un programme d’austérité et de privatisations ; sa gestion catastrophique de la crise migratoire ; son alliance avec des nationalistes et des transfuges du PASOK ; son populisme inconséquent, etc.

Néanmoins, avec l’arrivée au pouvoir de Syriza en 2015, suite aux mouvement des Indignés, il y a eu des avancées, même timides, en faveur de la justice sociale, contre la corruption, la xénophobie et le nationalisme qui dominaient la politique grecque jusqu’à lors. La société grecque, qui a connu des excès dramatiques de violence pendant la crise, a été relativement pacifiée sous Tsirpas. Sa gestion prudente de la police, qui avait violemment réprimé les protestations contre la Troïka entre 2010 et 2014, a réduit les tensions et les conflits entre les forces de l’ordre et les acteurs du mouvement social.

Les initiatives concrètes en faveur des groupes marginalisés – réfugiés et immigrés mais aussi Roms et communauté LGBT – (équivalent du PACS, couverture médicale universelle, reconnaissance des transsexuels) ont rassuré ces populations fragilisées par le racisme institutionnalisé et par les attaques sanglantes subies par des militants néo-fascistes, auparavant tolérées voir encouragées par l’État.

Enfin, l’accord signé par Tsipras et son homologue de la Macédoine du Nord, pays limitrophe de la Grèce, a mis fin à un différend de trente ans, exploité par la propagande nationaliste de deux côtés de la frontière.

Or, sur tous ces plans, l’arrivée de la droite de Kyriakos Mitsotakis a marqué une régression, et a confronté la Grèce à ses vieux démons. En effet, le nouveau gouvernement se caractérise par ce mélange idéologique qui, de Viktor Orban à Donald Trump, est propre à la droite extrême contemporaine : néolibéralisme d’inspiration thatchérienne en matière économique ; nationalisme et conservatisme rance en matière culturelle et sociétale – teintés d’obscurantisme orthodoxe dans le cas de la Grèce ; affairisme et népotisme ; et, enfin, autoritarisme pour faire passer le tout.

Les vieilles structures de pouvoir ressuscitées

Malgré ses airs de cadre dynamique, mettant sans cesse en valeur ses études aux États-Unis et sa carrière de banquier, Kyriakos Mitsotakis est l’héritier d’une véritable dynastie politique. Fils de l’ancien premier ministre Constantin Mitsotakis, frère de l’ancienne ministre des Affaires étrangères Dora Bakoyanni et oncle de l’actuel maire d’Athènes, le nouveau premier ministre est un pur produit de cette tradition népotiste, constitutive de la vie politique grecque.

La famille élargie du premier ministre est ainsi au centre d’un enchevêtrement complexe d’intérêts politiques et économiques, entretenus traditionnellement par des liens de parenté. C’est ainsi que sa sœur Dora Bakoyanni est la marraine du fils d’un homme d’affaires puissant et controversé, Vangelis Marinakis, l’un des principaux soutiens de la Nouvelle démocratie.

Issu d’une famille d’armateurs, ce dernier est le propriétaire de l’équipe de football la plus populaire du pays, l’Olympiakos, et contrôle l’un des principaux groupes de médias grecs, comptant plusieurs journaux, radios et chaînes de télévision. Il est également conseiller municipal du grand port du Pirée dont le maire est un de ses anciens employés. Connu pour ses méthodes quasi-mafieuses, Marinakis est mis en examen dans plusieurs affaires, dont l’une impliquant le trafic international de deux tonnes d’héroïne, et plusieurs assassinats non-élucidés.

Sous ses oripeaux de rénovateur, Kyriakos Mitsotakis, ainsi que nombre de ses proches, est par ailleurs au cœur de nombreuses affaires de corruption impliquant des grandes multinationales, comme Siemens et Novartis qui ont distribué des pots de vin aux politiques grecs pendant des années. Son neveu et directeur de cabinet du premier ministre, Grigoris Dimitriadis, était le conseiller juridique du groupe Energa, à l’origine de l’un des plus grands scandales financiers de ces dernières années.

Depuis son arrivée au pouvoir, la droite de Mitsotakis fait tout pour étouffer les enquêtes en cours et pour régler ses dettes envers ceux qui l’ont aidée à gagner. Le nouveau gouvernement a ainsi sapé les autorités administratives indépendantes, comme la Commission de la concurrence, ainsi que les commissions d’enquête parlementaires en charge d’investigations à l’encontre de ses alliés.

Il a également approuvé le dégel des avoirs des personnes mises en examen, ce qui permettra à une vingtaine d’hommes d’affaires de récupérer quelques 1,2 milliards d’euros en provenance d’activités illicites.

En plus de ses relations avec les oligarques grecs, le parti de Mitsotakis dispose par ailleurs d’un réseau clientéliste étalé sur tout le territoire, qu’il entretient par le biais de faveurs diverses comme l’attribution de postes dans l’administration. C’est ainsi qu’il a pu nommer à la tête des hôpitaux publics du pays des personnes sans aucune expérience dans le management, ni dans la santé (avocats, professeurs et militaires à la retraite et même un candidat malheureux aux législatives, de quatre-vingts ans), avant de se rétracter.

Deux membres du gouvernement et plusieurs directeurs d’établissements publics et d’administrations ont d’ailleurs été épinglés pour des faux diplômes ou des CV qui se sont avérés fantaisistes. D’autres ont été critiqués pour avoir tenu des propos racistes et homophobes sur les réseaux sociaux.

Un néolibéralisme chauvin et autoritaire

Mais l’aspect le plus dangereux de ce gouvernement est son accointance avec les idées de l’extrême droite et sa tolérance envers les pires abus policiers, une combinaison qui dans l’inconscient politique des Grecs renvoie à l’époque de la dictature des Colonels. La proximité de ce gouvernement avec l’extrême droite se manifeste notamment par la présence en son sein de politiques issus du parti nationaliste LAOS (Alerte populaire orthodoxe).

Trois d’entre eux sont aujourd’hui ministres ou porte-paroles très en vue du gouvernement. Le premier est le ministre de la Croissance, Adonis Georgiadis, un ancien télévendeur qui a longtemps promu des livres nationalistes sur des chaînes de télévision de seconde zone.

Georgiadis a fait son mea culpa pour avoir vendu des livres au contenu manifestement antisémite et révisionniste. Mais il demeure un conservateur très à droite dont les relents xénophobes, notamment contre les réfugiés, sont fréquents. Grand opportuniste, Georgiadis s’est converti d’opposant à la Troïka au début des années 2010 en supporteur acharné des contre-réformes néolibérales dont il n’hésite pas à faire la promotion de manière extrêmement crue (l’une de ses phrases fétiches étant « qui ne s’adapte meurt »).

Le deuxième personnage sulfureux de ce gouvernement est son ministre de l’Agriculture Makis Voridis. Issu comme Georgiadis du LAOS, Voridis a néanmoins derrière lui toute une carrière dans les franges fascisantes de l’extrême droite grecque. Il a été militant violent dans sa jeunesse avant de prendre la tête d’EPEN, le parti des nostalgiques de la junte des Colonels, au milieu des années 80. Il a succédé à ce poste à Nikos Michaloliakos, l’actuel leader du parti nazi Aube dorée. Depuis cette période, Makis Voridis entretient de très bons rapports avec Jean-Marie Le Pen, qui été même témoin de son mariage. Le troisième personnage en provenance de LAOS est l’avocat Thanos Plevris, désormais député de la Nouvelle démocratie. Il est le fils du « pape » de l’extrême droite grecque Constantin Plevris, collaborateur de la junte, plusieurs fois condamné pour des propos négationnistes et racistes.

Ce trio infernal occupe une position-clé au sein de la direction de la Nouvelle démocratie depuis l’élection à la tête du parti de Kyriakos Mitsotakis en 2015. Ce dernier, candidat néolibéral assumé, s’est allié à la frange d’extrême droite du parti contre son adversaire issu de la droite populaire-sociale.

Les représentants de l’extrême droite au sein de la Nouvelle démocratie ont pu ainsi imposer leur agenda aux côtés des thèmes traditionnels de Mitsotakis (privatisations, diminution du nombre des fonctionnaires, dérégulation du marché du travail etc.). On peut même considérer qu’il y une complémentarité parfaite entre les deux : les obsessions identitaires et sécuritaires des premiers servent de paravent pour cacher le fond antisocial des politiques néolibérales du second.

C’est ce qui explique la multiplication d’initiatives discutables comme les festivités consacrées à l’anniversaire de 2 5000 ans de la bataille de Thermopyles, représentée dans le film 300 de Zack Snyder, qui a vu les Grecs faire face aux envahisseurs Perses. D’aucuns n’ont pas hésité à faire le parallèle avec « le nouvel envahissement de la Grèce par l’Est » du aux migrants.

Pour couronner le tout, la présidence du comité de la commémoration a été attribuée à Agapi Vardinogianni, l’épouse de l’homme d’affaires le plus riche du pays. Même logique derrière l’instauration officielle de la « Journée de l’Enfant Pas Né », sur demande de L’Eglise orthodoxe, qui aura lieu désormais chaque premier dimanche après Noël. Si le droit à l’avortement n’est pas ouvertement remis en cause, cette journée constitue bien une victoire des milieux religieux et ultraconservateurs.

Toutes ces initiatives visant à flatter les réflexes nationalistes et xénophobes de l’électorat sont sans cesse promues par les médias. Ces derniers reprennent également le discours anxiogène du gouvernement sur le risque supposé de conflit militaire avec la Turquie d’Erdogan et la menace pour les valeurs chrétiennes que représente le « déferlement » des vagues d’immigrés musulmans.

L’objectif étant évidemment de faire oublier à l’opinion les mesures d’inspirations néolibérales, en matière de politique économique, qui creusent les inégalités dans un pays qui récupère à peine.

L’opération de diversion contre le quartier alternatif d’Exarcheia

Cette stratégie de diversion explique aussi le déchaînement de violence policière qui a lieu depuis plusieurs mois dans le quartier d’Exarcheia, traditionnellement le centre de la contestation sociale dans Athènes. La présence policière y est permanente et s’apparente souvent à du harcèlement.

On ne compte plus les personnes humiliées par la police lors des contrôles injustifiés, obligées de se dévêtir en pleine rue, retenues sans raison, rouées de coups et même menacées de mort ou de viol.

Des nombreux dérapages ont eu lieu également pendant la campagne annoncée avec trompe par le ministre de la Protection du citoyen, Michalis Chrysochoidis, ancien membre du PASOK, contre les squats et immeubles occupés par des militants de la gauche radicale, des anarchistes et des migrants.

Les évacuations ont été mises en scène pour la télévision afin de montrer que le ministre « à poigne » fait face à « l’anomie » qui règne dans Exarcheia. Néanmoins, il s’est avéré que le gouvernement n’était pas préparé aux conséquences de ces expulsions : les familles de réfugiés logées dans des immeubles occupés au centre d’Athènes, qui y avaient construit toute une vie sociale, se sont retrouvées du jour au lendemain dans des camps isolés aux conditions exécrables.

Cette stratégie « musclée » a fini par se retourner contre le gouvernement quand, au moment de l’évacuation d’un immeuble occupé dans le quartier de Koukaki, les forces spéciales sont rentrées par effraction dans une maison mitoyenne, sans mandat, et ont maltraité et arrêté les habitants. Il s’est trouvé que cette famille est celle d’un réalisateur connu, Dimitris Indares, et que les abus de la police ont été filmés par les voisins et diffusés sur les réseaux sociaux.

Ce ratage a mis une fin provisoire à la campagne d’expulsions, mais n’a pas provoqué la moindre démission au sein de la police.

Des médias sous influence

Le gouvernement de Kyriakos Mitsotakis profite pour imposer sa politique de la bienveillance des médias privés et publics. Les grands quotidiens (Ta Nea, To Vima, Kathimerini) et les chaînes de télévision de diffusion nationale, très influentes, appartiennent à des oligarques proches de la droite ou, du moins, soucieux de leurs bonnes relations avec le pouvoir.

La radiotélévision publique, ERT, a été transformée également en un organe de propagande au service du gouvernement après une purge de tous les journalistes sympathisants de la gauche ou critiques du clan Mitsotakis. Le directeur actuel d’ERT, Constantin Zoulas, occupait précédemment le poste du directeur de la communication de la Nouvelle démocratie. L’agence de presse publique AMNA quant à elle a été directement mise sous le contrôle du cabinet du premier ministre.

Restent deux quotidiens populaires engagés à gauche, Efsyn et Documento, une chaîne de télévision locale, Kontra Channel, et quelques sites journalistiques indépendants comme The Press Project pour exercer une opposition médiatique au gouvernement. Mais le moyen le plus efficace pour surveiller les dérapages de la police et pour épingler les nombreux écarts du pouvoir reste internet et les réseaux sociaux.

D’ailleurs, c’est de là que sont partis les premiers appels à manifester contre l’autoritarisme du gouvernement. Lentement mais sûrement une lame de fond d’opposition contre cette accumulation d’abus de pouvoir et de délires mégalomaniaques se constitue. Combinée au mécontentement des travailleurs envers la politique économique mise en œuvre, elle pourrait fédérer une opposition populaire significative. Mais on n’y est pas encore…


Nikos Smyrnaios

Chercheur en sciences de l'information et communication, professeur à l'IUT A de l'Université Toulouse 3, membre du LERASS